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Introduction

En Colombie, le chemin qui mène à l’exercice de la profession enseignante commence généralement par l’inscription à un programme de formation initiale à l’université ou dans les Écoles Normales Supérieures[1], puis il se poursuit une fois le programme terminé, avec l’insertion dans le milieu de travail. Ainsi, les nouveaux enseignants sont aux prises avec ce processus d’insertion professionnelle qui constitue l’un des défis les plus importants, non seulement en Colombie, mais aussi dans le contexte international (Martineau et Mukamurera, 2012), à un point tel qu’il détermine parfois la poursuite ou non de la carrière.

Dans certains pays d’Amérique latine, l’insertion professionnelle en enseignement est considérée comme un domaine de formation et de recherche, par exemple en Argentine (Alen et Allegroni, 2009), au Brésil (Cunha et Cunha, 2012), au Chili (Boerr, 2011 et 2013; Ministerio de Educación de Chile, 2016) et en Uruguay (Nossar et Sallé, 2017). Dans plusieurs de ces pays, le constat fait sur les problèmes vécus par les enseignants débutants a conduit à la transformation des politiques publiques éducatives qui favorisent cette étape de la carrière enseignante, comme au Chili et en Argentine.

En Colombie, plus précisément, la question est relativement récente et ne fait pas partie des politiques publiques. Le ministère de l’Éducation nationale (MEN) a proposé entre 2012-2013 un projet de mentorat pour les nouveaux enseignants. Ce programme impliquait le travail conjoint de plusieurs paliers ministériels. En 2017, le MEN propose aussi un programme d’accompagnement pour les nouveaux enseignants des écoles publiques du district de la capitale[2]. Tant les enseignants participants que les établissements auxquels ils appartiennent ont reconnu la nécessité de ce type de programme de formation pour la qualification des enseignants.

À partir des lignes directrices promulguées par le MEN en 2013 et d’autres rapports nationaux (Fundación Compartir, 2014), la conception et la mise en oeuvre de programmes de soutien à l’insertion professionnelle sont suggérées. Malgré ces directives, il n’y a pas eu beaucoup d’avancement, même du côté des universités qui forment les futurs enseignants. Les recherches que nous avons menées (Cividini, Jiménez, Mejía et Morales-Perlaza, 2016; Jiménez, 2018) concluent au besoin d’un accompagnement spécifique qui prend en considération les particularités de chaque groupe, pour pouvoir affronter le soi-disant « choc avec la réalité » (Veenman, 1984) qu’ils vivent généralement dans les premières années d’exercice professionnel. Par conséquent, réfléchir à l’insertion professionnelle des enseignants implique non seulement de générer des processus de formation institutionnelle, mais aussi d’offrir diverses alternatives par le biais desquelles les enseignants peuvent interagir, réfléchir et apprendre ensemble.

Dans cet article, nous présentons les résultats partiels d’un projet de recherche en cours (2019-2021) auquel participent des enseignants diplômés de l’Université d’Antioquia (Medellín - Colombie). L’équipe interuniversitaire, formée par des professeures et étudiants diplômés de l’Université d’Antioquia, de l’Université de Montréal et de l’Université de Québec à Chicoutimi, travaille en collaboration depuis plusieurs années. L’équipe explore la problématique de l’insertion professionnelle en enseignement, à travers différents projets qui visent surtout à accompagner les enseignants débutants dans les tâches qu’ils accomplissent au quotidien. Dans les travaux précédents que nous avons réalisés avec des enseignants débutants (Cividini, Jiménez, Mejía et Morales-Perlaza, 2016 ; Jiménez, 2018), nous avons identifié différentes catégories de problèmes auxquels les enseignants sont confrontés au début de leur travail et de leur vie professionnelle. Ces problèmes sont principalement liés à la gestion de classe, à l’inclusion scolaire et à la réalité scolaire. Les résultats partiels que nous présentons dans cet article visent tout d’abord à enrichir le répertoire des problèmes et tentent de contribuer à la recherche de solutions, à partir des apprentissages et des connaissances que les participants eux-mêmes expliquent. La question centrale de l’étude est de savoir comment un programme d’accompagnement fondé sur la recherche-action-formation (RAF) permet aux enseignants débutants de chercher des solutions à certains des problèmes auxquels ils sont confrontés pendant leur insertion professionnelle.

