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Introduction

Les politiques de professionnalisation affectent fortement le travail des enseignants (Jellab, 2017), donc elles peuvent rendre compte des évolutions induites par les prescriptions institutionnelles sur une profession, car « la professionnalisation domine le discours réformiste international à propos de l’enseignement » (Tardif, 2013, p.1). De ces politiques dépendent par exemple la reconnaissance, la valorisation symbolique et pécuniaire, les déroulements de carrières, les niveaux de recrutement, les formations accompagnant l’entrée dans le métier. Pourtant, analyser les effets des politiques de professionnalisation sur une profession à l’échelle nationale d’un système éducatif reste peu courant. En effet, « le champ international de la recherche sur les connaissances des enseignants connaît aujourd’hui une certaine stagnation scientifique » (Tardif, 2013, p.57), alors même que les nouvelles formes de management public qui en découlent se répandent et entraînent de nombreuses contestations. Comment l’histoire de la professionnalisation des enseignants peut-elle éclairer les enjeux actuels du système éducatif agricole ? Dès lors, une analyse systématique et historique peut contribuer à la compréhension de l’état de la profession enseignante au regard des enjeux actuels présents dans les priorités affichées du ministère de l’Agriculture, par exemple autour de l’environnement.

Cet article, à dominante empirique, vise à documenter précisément la chronologie du déploiement des politiques de professionnalisation au sein d’un contexte particulier. Ce contexte est celui du système de l’enseignement agricole français (désormais EAF), un système à taille réduite regroupant un peu plus de 200 établissements publics (et près de 600 établissements privés), qui est partie prenante de la mission éducative de l’État et qui est placé sous la tutelle du Ministère responsable de l’agriculture. Un paragraphe sera consacré à sa présentation, mais indiquons d’emblée qu’au sein de ses établissements, il propose des formations à dominantes professionnelles, selon trois modalités : formation initiale (lycée), formation par alternance (CFA[1]) et formation d’adultes (CFPPA[2]). La spécificité de ce système d’enseignement offre un site d’analyse original pour interroger les politiques de professionnalisation de par sa dialectique entre proximité et distance avec l’éducation nationale.

L’objectif de l’article est de proposer une archéologie de ces politiques, c’est-à-dire de mettre au jour des périodes et une chronologie de leur déploiement au sein de l’EAF. Pour ce faire, une grille d’analyse a été élaborée et mobilisée sur un corpus original, composé de textes en 3 volets : les textes de loi, les schémas prévisionnels et les circulaires et décrets. Les politiques de professionnalisation au sein de l’EAF n’ont guère été étudiées et il nous a paru pertinent de commencer par le discours officiel et institutionnel qui porte et impulse ces politiques. Bien sûr, cette recherche n’est qu’une première étape qui se prolongera jusqu’aux conséquences de ces politiques sur le travail des enseignants.

Cette analyse permet de dégager trois périodes, correspondant approximativement à une décennie, qui sont développées et discutées dans la seconde partie du texte.

Problématisation : archéologie de la professionnalisation des enseignants

Après avoir rappelé les traits principaux des politiques de professionnalisation, nous précisons le projet de l’article à partir des questions de recherche soulevées (la proposition d’une archéologie de ces politiques au niveau de l’EAF) puis présentons le cadre d’analyse permettant de les investir.

Les politiques de professionnalisation

La professionnalisation du secteur de l’enseignement étant largement étudiée à l’échelle internationale depuis au moins trois décennies (Marcel, J.-F., Tardif, M. et Piot, T., 2021), ce texte privilégie l’angle, moins exploré, des politiques de professionnalisation.

Rappelons brièvement que ces politiques visent à faire des enseignants des « professionnels de l’enseignement ». Si la professionnalisation est à la fois « une intention de mise en mouvement des systèmes de travail par la proposition de dispositifs particuliers et une transaction entre l’individu et l’organisation » (Wittorski, 2008), elle renvoie également, comme l’a précisé Bourdoncle (2000), au concept de développement professionnel des enseignants. Néanmoins, la professionnalisation, selon Bourdoncle (2000), peut être caractérisée selon cinq objets auxquels est associé un sens spécifique ; parler de professionnalisation d’une activité implique que celle-ci soit enseignée à l’université pour sa formation professionnelle ; que soit créée une association professionnelle garante d’une déontologie, de codes et de normes ; que des savoirs professionnels abstraits, organisés et validés en fonction de critères d’efficacité et de légitimité soient constitutifs ; qu’il existe une dynamique de socialisation professionnelle, c’est-à-dire un dispositif d’acquisition de savoirs professionnels en situation réelle et de construction d’une identité professionnelle.

Ces politiques apparaissent d’inspiration néolibérale, même si cette filiation est souvent évacuée de la rhétorique dominante qui privilégie des thèmes fédérateurs (comme « la réussite », « la confiance » ou « la bienveillance »). L’enseignement y est pensé sous le prisme premier de sa rentabilité, ce qui se traduit par une réduction des coûts et une focalisation sur son efficacité, en particulier en matière de résultats des élèves. Cette efficacité induit un développement des procédures de contrôle et d’évaluation de tout ordre (des élèves, des enseignants, des établissements, voire des pays avec les évaluations internationales). Dans cette logique, sur la base d’orientations marquées (objectifs contraints, préconisations de bonnes pratiques, contrôle des résultats, etc.), elles reposent sur une autonomie importante du niveau local (des enseignants professionnels, du travail collectif, des établissements innovants), à qui il incombe de prendre des initiatives pour améliorer son efficacité.

Nous étudions ces politiques à l’échelle d’un système éducatif, celui de l’enseignement agricole français. Il participe à la mission d’éducation, mais est sous la tutelle du Ministère responsable de l’agriculture. Ainsi, même s’il s’inscrit en cohérence avec les grandes lignes des politiques de la « grande soeur », l’Éducation nationale, il n’en préserve pas moins quelques spécificités qui rendent leur analyse particulièrement intéressante.

Éléments pour une archéologie

Cette analyse relève d’une archéologie, entendue ici au sens foucaldien du terme, c’est-à-dire comme une science des origines ou plus précisément comme un discours sur les origines (Foucault, 1966). À travers les textes institutionnels qui les impulsent, il s’agit de mettre au jour les grandes périodes qui ont structuré les politiques de professionnalisation, depuis les années 1980, au sein du système de l’enseignement agricole public en France.

Cette recherche, même si elle s’en distingue sur le volet méthodologique, s’inscrit dans le prolongement des travaux de Tardif, Morales Perlaza et Lessard (à paraître) qui proposent une genèse sociohistorique des politiques de professionnalisation des enseignants depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Au-delà des variations nationales et locales, ils visent à « identifier des tendances relativement communes dans l’évolution de la profession enseignante et de sa formation dans les sociétés occidentales, plus particulièrement en Amérique du Nord et en Europe de l’Ouest ». Cela leur permet de distinguer trois périodes :

1945-1975 : à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, les États instaurent des politiques éducatives fortes, développent la formation des maîtres et contribuent à structurer le corps enseignant.

1975 à 1990 : c’est dans le milieu des années 1970 que le mouvement international de professionnalisation de l’enseignement connaît ses premières amorces, encore timides et disparates de 1990 à nos jours : dès les années 1990, les lignes forces de la professionnalisation structurent l’ensemble des politiques d’éducation du monde occidental.

En revanche, la montée en puissance des politiques de professionnalisation n’est pas corrélée avec la professionnalisation des enseignants. De nombreuses analyses (Maroy et Cattonar, 2002 ; Champy, 2018) repèrent même des processus de déprofessionnalisation, en lien direct avec la mise en oeuvre de ses politiques, fortement inspirée du New Public Management. D’ailleurs, les auteurs concluent en soulignant « le faible poids politique du personnel enseignant face aux politiques des États le concernant ». Même si le mouvement de professionnalisation est ancien dans le monde anglo-saxon, on constate que, depuis les années 1980, il a été largement investi et en quelque sorte détourné par les autorités politiques et académiques, sans que les enseignants puissent réellement s’y opposer, autrement qu’à travers les luttes traditionnelles du syndicalisme, lui-même fortement en déclin. Au bout du compte, la professionnalisation semble se doubler aujourd’hui d’un processus de déprofessionnalisation des enseignants.

Notre analyse porte sur la dernière période (à partir des années 1990), et ce, même si nous prenons en compte quelques textes des années 1980.

Le cadre d’analyse

Notre analyse est fondée sur la caractérisation des politiques de professionnalisation proposée par Tardif (2013). Nous la reprenons ici très brièvement :

  • l’universitarisation de la formation des enseignants, en lien avec la recherche et la mobilisation de ses résultats, et la valorisation de la réflexivité ;

  • leur reconnaissance sociale (image et prestige) et leur valorisation en matière de statut et de salaire[3] ;

  • leur éthique professionnelle, relative aux élèves et à leurs apprentissages ;

  • leur autonomie professionnelle accrue, tant pour la classe que pour l’établissement et le corollaire en matière de responsabilité professionnelle (et de reddition de comptes) ;

  • leur pouvoir de contrôle plus important sur leurs activités professionnelles et celles de leurs pairs (dans la logique d’un ordre[4] professionnel).

Ces 5 caractéristiques sont complétées par deux dérives fréquentes, importantes et génératrices de formes de « déprofessionnalisation » :

  • la dégradation de la condition enseignante, en particulier l’intensification du travail (inflation de nouvelles tâches et de nouvelles procédures) ;

  • une mise sous contrôle de l’autonomie au nom de l’efficacité.

Cette proposition de caractérisation sert de base aux choix méthodologiques présentés plus avant. Il s’agit donc, à partir de ce cadre d’analyse, d’instruire les questions de recherches suivantes :

Comment le cadre législatif modèle-t-il la professionnalisation des enseignants de l’enseignement agricole ?

Quelles formes de reconnaissances ou de dégradations sociales génère le processus de professionnalisation ?

En quoi les politiques de formation, et notamment l’universitarisation, renforcent-elles ce mouvement de professionnalisation ?

Comment les politiques éducatives contribuent-elles à structurer le corps enseignant ?

Contextualisation : l’enseignement agricole français

Au préalable, il est nécessaire de présenter le système de l’EAF. En raison de sa dimension et, au-delà de quelques études historiques[5], il est assez mal connu. Il présente de plus un certain nombre de particularités qui structurent le contexte au sein duquel sont déployées les politiques de professionnalisation étudiées.

Présentation du système

L’histoire de l’EAF débute le 3 octobre 1848 avec le décret de création des écoles d’agriculture organisant l’enseignement professionnel de l’agriculture. La loi d’orientation du 2 août 1960 confirme la tutelle du Ministère de l’Agriculture et en fixe les principes : l’EAF doit s’adapter en permanence aux besoins de l’économie agricole, à la complexité croissante des processus de production et à l’accélération du progrès technique qui requièrent de plus en plus de connaissances et d’habiletés. Ses missions sont de donner aux élèves une formation professionnelle, visant une qualification et une spécialisation pour de futurs agriculteurs, techniciens et cadres de l’agriculture, associée à une formation générale. Il s’agit de préparer pour la profession agricole, les professions connexes et l’administration de l’agriculture des exploitants hautement qualifiés, des cadres supérieurs, des chercheurs, des économistes, des ingénieurs, des professeurs et des vétérinaires.

Cette loi de 1960 est considérée comme l’acte de naissance de l’EAF, mais c’est la loi d’orientation agricole du 9 juillet 1984 qui engage une réelle rénovation du système en instaurant l’autonomie pédagogique des établissements, le projet d’établissement et l’organisation modulaire des enseignements (Marcel, 2006).

L’EAF constitue une composante spécifique du service public d’éducation et de formation et pose deux finalités : assurer la formation des jeunes agriculteurs et « transformer les jeunes en futurs citoyens conscients des enjeux du monde… et faire chausser aux paysans les sabots de la république[6] » (Leblanc, 2020). Il est un système d’éducation « parallèle » à celui de l’Éducation nationale et regroupe l’enseignement technique (jusqu’au baccalauréat) et l’enseignement supérieur.

Il offre la particularité d’être organisé à l’échelle nationale et régionale. À l’échelle nationale, le ministère comprend une direction générale de l’enseignement et de la recherche (DGER) qui exerce les compétences relatives à la formation initiale et continue, à la recherche, à la politique d’innovation et au développement. À l’échelle régionale, les directions régionales relaient l’action de l’administration centrale, que ce soit en matière d’ouvertures de filières, de gestion des heures d’enseignement ou encore d’adaptations régionales dans les orientations des établissements. Le ministère compte près de 36 000 agents dont la moitié exerce dans le secteur de l’enseignement et de la formation agricoles. Il s’agit de l’équivalent du rectorat dans les régions : la Direction Régionale de l’Alimentation de l’Agriculture et de la Forêt (DRAAF) et le Service Régional de la Formation et du Développement (SRFD) sont les services techniques responsables de l’enseignement agricole.

L’enseignement agricole est composé de 807 Établissements Publics Locaux d’Enseignement et de Formation Professionnelle Agricole, EPLEFPA, dont 216 publics et 591 privés, qui regroupent plusieurs centres :

  • un ou plusieurs lycées d’enseignement général et technologique agricole (LEGTA), ou lycées d’enseignement général, technologique et professionnel agricole (LEGTPA) ou lycées professionnels agricoles (LPA) ;

  • un ou plusieurs Centres de Formation Professionnelle et de Promotion Agricoles (410 CFPPA dont 154 publics et 256 privés), et/ou des centres de formation d’apprentis (136 CFA, 94 publics et 42 privés) ;

  • un ou plusieurs ateliers technologiques (35) ou exploitations agricoles (192) à vocation pédagogique qui assurent l’adaptation et la formation aux réalités pratiques, techniques et économiques, et qui contribuent à la démonstration, à l’expérimentation et à la diffusion des techniques nouvelles.