Cadre conceptuel

Cette section présente, tout d’abord, un rapide aperçu des concepts qui encadrent notre étude : la formation des enseignants, l’insertion professionnelle des enseignants et l’accompagnement. Ensuite, nous présentons le concept de socialisation des enseignants de Jordell (1987) qui encadre notre analyse des résultats.

La formation des enseignants

Nous pouvons définir le concept de formation comme étant une « action profonde exercée sur le sujet, qui tend vers la transformation de tout son être, qui indique à la fois savoir-faire, savoir-travailler et savoir penser, occupant une position intermédiaire entre l’éducation et l’instruction. » (Gorodokin, 2006, p. 2) Dans cette perspective, nous pouvons dire que la formation des enseignants exige bien plus que la présentation de contenus, de compétences et de savoir-faire, car le but sera de rechercher l’autotransformation et celle d’autres êtres avec qui il interagit.

Comme l’affirme Imbernón (2007), « il s’agit de voir la formation comme un apprentissage constant, qui part de la pratique professionnelle et la rapproche du développement des activités professionnelles » (p. 11). Selon cet auteur, la formation des enseignants est considérée comme une des composantes du développement professionnel tandis que les expériences de formation initiale (premier cycle) et de socialisation professionnelle lors de l’entrée dans le monde du travail contribuent aussi à la configuration de l’identité professionnelle et à sa transformation au fil du temps.

Ce processus de formation peut prendre, en Colombie, des chemins différents qui vont de la formation initiale offerte par les universités et aussi par les Écoles Normales, en passant par la conception de projets issus des écoles elles-mêmes (Rebolledo et Amaya, 2010) jusqu’à la création de réseaux d’enseignants, dont la finalité est l’échange avec d’autres, ainsi que la réflexion concernant les pratiques pédagogiques (Cardelli et Duhalde, 2001). Ces réseaux représentent, dans un certain sens, des possibilités de formation d’enseignants en exercice, mais il reste encore beaucoup à faire, d’où la nécessité et l’importance de réfléchir à la formation et au développement professionnel des enseignants débutants, en examinant les expériences qu’ils construisent dans la transition du rôle de l’étudiant à celui de professionnel, en plus de contribuer aux demandes faites par l’institution.

L’insertion professionnelle à l’enseignement et l’accompagnement des nouveaux enseignants

L’insertion professionnelle des enseignants peut être comprise comme le point de départ des premières expériences de travail des nouveaux diplômés (Martineau et Mukamurera, 2012; Tardif, 2005; Tardif et Borges, 2013). Bien entendu, le processus n’est pas linéaire et il peut bien commencer avant la fin de la formation initiale ou simplement recommencer (dans les cas d’enseignants colombiens qui passent par exemple du système privé au système du public). En Colombie, le concept d’insertion professionnelle en enseignement est relativement récent (Jiménez, 2013). Il est principalement lié au suivi des diplômés des universités et à l’accueil que certains enseignants reçoivent sur le lieu de travail.

Pour notre analyse, nous prenons la définition de Tardif et Borges (2013), selon laquelle l’insertion professionnelle enseignante est associée à deux dimensions qui, bien qu’elles soient parfois travaillées séparément, sont étroitement liées : la recherche d’emploi et l’entrée dans la carrière d’enseignant. Des auteurs tels que Martineau et Mukamurera (2012) conçoivent l’insertion professionnelle sous trois dimensions : l’intégration sur le marché du travail, la socialisation professionnelle et la socialisation organisationnelle ; les deux derniers coïncident avec ce que Tardif et Borges (2013) désignent comme la deuxième dimension, « apprendre du travail et consolider une carrière une fois qu’un premier emploi a été obtenu » (p. 27).