Ces établissements sont dotés de la personnalité civile et de l’autonomie administrative et financière. Ils peuvent être implantés sur plusieurs sites si la nature ou l’importance des activités le justifient. Chaque centre de formation dispose d’une autonomie pédagogique et éducative.

Le système en quelques chiffres

Sur la base de sources du Ministère[7], nous esquissons un bref panorama de l’EAF aujourd’hui. Il accueille 138 263 élèves, dont 46 % de filles et 54 % de garçons, 35 086 apprentis, 35 278 étudiants et 15,9 M d’heures stagiaires, c’est-à-dire d’heures de formation pour des adultes en formation continue (CFPPA), le tout pour 87,2 % de réussite aux examens, et un taux d’insertion professionnelle de 82 % pour les baccalauréats professionnels et de 90 % pour les BTSA. L’enseignement agricole compte par ailleurs 19 écoles d’enseignement supérieur qui forment des ingénieurs, des paysagistes, des vétérinaires et des enseignants. Les formations dispensées dans l’enseignement agricole sont reprises dans le schéma (figure 1) suivant :

Figure 1

Schéma des cursus de formation de l’enseignement agricole

Schéma des cursus de formation de l’enseignement agricole

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16 000 agents travaillent dans l’enseignement agricole. Six emplois sur dix sont exercés dans les EPLEFPA, trois sur dix dans les établissements privés d’enseignement agricole et un sur dix dans les établissements publics d’enseignement supérieur agronomique, vétérinaire et de paysage. En outre, cinq cents personnes environ concourent à la gestion de l’enseignement agricole en administration centrale ou dans les services régionaux du ministère de l’Agriculture. 70 % des agents du ministère de l’Agriculture sont des enseignants[8]. C’est dans ce contexte particulier qu’est étudiée, ici, la mise en oeuvre et en place des politiques de professionnalisation.

Méthodologie

Notre choix est de faire porter l’analyse sur des textes officiels, la trace écrite publique des politiques de professionnalisation du système de l’EAF. C’est le point de départ d’un travail plus large qui se déploiera par la suite jusqu’aux traces de ces politiques sur le plan du travail des acteurs du système, principalement celui des enseignants et des responsables d’établissements. Nous avons retenu 3 types de textes se différenciant par l’empan de leur légitimité (textes de loi, schémas nationaux des formations, décrets et circulaires) en lien avec leur émetteur et par leur degré d’opérationnalité au regard du travail enseignant.

En effet, ces textes sont témoins de la mise en place et du développement de l’enseignement agricole, ils sont rassemblés dans le code rural et de la pêche maritime qui est le code juridique en vigueur, élaboré par étapes à partir de 1980, et qui devient le code rural et de la pêche maritime en 2010[9]. On y trouve les lois (bloc de la légalité) et les règlements (bloc réglementaire). La loi est votée par le parlement (assemblée nationale et sénat), promulguée et publiée au Journal Officiel. La loi se situe au-dessus des décrets et des arrêtés dans la hiérarchie des textes. Le décret est un acte réglementaire décrété par le gouvernement, sans consultation du parlement (assemblée nationale et sénat), signé soit du Président de la République, soit du Premier Ministre. Les décrets sont souvent pris en application d’une loi qu’ils précisent. Ils peuvent être complétés par des arrêtés ministériels. L’arrêté est une décision administrative à portée générale ou individuelle (spécifique à une activité ou à une zone géographique). Les arrêtés peuvent être pris par les ministres (arrêtés ministériels ou interministériels), les préfets (arrêtés préfectoraux) ou les maires (arrêtés municipaux). La circulaire se situe tout en bas de la hiérarchie et n’a pas, en principe, de valeur réglementaire : elle ne fait que préciser comment doivent être appliqués les textes. C’est une instruction de service écrite adressée par une autorité supérieure à des agents subordonnés, en vertu de son pouvoir hiérarchique, dépourvue de force obligatoire.

Une analyse thématique de contenu

Les textes analysés, dont le corpus est détaillé en suivant, sont soumis à une analyse thématique de contenu comportant trois étapes. La première collecte systématiquement les extraits relevant des catégories préétablies à partir du cadre développé par Tardif (2013). Elle alimente le tableau suivant :

Tableau 1

Grille d’analyse des textes

Grille d’analyse des textes

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La deuxième étape part de l’ensemble des extraits des catégories principales pour, de manière inductive, mettre au jour des sous-catégories d’analyse. Elle se clôture, pour chacune, par la sélection d’extraits significatifs (mobilisés ensuite dans la description) basée sur le degré de condensation des informations de ces extraits.

La troisième étape est celle de la mise au jour de caractéristiques communes de ses différents niveaux de catégories à la fois au niveau des 3 sous-corpus et en respectant une dimension chronologique. Ces caractéristiques permettent de dévoiler 3 périodes constitutives de l’archéologie des politiques de professionnalisation pour l’EAF.

La constitution du corpus

Le corpus est constitué de 3 sous-corpus correspondant chacun à des statuts de textes différents, comme précisé précédemment. Ainsi, nous avons :

  • Les textes de lois, édictés par le pouvoir législatif (figure 2)

Figure 2

Chronologie des textes de lois, édictés par le pouvoir législatif – sous-corpus 1

Chronologie des textes de lois, édictés par le pouvoir législatif – sous-corpus 1

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  • Les 6 « Schémas Nationaux Prévisionnels des formations de l’enseignement agricole » (qui n’existaient pas avant 1991) émanant du Ministère responsable de l’agriculture (figure 3) :

Figure 3

Chronologie des schémas nationaux prévisionnels des formations de l’enseignement agricole – sous-corpus 2

Chronologie des schémas nationaux prévisionnels des formations de l’enseignement agricole – sous-corpus 2

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  • Les décrets et circulaires émanant de la Direction Générale de l’Enseignement et de la Recherche (DGER) de ce Ministère (figure 4) :

Figure 4

Chronologie des décrets et circulaires émanant de la Direction Générale de l’Enseignement et de la Recherche – sous-corpus 3

Chronologie des décrets et circulaires émanant de la Direction Générale de l’Enseignement et de la Recherche – sous-corpus 3

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L’analyse thématique de l’ensemble de ce corpus permet la mise au jour de 3 périodes jalonnant l’archéologie des politiques de professionnalisation de l’EAF, périodes développées dans les lignes suivantes.

La décentralisation au niveau du système (1980-1990)

Les lois de décentralisation au sein de l’EAF

Il s’agit ici de la traduction, au niveau de l’EAF, des politiques de décentralisation et de déconcentration initiées avec l’arrivée de la gauche au pouvoir (1981). Les premiers éléments en matière de rénovation et d’organisation des établissements (1984-1985) rendent compte d’une nouvelle répartition de compétences entre le niveau national et le niveau local.

Tableau 2

Analyse de la période des politiques de décentralisation (1980-1990)

Analyse de la période des politiques de décentralisation (1980-1990)

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L’émergence de l’établissement

D’une part, rappelons le poids de l’histoire de l’EAF, qui s’est construit dans le prolongement de l’éducation populaire, sur un terreau militant particulièrement fort, ce qui peut contribuer à expliquer cette prégnance des valeurs (Cros, 2020). D’autre part, remarquons que cette polarisation autour de l’apprenant correspond, certes de manière préparatoire ici, à la caractéristique « éthique professionnelle » des politiques de professionnalisation. Ainsi sont fixées 5 priorités (SPN[10] 91, p. 4) : la lutte contre l’exclusion, la réduction du redoublement, la réduction des inégalités d’accès aux qualifications, la qualité de l’accueil et la réduction des disparités territoriales pour « donner aux jeunes ruraux les mêmes chances de réussite » (SPN 91, p. 9). L’ensemble se formalisera par la proposition « à chaque jeune d’un contrat de réussite » (SPN 91, p. 5) et aura pour conséquence « l’élévation du niveau de formation » (SPN 91, p. 10). Ces fondements sont réaffirmés en 1993 avec l’introduction des notions de « promotion de ceux qu’il accueille » (SPN 93, p. 9) et une priorisation de « l’orientation » (SPN 93, p. 34).

La deuxième caractéristique de ces deux schémas concerne l’émergence de l’établissement, comme maillon local, un échelon particulièrement mis en avant par les politiques de décentralisation et de déconcentration. La marge d’initiative de l’établissement est reconnue, mais corrélée à sa surveillance : « L’autonomie des établissements doit être développée avec son corollaire, l’évaluation de leurs actions » (SPN 91, p. 5). Le projet est mentionné en insistant sur le partenariat local : « La politique de chaque établissement doit s’articuler autour d’un projet élaboré avec l’ensemble des partenaires concernés » (SPN 91, p. 5). Il doit même devenir « un centre de ressources intellectuelles pour son environnement » (SPN 93, p. 21).

Cette émergence de l’établissement s’accompagne d’une spécialisation « en lycées agricoles, horticoles, etc. » (SPN 93, p. 21) et d’une injonction à l’innovation, rhétorique forte de l’EAF qui « exige un effort permanent d’innovation pédagogique » (SPN 93, p. 19). L’innovation se traduit dans les classes par l’installation d’un second élément marquant de la rhétorique ministérielle, l’individualisation : « Pratique d’une pédagogie individualisée et différenciée » (SPN 91, p. 10) ou « Renforcer cette pédagogie différenciée et les parcours individualisés » (SPN 93, p. 22).

Cette amorce d’autonomie de l’établissement est placée sous une forte et double modalité de contrôle, nationale et régionale : « Les établissements devront prendre en considération les objectifs du schéma, articulés sur ceux des schémas régionaux, dans la conduite de leurs projets » (SPN 91, p. 49) ou « [l]es projets pédagogiques sont locaux, mais leur cohérence nationale est renforcée » (SPN 93, p. 23).

Ce contrôle se prolonge par une montée en puissance des dispositifs d’évaluation : « Des indicateurs pertinents et des outils de contrôle des évolutions (entrées, résultats, remplissage, effectifs» (SPN 91, p. 51) ainsi que « l’obligation de se doter au niveau de l’établissement, de critères d’évaluation » (SPN 93, p. 31). Le développement de l’évaluation[11], préparatoire aux politiques de professionnalisation, s’accompagne d’une connotation néolibérale en matière de logique du marché. En effet, ces deux schémas insistent sur « l’adéquation des dispositifs de formation et des besoins économiques » (SPN 91, p. 11) en demandant à l’EAF de « s’adapter qualitativement et quantitativement aux besoins futurs des secteurs » (SPN 93, p. 19).

De manière générale, les préoccupations relatives aux enseignants sont assez peu présentes. Notons toutefois les mentions de « la qualification des maîtres », de leur « formation continue (l’accès au niveau II) », de leur recrutement, ainsi que du projet de « mise en place d’un institut national de formation des maîtres » (SPN 93, p. 31 à 33). L’objectif est le « développement de la capacité individuelle et collective des enseignants et l’encouragement à l’initiative des équipes d’établissement » (SPN 93, p. 22) qui correspond à la potentialité des ressources humaines du niveau local.

La spécification du travail enseignant dans l’EAF

Le travail enseignant est progressivement précisé (1986-1995), notamment au travers de la diminution du nombre de statuts spécifiques des enseignants et des charges horaires que chacun doit assurer ; par exemple, hebdomadairement il est noté « professeur agrégé 15 heures, professeur certifié, professeur d’éducation culturelle (21 heures), et adjoint d’enseignement 18 heures » (Décret du 27 janvier 1986 : obligations de service hebdomadaire des personnels d’enseignement de lycée)[12].

En parallèle, le recrutement des enseignants est légiféré à l’échelle nationale avec « le certificat d’aptitude au professorat de l’enseignement technique agricole » (décret 1987 certificat d’aptitude au professorat de l’enseignement technique agricole). La formation des enseignants (d’un an) est positionnée au niveau licence, désormais requise pour candidater aux concours d’admission (décret 1987 certificat d’aptitude au professorat de l’enseignement technique agricole). Les carrières des enseignants bénéficient d’une structuration plus homogène : « les professeurs de lycée professionnel agricole forment un corps classé dans la catégorie A » (décret 1990 statut particulier des PLPA).

Synthèse : les années 1980, une logique propédeutique

Les années 1980 sont les années de la mise en ordre de l’EAF pour préparer le déploiement à venir des politiques de professionnalisation.

Dans la logique des lois de décentralisation, l’État se déleste d’un certain nombre de prérogatives et les distribue aux niveaux régional et surtout local. Ainsi, l’établissement accède à une autonomie administrative, pédagogique et financière. Il lui est demandé d’assumer cette autonomie au travers d’initiatives regroupées dans l’instrument privilégié qu’est le projet d’établissement. Pour l’EAF, quatre missions spécifiques sont assignées à l’établissement. Corollairement, cette émergence de l’établissement conduit à se préoccuper, plutôt sur le plan administratif des enseignants (niveau de recrutement, harmonisation des statuts) et relativement peu en ce qui concerne les acteurs pédagogiques de l’établissement.