Le soutien en insertion professionnelle peut se manifester de plusieurs manières, comme des activités de formation, des réseaux d’entraide à distance ou en présence, ou encore certaines mesures administratives liées à l’école (Martineau, Vallerand, Portelance et Presseau, 2011). De notre côté, nous avons considéré que l’accompagnement, surtout dans sa modalité de soutien de groupe, était la manière qui nous permettrait de pallier les demandes des enseignants en insertion qui s’étaient inscrits dans le programme de formation. L’accompagnement est un processus riche de potentialités, pouvant entre autres favoriser le développement professionnel et la construction de l’identité professionnelle pour devenir un professionnel de plus en plus autonome (Martineau, Portelance et Presseau, 2009). En outre, comme le signalent Lacourse et Moldoveaunu (2011), il favorise la pensée réflexive et la créativité.

La socialisation professionnelle

Finalement, nous abordons le concept de socialisation professionnelle qui encadre l’analyse de nos résultats. Nous considérons que l’insertion professionnelle est associée à la socialisation professionnelle (Jordell, 1987), entendue comme l’entrée de la personne dans une organisation, puisque l’enseignant débutant entre dans un monde professionnel pour lequel il ne se sent peut-être pas suffisamment préparé. Par conséquent, Sarramona, Noguera et Vera (1998) insistent :

Face à l’attitude de ceux qui peuvent penser qu’une fois que vous entrez dans un établissement d’enseignement vous êtes déjà un bon enseignant pour la vie, il est nécessaire de considérer le métier d’enseignant comme un processus de formation continue et de socialisation, dans lequel, à travers des étapes successives, toutes les ressources personnelles et professionnelles qui permettront un enseignement de qualité sont acquises et développées

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En ce sens, Jordell (1987) propose quatre dimensions pour analyser la socialisation professionnelle des enseignants : la dimension personnelle, la dimension de la classe, la dimension institutionnelle et la dimension sociale. La dimension personnelle fait référence à l’influence de toutes les expériences de formation des enseignants, depuis le début de leur parcours scolaire. La dimension de classe comprend l’interaction entre l’enseignant et les élèves et l’environnement de la classe. Nous incluons ici le processus qui réunit, d’une part, toutes les théories apprises sur l’enseignement, l’apprentissage, l’évaluation, etc., et, d’autre part, l’action et la manière dont ces théories peuvent se refléter dans la planification et la gestion de la classe. La dimension institutionnelle comprend non seulement l’école en tant qu’institution, mais aussi les relations avec les membres qui la composent : parents, collègues, administrateurs, communauté éducative. Finalement, la dimension sociale fait référence aux structures économiques, sociales et politiques du système éducatif.

Nous considérons que dans les premières années d’enseignement, ces éléments influencent différemment les performances et la stabilité des enseignants débutants ; les problèmes ou difficultés qu’ils peuvent rencontrer varient, se compliquent ou, dans certains cas, ont un tel impact qu’ils les obligent à abandonner la course.

En résumé, malgré l’importance que les études accordent à l’insertion professionnelle, cette étape fondamentale de la formation que l’on peut qualifier de pont entre la formation initiale et l’exercice engagé de la profession ne semble pas s’être clairement manifestée dans les politiques publiques de la Colombie. Toutefois, dans plusieurs pays de l’Amérique latine, comme le Chili et l’Argentine, il existe déjà des programmes de formation des enseignants en insertion et de politiques publiques qui les encadrent. C’est, dans un certain sens, pour pallier le manque de reconnaissance et pour présenter quelques actions qui facilitent l’insertion professionnelle des enseignants que nos intérêts nous ont guidés vers la proposition d’un programme de formation des enseignants en insertion fondé sur leurs propres préoccupations et leurs expériences quotidiennes. Nous croyons que ce programme apportera aussi certaines connaissances qui pourraient être importantes dans la conception des politiques publiques de formation des enseignants en insertion en Colombie.