Quatre éléments sont à retenir. Le premier concerne l’importance de l’argumentation axiologique qui fonde ces politiques et qui va bien au-delà de la rhétorique habituelle de la réussite. Il s’explique largement par l’héritage de l’éducation populaire (Cros, 2020) et par la spécificité du public et des territoires concernés par l’EAF (ceux du monde rural) en écho, d’ailleurs, aux 4 missions de l’EAF. Il a pour conséquence de préparer une place privilégiée pour le volet « éthique professionnelle » de la professionnalisation des enseignants. Le deuxième élément est la réactivation de la rhétorique, déjà ancienne, de l’innovation, marqueur identitaire de ce système (Leblanc, 2020). Le troisième élément, spécifique comme les deux premiers à l’AEF, est l’inscription du système dans une logique de marché, une logique de réponse à la demande socioprofessionnelle, une mise en adéquation aux attentes du secteur qui annonce la percée de la logique néolibérale des politiques de professionnalisation.

Enfin, le quatrième élément a déjà largement été repéré, mais est sans doute plus important dans un État français dont la tradition centralisatrice est fort prégnante (souvent qualifiée de jacobine). Il s’agit d’une réticence exacerbée à déléguer au local. Ainsi, l’émergence de l’établissement a pour corollaire une montée des modalités de contrôle de l’exercice de cette autonomie qui apparaît dès cette phase propédeutique.

La professionnalisation de l’établissement (2000-2010)

La deuxième phase de décentralisation

Au début des années 2000, deux lois d’orientation agricole mettent en oeuvre une deuxième phase de décentralisation (tableau 3).

Tableau 3

Analyse de la deuxième période des politiques de décentralisation (2000-2010)

Analyse de la deuxième période des politiques de décentralisation (2000-2010)

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Le renforcement du niveau local

Le rappel des fondements de ces politiques, que nous avions rapproché de la dimension « éthique professionnelle » de la professionnalisation dans la période précédente, se formule (et se banalise un peu) à présent à travers deux objectifs assignés au système de l’EAF. Le premier est la citoyenneté de l’apprenant, dans le prolongement de « l’élève au centre », « la citoyenneté comme valeur cardinale dans l’enseignement agricole » (SPN98, p.35). Elle se décline dans le champ de la représentation avec les « élèves délégués » (SPN98, p. 36) et dans celui de la co-éducation : « elle exige, au sein de la communauté éducative, un partenariat fort avec les familles » (SPN98, p.36).

Le second objectif est l’insertion qui devient une 5e mission assignée au système en se déclinant à trois niveaux, « leur insertion scolaire, sociale et professionnelle » (SPN05, p.10), et en affectant l’organisation des établissements :

Dans le cadre d’une véritable culture commune de l’insertion, l’émergence des projets personnels et professionnels des jeunes et des adultes sera un des objectifs prioritaires de la mission. Des dispositifs spécifiques d’accompagnement des projets des jeunes et des adultes devront être mis en place ».

SPN05, p. 24

Le niveau local de l’établissement est renforcé par des regroupements géographiques, souvent au niveau départemental : « La réduction du nombre d’établissements correspond donc pour une très grande part à des restructurations de l’appareil » (SPN98, p. 22). Le projet d’établissement, rendu obligatoire, est positionné comme l’instrument de son autonomie : « Rappeler à chaque établissement l’obligation et l’intérêt de se doter d’un projet d’établissement élaboré en large concertation et mettant en oeuvre avec toute la synergie nécessaire les missions confiées par la loi à l’enseignement agricole ». (SPN98, p. 45).

La montée du local met également en lumière le contexte de l’établissement, ses territoires. Il s’agit « d’approfondir les partenariats avec l’ensemble des acteurs des territoires dans lesquels ils s’insèrent, du local à l’international » (SPN05, p.26) et « d’augmenter la contribution de l’enseignement agricole à l’animation et au développement des territoires » (SPN05, p. 26).

Cette focalisation sur le local met alors en exergue les collectifs d’enseignants : « Sans l’engagement des équipes pédagogiques, les orientations du schéma perdraient de leur efficacité » (SPN98, p 23-24). Elles deviennent objet de prescription : « Les équipes pédagogiques, (…) verront leur fonctionnement amélioré : l’accent sera mis en particulier sur la coordination, l’organisation et la gestion des activités » (SPN98, p 45).

L’autonomie relative du local reste toutefois placée sous un contrôle strict. Les évaluations se diversifient : « à côté des évaluations-contrôles toujours légitimes et nécessaires, ce type d’évaluation présente un processus d’évaluation-régulation » (SPN98, p. 47) et s’amplifie avec « [l]e développement d’une véritable culture d’évaluation, garante d’une bonne cohérence entre les objectifs, les moyens et les résultats » (SPN05, p. 35). Elles s’ouvrent même à une sorte de logique clientéliste : « Les indicateurs de mesure de la satisfaction des usagers de l’enseignement agricole seront progressivement développés » (SPN05, p. 35) et font l’objet de la création d’une instance spécifique : « L’Observatoire national de l’enseignement agricole (ONEA) a été officiellement installé le 4 décembre 1996, une instance indépendante de réflexion, d’évaluation et de prospective » (SPN98, p. 48).

La préoccupation apparue autour des équipes pédagogiques se prolonge chez les enseignants.

Ainsi, le schéma de 98 souligne que

se dessine une nouvelle professionnalité enseignante, plus riche, associant un haut niveau de connaissances académiques, une compétence affirmée à la gestion de situations multiples et complexes, intégrant capacités didactiques, gestion de l’hétérogénéité, nouvelles technologies de l’information et de la communication, travail au sein d’équipes pédagogiques, prise en compte de la complexité et de l’incertitude, réflexion éthique et sens des valeurs

SPN98, p 38

Le développement des compétences (même si le terme n’est utilisé qu’au singulier[13]), dans un lien assez timide avec l’Université (qui semble réduit à « Renforcer les liaisons entre enseignement technique agricole et enseignement supérieur » (SPN98, p. 39)), s’inscrit dans la logique des politiques de professionnalisation. Il s’agira d’ailleurs, rapidement, de mettre à niveau les enseignants en poste : « la formation continue des enseignants revêt un caractère de particulière nécessité qui doit être reconnu par l’allocation des moyens indispensables à son bon fonctionnement » (SPN98, p 38).

Les prescriptions relatives à la formation et au travail des enseignants

La charge d’activités des enseignants augmente avec notamment deux nouvelles obligations :

  • celle d’une flexibilité géographique : « les professeurs de lycée professionnel agricole qui ne peuvent assurer la totalité de leur service hebdomadaire dans l’établissement public d’enseignement dans lequel ils sont affectés peuvent être amenés à le compléter dans un autre établissement public d’enseignement. En ce cas, le service hebdomadaire des professeurs de lycée professionnel agricole appelés à enseigner dans deux centres situés dans des communes différentes est diminué d’une heure » ;

  • celle d’accepter un supplément de service : « les professeurs de lycée professionnel agricole peuvent être tenus d’effectuer, dans l’intérêt du service, en sus du service hebdomadaire défini ci-dessus, deux heures supplémentaires hebdomadaires » (décret de 2001 modification statut PLPA).