Ce programme de formation des enseignants en insertion est soutenu par l’Université d’Antioquia dans le cadre de la formation continue pour ses diplômés. Ce n’est pas un programme de grade, mais plutôt une offre de formation continue volontaire. Nous décrivons ses caractéristiques particulières dans la section méthodologie.

Méthodologie

Le projet utilise la perspective de recherche-action-formation (RAF) afin de favoriser les processus action-réflexion typiques de cette perspective de recherche sociocritique (Paillé, 1994). De plus, nous utilisons la richesse qu’offrent les narrations (Monteiro et Da Fontoura, 2016) pour aider les participants, en l’occurrence les enseignants débutants, à rendre explicites leurs connaissances et leurs expériences.

Concernant le design, la RAF prend vie au fur et à mesure des rencontres avec des enseignants débutants. Selon Paillé (1994), les trois composantes recherche, action et formation interagissent dans les processus générés et l’action devient une sorte de moteur pour les deux autres – recherche et formation –, puisque l’interaction entre les participants stimule et contribue à la réflexion des différents sujets qui touchent à leur pratique pédagogique.

En ce qui concerne les narrations, nous les avons choisies comme outil de travail, car elles peuvent être une des meilleures façons de représenter et de comprendre l’expérience (Bolívar, Domingo et Fernández, 2001; Conelly et Clandinin, 1995). Selon cette perspective, l’expérience se déroule de manière narrative et l’éducation regorge d’expériences qui peuvent être étudiées à partir de cette stratégie, menant alors à la possibilité d’une collaboration entre chercheurs et participants.

Le projet cherche à articuler ces deux formes méthodologiques, la RAF et les narrations, dans la conception du programme d’accompagnement et aussi pour la systématisation des informations, de manière à ce que cette articulation puisse également être appréciée à la fin de l’étude.

Les participants au projet sont diplômés des facultés de formation des enseignants de l’Université d’Antioquia : enseignement de mathématiques et physique, sciences naturelles, sciences sociales, pédagogie de l’enfant, éducation spéciale, éducation physique et langues étrangères. La sélection et l’organisation du groupe d’enseignants ont été effectuées à partir de la base de données de chacune des facultés et du programme d’études supérieures de l’Université d’Antioquia. L’invitation a été faite de manière virtuelle (site web, réseaux sociaux, courriel). Un groupe de 18 enseignants diplômés a été formé, dont 12 proviennent de la Faculté d’éducation, quatre de l’Institut d’éducation physique et deux de l’École des langues.

Le programme comprenait douze rencontres d’une durée de trois heures. Celles-ci se sont déroulées les samedis et elles ont eu lieu entre septembre 2019 et juillet 2020. En ce qui concerne les considérations éthiques, tous les participants ont signé un formulaire de consentement lors de la première rencontre. Ils ont également choisi chacun un pseudonyme. De plus, les activités réalisées ont été conçues pour donner une voix aux participants et leur permettre de faire partie de la communauté dans un processus de collaboration qui mène à une compréhension mutuelle de leurs expériences. La collecte des informations a été effectuée à chaque rencontre, à travers des enregistrements audio et vidéo. Les activités proposées permettent la génération de narrations qui prennent la forme de divers documents (lettres, agendas, photos, images).

La première étape du projet visait à identifier les problèmes qui affectent les premières années de l’exercice d’enseignement. Pour ce faire, nous avons utilisé le questionnaire de Reyes (2011), adapté à notre contexte et sous son autorisation. Ce questionnaire de 36 items a été conçu en tenant compte des facteurs de socialisation de Jordell (1987) avec une échelle de 1 à 5 pour chaque item, désignant le degré de difficulté des enseignants débutants.

La contingence sanitaire (COVID-19) a conduit non seulement à changer la méthodologie des réunions qui devaient, dès lors, se tenir virtuellement (Zoom et Meet). Les participants ont aussi rencontré de nouveaux problèmes et défis : outils d’apprentissage et stratégies pour les TIC, difficultés émotionnelles (des élèves et des enseignants), tensions au travail avec d’autres collègues, relation avec les parents, manque de clarté des directives administratives, entre autres. La pandémie nous a obligés à effectuer des changements pour faire face aux enjeux prioritaires pour les participants. Ils ont été rendus possibles parce que la perspective de la recherche-action nous a permis cette flexibilité. Les stratégies proposées ainsi que les espaces de discussion sur les problèmes abordés ont permis aux participants non seulement de réfléchir aux problèmes qui se sont présentés, mais aussi d’appliquer ces éléments dans leurs classes et dans leurs rencontres avec leurs propres élèves et collègues de travail. À ce jour, le projet est encore en développement ; par conséquent, nous présentons dans cet article des résultats partiels.

Avancées de l’expérience et contribution à la réflexion sur l’insertion professionnelle

Nous présentons ici quelques-uns des résultats partiels qui ont été traités à partir des données collectées au cours des sessions précédant la pandémie. Ces données proviennent de l’analyse des enregistrements audio des séances et pour certains éléments elles sont complétées par les narrations. Nous centrons notre présentation pour cet article sur les problèmes qui affectent l’insertion professionnelle et sur les solutions proposées pour composer avec ces problèmes. Au moment d’écrire ces lignes, nous n’avons pas terminé l’analyse des solutions proposées aux problèmes. Nous nous centrerons alors sur les problèmes rencontrés et leur analyse.

Lors des premières séances, les participants ont identifié les problèmes qui affectent le développement des tâches quotidiennes des enseignants en insertion. Ces problèmes ont été classés dans trois des quatre dimensions proposées par Jodell (1987) : personnelle, de la classe, institutionnelle. La dimension sociale n’a pas été utilisée à ce stade-ci, car elle comprend des éléments structuraux (économie, inégalités sociales, etc.) qui amènent des problèmes réels, mais auxquels nous ne pouvons pas donner de réponses dans un programme de formation.

La dimension personnelle

Dès la première analyse des données, nous constatons qu’un nombre important d’expressions des participants renvoient à la dimension personnelle, qui comprend les expériences de formation de l’enseignant, de son parcours scolaire jusqu’à la formation qu’il a acquise pour devenir enseignant (Jordell, 1987). En ce sens, Cornejo (1999) souligne que parfois, les enseignants débutants, au moment de commencer à travailler, laissent échapper des sentiments de confusion, d’angoisse, d’insécurité et d’instabilité. Ces éléments sont apparents dans, par exemple, l’une des phrases par lesquelles commence l’une des narrations, « une insécurité liée au trac de l’entrée en scène » (Part. Ca.).

De même, dans l’une des activités du travail de groupe, les participants ont convenu de mettre en évidence un mélange de sentiments qu’ils éprouvent, car ils veulent travailler, mais en même temps ils ont peur de :

Ne pas bien le faire […] nous nous en allons de l’université en voulant changer le monde, mais en même temps j’ai peur de ne pas bien le faire ! Dépression, anxiété, frustration due aux caractéristiques du contexte. Vous partez avec l’idée de faire beaucoup de choses, mais quand vous arrivez à l’école, vous vous rendez compte que vous devez faire comme les autres, alors ce n’est pas seulement ce que je veux faire, mais c’est ce que je peux ou je dois faire

Part. R

Comme l’expriment ces enseignants, ils ont parcouru un chemin de formation qui leur a permis de construire un idéal professionnel et au début de leur carrière, le contexte est très loin de l’idéal construit. Ils commencent alors, non pas à remettre en question la formation reçue, mais leur propre capacité à traduire ce qu’ils ont appris dans l’expérience concrète de travail. Le questionnement au sujet de leur aptitude professionnelle est un autre des sentiments présents, surtout lors de leur arrivée à l’école. De nombreux enseignants débutants se posent les questions suivantes : « Qu’est-ce que je fais par rapport à la discipline dans la classe ? Que dois-je faire avec les connaissances que je dois enseigner ? Que dois-je faire avec ce que je ressens ? (Part. Rg.) ».