Apparaissent également les premières compétences attendues : « la liste des compétences que les professeurs, professeurs documentalistes et conseillers principaux d’éducation doivent maîtriser pour l’exercice de leur métier est précisée à l’annexe du présent arrêté » (arrêté de 2013 référentiel des compétences professionnelles des métiers du professorat).

Ces prescriptions attestent certes d’un intérêt nouveau pour le travail enseignant, mais également d’une volonté de plus en plus affirmée de le maîtriser. Notons aussi les prémices d’une logique du contrôle de ce travail enseignant au nom de l’efficacité et de l’intérêt du service.

Synthèse : les années 2000, une logique organisationnelle

L’établissement, qui avait émergé comme niveau important lors de la décennie précédente, devient ici le maillon central et c’est à son niveau que vont s’amorcer les politiques de professionnalisation. La spécificité de l’EAF se prolonge, mais s’émancipe légèrement de l’ancrage du fondement axiologique initial, avec la citoyenneté d’abord (assez habituelle) et même avec l’insertion, pourtant érigée en 5e mission. En effet, l’insertion professionnelle fait écho à l’adaptation et l’adéquation du système au secteur professionnel agricole.

En fait, l’établissement est à présent l’objet de l’essentiel des injonctions. Nous retrouvons, dans une forme réaffirmée, le paradoxe de bénéficier de davantage d’autonomie couplée à davantage de contrôle : d’une part, le projet d’établissement voit son champ de coordination investir ses territoires et, d’autre part, les évaluations se diversifient et se multiplient (allant jusqu’à apprécier la satisfaction des usagers).

Le renforcement du projet déplace progressivement les préoccupations vers les formes collectives du travail enseignant. Les équipes pédagogiques sont convoquées pour entreprendre et porter les initiatives locales. Elles participent d’une nouvelle professionnalité enseignante qui, certes, s’ouvre aux modalités collectives, mais qui doit également intégrer un principe de flexibilité, relatif au temps et même à l’espace de travail. Parallèlement, les premières compétences apparaissent et augurent d’un contrôle accru du travail enseignant.

La professionnalisation de l’enseignant (2010-2020)

La formation des enseignants de l’EAF

L’édiction de la loi d’avenir marque un tournant important pour le recrutement et le travail des enseignants avec l’introduction du niveau master et l’universitarisation de la formation.

Tableau 4

Analyse des réformes du recrutement et du travail enseignant à partir de la loi d’avenir pour l’agriculture (2010-2020)

Analyse des réformes du recrutement et du travail enseignant à partir de la loi d’avenir pour l’agriculture (2010-2020)

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Formation et autonomie des enseignants

Les fondements axiologiques des politiques, qui font écho au volet « éthique professionnelle » de la professionnalisation des enseignants, ne sont plus rappelés que timidement : « l’enseignement agricole a vocation à éduquer et former des femmes et des hommes selon une approche globale de la personne, et intègre des dimensions techniques, professionnelles, culturelles, citoyennes, etc. » (SPN16, p. 13). Des priorités sont fixées, « la santé et la sécurité des élèves et des étudiants est un enjeu fondamental » (SPN16, p. 14) et la notion de citoyenneté, apparue lors de la période précédente et relativement consensuelle, se voit définie de manière assez générale : « Le respect de la liberté et de la dignité d’autrui, le rejet du racisme, de la xénophobie et de toutes les discriminations, la connaissance de l’histoire et des principes qui fondent la laïcité » (SPN16, p. 18).

La structuration du système est à présent clarifiée et les dynamiques de décentralisation se sont traduites par le repérage des 3 niveaux de pilotage[14] : « L’enseignement agricole est piloté par une dynamique de projet aux niveaux local, régional et national : projet pédagogique, projet d’établissement, projet régional de l’enseignement agricole, en interaction avec le schéma prévisionnel national des formations » (SPN09, p. 3).

Le niveau local est l’objet de nombreuses attentions : « L’autonomie des établissements s’exerce à travers la construction d’un projet d’établissement, son suivi et l’évaluation de sa mise en oeuvre » (SPN09, p. 23). De plus, en lien avec la rhétorique de l’innovation (« L’innovation pédagogique est une priorité pour l’enseignement agricole, dont elle constitue un marqueur identitaire fort », SPN16, p. 23), des injonctions spécifiques sont rajoutées : « dans ce contexte, le pilotage pédagogique de l’établissement prend une place centrale, dans le respect de l’autonomie pédagogique des enseignants et des prérogatives des différents conseils des établissements » (SPN16, p. 18).

Cette montée en autonomie du local, pourtant renforcée, s’accompagne, ce qui pourrait paraître paradoxal, d’un renforcement du contrôle. Ainsi, est décrétée « Une priorité à l’évaluation » (SPN09, p. 25) dont voici quelques modalités : « au niveau régional, assurer une validation des projets d’établissement » (SPN09, p. 24) ou « aux niveaux national et régional, mettre en place le suivi de cohorte et mesurer l’efficacité scolaire » (SPN09, p. 12). La notion d’efficacité, marqueur des politiques de professionnalisation, devient très présente et il s’agit, par exemple, de « jouer la carte de la mutualisation des projets, des compétences et des moyens pour gagner en efficacité » (SPN09, p. 24).

L’emprise de ce contrôle se traduit en fait par sa multiplication à chacun des niveaux du système : « les établissements disposent d’informations sur les difficultés concrètes de ces territoires et sur les conditions de mise en oeuvre des politiques publiques en direction du monde agricole et rural » (à travers leurs propres exploitations ou des échanges avec les autres agriculteurs). Ces analyses et évaluations sont à transmettre aux DRAAF[15] afin qu’ils puissent les synthétiser et informer régulièrement le Ministre sur leur perception de l’impact des politiques du gouvernement (agriculture, éducation, développement) dans les territoires ruraux et péri-urbains » (SPN16, p. 16).

Une caractéristique importante, dans la logique du renforcement du niveau local, est une attention nouvelle accordée aux enseignants et, d’abord, à leur formation :

Un effort tout particulier doit être porté sur la formation des enseignants de l’enseignement technique, conjuguant haut niveau scientifique et professionnalisation. La mobilisation de l’enseignement supérieur passe par une participation accrue des enseignants-chercheurs à la formation continue des enseignants et des formateurs des établissements.