Arriver à l’école pour la première fois remplit les nouveaux enseignants d’incertitude, car face au panorama qui leur est présenté, ils sentent qu’ils ne pourront pas répondre adéquatement. Peut-être ont-ils le sentiment que ce qu’ils ont appris lors de la formation initiale n’était pas suffisant pour répondre aux défis que le système éducatif leur impose. Remettre en cause les éléments théoriques de la formation initiale et les comparer à la situation réelle est une pratique constante chez les participants, « ce moment, où il a fallu comparer la théorie à la réalité, l’ensemble des apprentissages faits à l’université et atteindre un lieu où le romantisme de la théorie devait y faire face d’une autre manière » (Part. G.).

Il y a également le constat que même si les connaissances disciplinaires sont très importantes, elles ne suffisent pas à la réalisation de la tâche professionnelle :

Plusieurs fois, nous venons à l’école en pensant à des réalités différentes, nous ne savons pas vraiment ce qu’est l’école et en réalité, c’est l’endroit où nous apprenons le plus parce que quand nous y arrivons, nous nous rendons compte que tout à coup, toutes ces questions théoriques que nous voyons à l’université, elles ne correspondent pas à cette réalité. C’est donc le premier problème auquel nous devons faire face pendant notre première expérience professionnelle : la réalité de l’école est différente, elle est très différente et il ne suffit pas toujours de connaître les sciences, les mathématiques, la langue, pour pouvoir vivre dans cette réalité

Part. L

L’un des enseignants reconnaît précisément qu’à ce stade de la carrière d’enseignant, davantage de travail devrait être fait sur les émotions de la personne :

Une question qui semble également très problématique et sur laquelle nous, les enseignants, devons travailler est la question de l’émotivité, comment vais-je me débrouiller en tant que personne, avec mon être en tant qu’enseignant dans la classe ? Et comment est-ce que je me rapporte à cet autre être qui est mon élève, comment puis-je gérer la question de l’autorité ? Je pense que c’est une question difficile à gérer quand on arrive en salle de classe

Part. L

Bref, les problématiques liées à la dimension personnelle sont diverses et vont de la remise en question de leur professionnalisme à des enjeux émotionnels, sans oublier l’image construite qu’ils ont de l’école qui s’effondre quand ils commencent leur travail. Malgré toutes les informations importantes sur la dimension personnelle, la recherche de solutions aux problèmes de cette dimension viendra ou se consolidera à travers les solutions trouvées dans les autres dimensions, d’autant plus que les composantes émotionnelles (plaisir/souffrance au travail, gestion personnelle des difficultés, satisfaction/insatisfaction) (Tardif et Borges, 2013) ne pourraient pas faire l’objet d’une formation, mais elles vont colorer l’ensemble de la tâche pédagogique et permettre ou empêcher la réalisation des autres dimensions.

La dimension de la classe

Cette dimension fait référence à l’interaction entre l’enseignant et les élèves, autrement dit, nous sommes en plein coeur de la relation pédagogique, un processus dans lequel les théories, les réflexions de l’enseignant sur l’enseignement, l’apprentissage, l’évaluation et, en même temps, leurs actions se reflètent dans la planification et la gestion de la classe (Jiménez, 2013). Dans cette dimension, nous avons inclus les propos des participants qui se réfèrent notamment aux difficultés qu’ils ont rencontrées lorsqu’ils doivent travailler avec des groupes hétérogènes, des classes surpeuplées et des étudiants aux capacités diverses.

Par exemple, lorsqu’ils doivent planifier leurs activités, il est fréquent que les débutants éprouvent certaines difficultés en fonction des caractéristiques des groupes, du contexte et du temps scolaire.

Quand arrive le temps de la faire [la planification], j’ai pensé à beaucoup de choses, elles seront attirantes, frappantes, elles seront motivantes. C’était l’un des problèmes auxquels j’ai été confronté, car il y avait beaucoup d’élèves et je ne savais pas si cela répondrait à leurs besoins, aussi je n’avais pas personne pour me guider ou pour me donner une formation préalable pour formuler et réaliser cette planification en classe

Part. Ma.

En ce qui concerne l’inclusion scolaire, les participants rapportent leurs expériences avec des élèves qui ont des besoins éducatifs spéciaux et le manque de préparation qu’ils ressentent dans ces cas.

Souvent, on se retrouve sans outils, car chaque élève avec un besoin particulier réagit différemment. La semaine dernière est arrivé un enfant avec un trouble [...] il est grimpé sur les toits, il a commencé à jeter les tuiles du toit, il ne se souciait pas où est que les tuiles tombaient. Donc ce type de cas est très complexe, cet enfant fait toute sorte de choses, quand ce n’est pas seulement qu’il grimpe sur les toits, il explose, se désorganise, il fait exploser aussi les autres camarades de classe. En plus, il y a des enfants, avec ce trouble, qui explosent en même temps, ce qui rend le tout très complexe

Part. Ag

La dimension de la classe constitue le noeud central du travail pédagogique comme l’expliquent Tardif et Lessard (2000), la maîtrise des contenus à enseigner, la planification de leurs cours, l’évaluation, le travail avec des élèves aux capacités diverses, font partie des éléments liés au travail en classe. Bien entendu, c’est là que se manifestent la plupart des difficultés quotidiennes, car, par exemple, la planification qu’ils proposent ne peut pas être réalisée en raison des caractéristiques des groupes. Les problèmes rencontrés dans cette dimension font, d’une part, repenser la formation qu’ils ont reçue, car elle ne se rapproche pas de la réalité à laquelle ils font face et d’autre part, ressentir le manque de soutien de l’institution pour pallier la connaissance de la réalité des écoles. Observons alors plus en détail les problèmes de la dimension institutionnelle qui sont en relation avec cette réalité des écoles.

La dimension institutionnelle

Dans cette dimension, nous trouvons l’école en tant qu’institution et aussi les relations entre ses membres : parents, collègues, administrateurs, communauté éducative. Cette dimension est liée à des aspects qui forment également la structure institutionnelle, comme les programmes, les objectifs éducatifs et la position du gouvernement sur l’éducation et sur le système éducatif actuel. Ces éléments déterminent les possibilités d’action pour l’enseignant (Jiménez, 2013).

C’est dans cette catégorie que le plus grand nombre de problèmes ont été identifiés. En premier lieu, il y a le problème des attributions des postes, car beaucoup d’enseignants débutants commencent à travailler avec une affectation qui ne correspond pas aux domaines de connaissances pour lesquels ils ont été formés, comme l’exprime l’un d’eux : « Enseigner dans des domaines de connaissances que je ne connaissais pas a rendu mon processus initial orageux » (Part. Pi.).

Dans le système éducatif public colombien, il est courant que les nouveaux enseignants qui arrivent dans les établissements se voient confier du travail dans des domaines qui ne sont pas les leurs. Cette situation place les enseignants dans une situation d’insécurité, car ils sont obligés d’enseigner une connaissance disciplinaire qu’ils ne maîtrisent pas. Souvent, une telle insécurité les incite à choisir la voie la plus simple, comme le recours aux contenus et aux activités proposés dans les manuels scolaires. Cette manière d’assumer l’enseignement relègue le rôle de l’enseignant à celui d’un simple transmetteur de connaissances.

De même, dans cette dimension, il a été rendu explicite de la part des participants qu’ils éprouvaient une certaine perplexité, car ils n’ont pas trouvé chez le personnel administratif et chez leurs collègues les réponses aux questions qu’ils se posent en arrivant à l’école : « mon premier travail… quoi dois-je faire ? Qui dois-je chercher ? Où est-ce que je vais ? » (Part. Et). Ils ne trouvent pas non plus de réponses dans les établissements d’enseignement où ils commencent à travailler en ce qui concerne les lignes directrices, les orientations ou les procédures dont un enseignant débutant a besoin pour s’intégrer dans cette même communauté éducative. Ce qui résulte de ce manque de collégialité, c’est que les enseignants débutants sont laissés dans l’isolement et essaient de manière solitaire et intuitive de résoudre leurs problèmes et leurs préoccupations.