SPN09, p. 14

L’ancrage dans le supérieur est revendiqué, il correspond à l’universitarisation promue par les politiques de professionnalisation. Le niveau de recrutement est haussé au niveau I du master et la formation continue est plébiscitée :

La formation initiale et continue des personnels est une clé de voûte du dispositif. Dans le cadre du renouvellement des générations d’enseignants, le recrutement au niveau master et la politique de formation tout au long de la vie doivent être saisis comme des opportunités de développer une culture commune en lien avec les spécificités de l’enseignement agricole et de créer une dynamique du collectif.

SPN09, p. 14

Ce mouvement pourrait paraître acté par : « La création de l’École nationale supérieure de formation de l’enseignement agricole (ENSFEA, ex-ENFA) (qui) illustre la dynamique de rénovation de la formation des enseignants de l’enseignement technique agricole » (SPN16, p. 9).

Si la reconfiguration de la formation des enseignants apparaît comme un des leviers privilégiés de leur professionnalisation, nous pouvons également repérer une modification progressive de leur statut. Sans accéder à un véritable contrôle de leurs activités, qui caractérise les professionnels, la place de l’enseignant dans le système est nettement différente. Son droit à la parole, dans et pour les réformes, est revendiqué et même soutenu financièrement :

L’autonomie pédagogique implique que les enseignants et éventuellement les personnels non enseignants soient consultés directement ou à travers leurs instances représentatives. Des opérations pilotes sont conduites dès la mise en place des réformes pour identifier les nouvelles marges d’autonomie à mettre en oeuvre au sein de l’établissement pour favoriser l’individualisation. Des moyens budgétaires spécifiques et identifiés permettent la mise en place de cette démarche.

SPN09, p. 18

Les modalités d’implémentation des réformes ne se pensent plus de manière strictement descendante, mais adoptent la posture généralisée de l’accompagnement : « Il s’agit notamment d’accompagner les établissements sur les champs d’actions susceptibles de favoriser la persistance scolaire : le climat éducatif, l’ambiance dans l’établissement, les apprentissages en classe, la dimension professionnelle des enseignements, l’ancrage de l’établissement sur son territoire » (SPN16, p. 17).

L’initiative revient aux enseignants, organisés en collectifs : « La capacité des équipes enseignantes à développer une ingénierie pédagogique afin de construire des dispositifs innovants et adaptés à cette diversité sera essentielle » (SPN16, p. 18). Leur action est même reconnue et valorisée puisqu’il va s’agir de « mutualiser les initiatives des établissements, fournir des repères d’organisation méthodologiques et pédagogiques et produire ou adapter des ressources » (SPN09, p. 18).

Une nouvelle figure de l’enseignant de l’EAF émerge clairement, dans les textes, celle d’un enseignant appelé à s’exprimer, à prendre des initiatives qui seront reconnues et mutualisées dans une logique d’accompagnement des réformes.

La mise en conformité de l’EAF

Sur le modèle de l’éducation nationale, la mise en oeuvre de la masterisation devient la norme :

le concours externe donnant accès au corps des professeurs de lycée professionnel agricole est ouvert : aux candidats justifiant d’une inscription en première année d’études en vue de l’obtention d’un master ou d’un titre ou diplôme reconnu équivalent par le ministre chargé de l’agriculture.

décret 2015 : recrutement et formation initiale

En parallèle, la carrière des enseignants est revalorisée avec la création d’une « classe exceptionnelle » (décret de 2017 statut particulier des personnels enseignants du ministère agriculture, PLPA).

Les compétences attendues des enseignants sont alignées sur celles de l’Éducation nationale avec cependant quelques ajustements consentis à l’EAF :

les compétences que les professeurs et les personnels d’éducation de l’enseignement agricole doivent maîtriser pour l’exercice de leur métier sont les suivantes : compétences communes à tous les professeurs et personnels d’éducation, compétences communes à tous les professeurs et compétences spécifiques aux conseillers principaux d’éducation définies à l’annexe de l’arrêté du 1er juillet 2013 susvisé ; Compétences spécifiques liées à l’exercice du métier au sein de l’enseignement agricole définies à l’annexe du présent arrêté.

arrêté du 28 juillet 2016 référentiel des compétences professionnelles des métiers du professorat

Leur liberté pédagogique (est) reconnue par la loi, ils exercent leur responsabilité dans le respect des programmes et des instructions du ministre de l’éducation nationale ainsi que dans le cadre du projet d’école ou d’établissement, avec le conseil et sous le contrôle des corps d’inspection et de direction.

Arrêté 2020 référentiel des compétences professionnelles des métiers du professorat

L’universitarisation de la formation des enseignants de l’AEF se traduit, en fait, par une uniformisation générale du travail enseignant. Avec la professionnalisation, le travail des enseignants de l’EAF s’efface au profit de son adéquation au modèle de l’Éducation nationale.

Synthèse : la dernière décennie, une logique professionnalisante

Le système de l’EAF est maintenant clairement structuré en 3 niveaux, le national qui reste le garant (notamment avec ses schémas nationaux prévisionnels), le régional qui a aussi instauré un « schéma régional » et, bien sûr, le niveau de l’établissement qui, au travers de son projet, coordonne les acteurs, les initiatives et les territoires.

Cette période est celle de la professionnalisation des enseignants avec une hausse du recrutement au niveau du Master et une claire universitarisation de la formation (la création de l’ENSFEA constitue un marqueur fort). En effet, le changement de nom (sans changement de statut) d’ENFA (École nationale de formation agronomique) vers ENSFEA (École nationale supérieure de formation de l’enseignement agricole) pour la formation des enseignants marque l’ancrage dans l’enseignement supérieur.

L’approche par compétences est à présent généralisée, tant pour les enseignants que pour les apprenants. Elle s’accompagne d’un troisième stade de développement des formes d’évaluation (décrétée comme priorité) et de contrôle au nom de l’efficacité et ces procédures se sophistiquent en enrôlant les 3 niveaux du système dans un maillage local, puis régional, puis national qui n’est pas sans évoquer un engrenage évaluatif. Dans ce sens, la professionnalisation de l’EAF semble s’apparenter à une mise en conformité et à une intégration mécanique du modèle de la professionnalisation à la française, puissamment véhiculé par le mammouth[16] de l’Éducation nationale.

Pourtant, la spécificité de l’EAF n’est pas gommée, mais elle se niche ailleurs. Ce n’est pas sur le plan des références axiologiques qui se sont progressivement aseptisées, même si la citoyenneté s’est élargie aux questions de santé et de sécurité. La spécificité se loge dans la place consentie aux enseignants (ainsi qu’aux équipes et aux établissements) dans l’implémentation des politiques. D’une part, leur droit d’expression est réaffirmé, mais surtout leur travail est fortement valorisé, et ce, selon deux principes. D’abord, sa qualité est reconnue et le principe de mutualisation, initié par les enseignants à l’échelle locale, est largement sollicité dans les différents textes. Ensuite, la mise en oeuvre des réformes rompt radicalement avec la verticalité traditionnelle. Le principe de l’accompagnement est érigé en mode de fonctionnement généralisé (en étant effectivement structuré et financé). L’enseignant, les équipes et les établissements sont en première ligne, les niveaux régionaux et nationaux (y compris l’école de formation ou les établissements du supérieur) et le dispositif national d’appui sont des ressources et viennent en soutien et en aide au niveau local. Nous avons là une forme qui se démarque assez nettement du modèle de l’éducation nationale.