Bref, les problèmes liés à la dimension institutionnelle relèvent du domaine des prescriptions institutionnelles et donc la recherche de solutions réelles est loin de la sphère personnelle ou de la volonté des débutants. Beaucoup de situations auxquelles ils sont confrontés les confondent, les stressent et ne facilitent pas la possibilité d’une meilleure intégration dans la vie institutionnelle. Nous sommes à nouveau confrontés à ce que Veenman (1984) appelle le choc avec la réalité.

Cette première classification des problèmes rencontrés par les enseignants débutants leur a permis de prendre conscience de la situation, en observant que ce qui a été vécu est une expérience individuelle, mais en même temps, une expérience partagée avec d’autres enseignants débutants. Cette classification a été discutée avec les participants qui, sur cette base, ont priorisé les problèmes à traiter lors de la formation dans le but de trouver des solutions.

Les premières conclusions

La question directrice de ce travail est de savoir comment un programme d’accompagnement permet aux enseignants débutants de chercher des solutions à certains des problèmes auxquels ils sont confrontés dans leur insertion professionnelle. Tout d’abord, nous constatons, comme d’autres chercheurs, que faire face à la réalité de l’école dans les premières années génère une série d’émotions et de sentiments contradictoires qui vont influencer leur développement professionnel (Tardif et Borges, 2013 ; Jiménez, 2018). Ce que propose notre programme de formation, c’est un espace qui permet de mettre en lumière ces problèmes, il offre un espace où les enseignants peuvent parler, écouter et se sentir écoutés, discuter et interagir. Nous considérons que participer à ce programme amène les enseignants à trouver un espace convivial et de confiance où, en écoutant les autres participants, ils reconnaissent avoir vécu les mêmes situations. Ce constat est évident dans les évaluations des rencontres lorsque les participants expriment qu’ils ne se sentent plus seuls. Comme le mentionnent Cividini et Zourhlal (2005), les espaces de rencontre et de partage constituent un élément de soutien fondamental pour les enseignants en insertion, que ce soit dans des espaces collectifs tels que des ateliers, ou individuels comme le tutorat ou le mentorat.

À partir des narrations des participants, à propos de ce qu’ils ont vécu dans cette transition, nous pouvons dire qu’il s’agit d’un processus complexe où interviennent des dimensions personnelles, de la classe, institutionnelles, qui ne sont pas vécues de la même manière, mais qui, d’une manière ou d’une autre, ont influencé la façon dont ils se perçoivent, dont ils perçoivent l’enseignement en tant que profession et en même temps mettent en doute la projection qu’ils font de leur avenir. C’est pourquoi un programme comme celui que nous développons peut contribuer à ce qu’ils soient mieux informés et accompagnés durant cette étape vers la vie professionnelle.

L’exploration des problèmes vécus par les enseignants nous ouvre des possibilités de comprendre le contexte où ces enseignants commencent leur carrière professionnelle, ainsi que la nécessité de générer des lignes directrices et même des politiques publiques, qui garantissent de meilleures conditions pour les premières années d’enseignement dans notre pays.

En général, les appréciations des participants à la dernière session ont montré leur satisfaction quant à ce qu’ils ont vécu dans le programme et la manière dont les réflexions qui ont été générées les ont aidés à avancer dans la résolution des problèmes identifiés au début (gestion de classe, élèves avec besoins particuliers, confrontation avec la réalité scolaire) et de ceux qui sont apparus avec la pandémie (utilisation des outils TIC, communication assertive).

Enfin, comme nous l’avons indiqué, le programme vise à leur fournir des outils, des stratégies, des réflexions, afin qu’ils puissent faire face aux différentes situations qui se présentent dans leur vie professionnelle. Pour le moment, nous pouvons présenter ces conclusions partielles, mais nous espérons qu’avec l’analyse de toutes les données il sera possible d’identifier certains aspects qui nous permettent de contribuer au domaine de l’insertion professionnelle de l’enseignement en Colombie et aussi à la création des politiques publiques qui contribuent à la rétention et à l’accompagnement des enseignants en insertion.