Discussion conclusive

L’archéologie des politiques de professionnalisation mode EAF

L’approche mobilisée par cette recherche, basée sur un corpus de 3 types de textes institutionnels, a permis de mettre au jour, sur un rythme régulier et décennal, une archéologie déployée sur 3 périodes.

La première période est clairement propédeutique. Elle est d’abord marquée par la nécessité de traduire à l’échelle du système les politiques de décentralisation. Elle permet de faire émerger l’établissement comme un maillon important du système de l’EAF. À ce stade, les valeurs de l’EAF sont spécifiques et très présentes et se traduisent dans les 4 premières missions assignées à l’établissement. En revanche, se repèrent aussi les prémices de tendances fortes des périodes suivantes, d’une part la cohabitation entre une incitation à l’initiative et un souci, tout aussi important, de contrôle de cette initiative et, d’autre part, une logique d’adéquation unilatérale aux attentes du secteur socioprofessionnel.

La deuxième période précise les rôles du niveau régional, mais, surtout, organise l’établissement en faisant de son projet le fer de lance de la mise en oeuvre des politiques de professionnalisation. Il coordonne l’ensemble des initiatives et investit même le territoire d’implantation. Les équipes pédagogiques sont mises en avant et une nouvelle professionnalité enseignante est esquissée. L’ensemble s’accompagne d’une multiplication des évaluations (allant jusqu’à l’appréciation de la satisfaction des usagers). En revanche, malgré l’adjonction de la mission d’insertion, l’ancrage axiologique s’affaiblit avec la notion consensuelle (et un peu fourre-tout) de citoyenneté.

La troisième période déplace la professionnalisation de l’établissement vers les enseignants, leur recrutement accède au niveau du master et leur formation s’universitarise. Bien sûr, l’ensemble du travail est maillé par l’approche par compétences, ce qui facilite un nouveau renforcement des modalités de contrôle. L’ancrage axiologique est ici rabattu sur la santé et la sécurité des apprenants et s’efface quasi définitivement. Ainsi, l’EAF semble avoir pleinement intégré le modèle de la professionnalisation promue par l’Éducation nationale. En revanche, ce n’est peut-être pas aussi simple. Ainsi, l’EAF préserve sa spécificité en instaurant deux principes accordant une place haute aux acteurs locaux (Sacripanti, 2020), la mutualisation de leurs initiatives et l’accompagnement des réformes.

Les caractéristiques de cette professionnalisation

Cette archéologie nous permet de repérer les prégnances diversifiées des différentes caractéristiques des politiques de professionnalisation proposées par Tardif (2013).

En faisant de l’établissement le maillon principal du système, elle installe le projet au sens de Boutinet (2012) comme incitateur et coordinateur des initiatives des enseignants et des équipes. Cela reconfigure leur travail, de nouvelles tâches apparaissent et les formes collectives se développent, liées en particulier aux collaborations et aux coordinations. Dès lors, leur recrutement se voit rehaussé au niveau Master, et leur formation universitarisée. Dans le même temps, l’approche par compétences est généralisée pour rationaliser[17] à la fois le travail et la formation des enseignants. 

Bien sûr, des marqueurs de déprofessionnalisation des enseignants apparaissent également. À la multiplication des tâches vient s’ajouter un nouveau principe de flexibilité de leur temps et de leur espace de travail, ce qui constitue une dégradation manifeste des conditions de travail. Par ailleurs, au nom d’une efficacité érigée en boussole unique, les évaluations et les contrôles se multiplient et, de fait, dépossèdent les enseignants, les équipes et les établissements des marges d’initiatives qui leur sont en même temps octroyées. Le pouvoir de contrôle sur leurs activités, emblème de la professionnalité, apparaît bien illusoire.

Pour l’EAF, l’intégration du modèle largement répandu, représenté en France par l’Éducation nationale, semble ici effective. Pour aller dans ce sens, remarquons que la rupture semble avérée avec l’histoire et la tradition de l’EAF, portée par la promotion de valeurs identitaires dont témoignent les 4 premières missions. Dans les schémas prévisionnels notamment, elle s’efface progressivement durant les 3 périodes comme si elle avait été sacrifiée sur l’autel du totem de l’efficacité.

Pourtant, même au sein des politiques de professionnalisation, l’EAF semble préserver des spécificités. Plus fortement que par ailleurs, sous prétexte que ses formations sont principalement professionnelles, les objectifs du système privilégient son adaptation au secteur socioprofessionnel et une adéquation à ses attentes (et même à celles des usagers du système, en matière de satisfaction). Malgré les valeurs, pourtant encore revendiquées dans la première période, le projet semble accepter et entériner un déséquilibre marqué entre les deux piliers indissociables de l’éducation que constituent pourtant la personnalisation (versus apprenant) et la socialisation (versus société). Le système assume de se plier à la logique du marché de l’emploi, même si les territoires des établissements sont exempts de forte concurrence, à l’exception bien sûr de la concurrence entre établissements publics et privés de l’EAF.

La deuxième spécificité tient dans le projet d’établissement qui, à la différence des projets de l’Éducation nationale par exemple, investit le territoire de son implantation. Dès lors, cette contribution au développement territorial positionne l’établissement de l’EAF comme un acteur socioprofessionnel à part entière et participe de la promotion et de la reconnaissance de tout le système (et de ses enseignants).

La troisième spécificité est une réhabilitation du statut de l’enseignant dans les évolutions et le développement du système. Même si les dégradations des conditions de travail sont assez similaires aux autres systèmes, les enseignants de l’EAF bénéficient d’un traitement particulier. Dans l’implémentation des politiques de professionnalisation et des réformes qui en découlent, l’enseignant est reconnu comme capable (de même que les équipes pédagogiques et les établissements). Il est capable d’initiatives pertinentes qui, labellisées pertinentes par l’institution, ont vocation à être diffusées, mutualisées, voire généralisées dans une logique bottom-up. Dans cette même logique, le top down, présidant jusque-là aux mises en place des réformes, est remplacé par une politique d’accompagnement[18] (dispositif national d’appui). Ainsi le niveau local est l’objet d’un second niveau d’ambivalence, entre la suspicion traduite par l’inflation de contrôles et la confiance dont témoignent les principes de mutualisation et d’accompagnement. Nous pourrions voir là une voie ouverte par l’EAF pour réhabiliter la place et le rôle des enseignants dans la mise en oeuvre des politiques de professionnalisation.