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Contexte et problématique

De nos jours, plusieurs études ont révélé qu’un nombre sans cesse croissant d’enseignants de langues étrangères font un usage régulier du numérique dans leur pratique (Lam, 2020). En effet, cela fait déjà plusieurs années que différents travaux ont montré qu’il s’agit d’un domaine qui exige, possiblement plus que tout autre, l’usage de matériel authentique en langue étudiée (voir Karsenti et Collin, 2011 ; Karsenti, Kozarenko, et Skakunova). Pourtant, les études réalisées auprès des enseignants de langues révèlent qu’à la fois les pratiques et les compétences numériques de ces enseignants variaient grandement, d’un usage intense et régulier à un usage sporadique (Karsenti et Kozarenko, 2019 ; Kozarenko, 2018). En fait, les enseignants semblaient, de façon générale, avancer plutôt tranquillement, à leur rythme, sans trop de presse (Karsenti et Kozarenko, 2019).

Comme plusieurs études l’ont déjà démontré (voir Karsenti, Poellhuber, Roy et Parent, 2020), la pandémie de COVID-19 a favorisé une intégration massive du numérique dans toutes les disciplines enseignées à l’université, par exemple l’enseignement des langues, et ce, même si l’on retrouve toujours des différences importantes dans l’usage du numérique par les enseignants universitaires.

C’est dans ce contexte exceptionnel que nous avons décidé de réaliser une étude auprès des enseignants de français, langue étrangère (FLE) de 20 universités de la région centrale de Russie. Le premier objectif de cette étude était de mieux comprendre comment cette catégorie particulière d’enseignants s’est adaptée à ces nouvelles conditions de travail où la formation à distance faisait légion. Le second objectif portait sur les stratégies pédagogiques mises en place par les enseignants de même que sur leur efficacité relative.

Contexte théorique

Depuis le début de la pandémie de COVID-19, en mars 2020, on retrouve un nombre croissant d’études qui révèlent à quel point les formateurs universitaires ont rencontré d’importants défis dans cet enseignement obligatoire et en ligne, pour tous (voir par exemple Karsenti et al., 2020 ; Mishra, Gupta, et Shree, 2020), notamment en ce qui concerne l’adoption de ce nouveau mode d’enseignement qui ne correspondait pas toujours à leurs pratiques pédagogiques en salle de classe (voir Mahmood, 2020). En fait, comme l’illustrent les travaux de Adedoyin et Soykan (2020), la majeure partie des études réalisées en enseignement universitaire ont porté sur les défis rencontrés par les enseignants, de même que sur les diverses stratégies pour les surmonter.

Un grand nombre de travaux de recherche ont également été consacrés à la fatigue inhérente à l’enseignement en ligne, ce que plusieurs chercheurs nomment la « Zoom fatigue » (voir Lee, 2020 ; Nadler, 2020 ; Wiederhold, 2020). Il s’agit d’une fatigue ressentie par de nombreux enseignants à force d’enseigner en ligne, souvent plusieurs heures par jour.

Les travaux de Atmojo et Nugroho (2020) ont plus particulièrement porté sur les défis rencontrés par les enseignants de langue. Les résultats de leur étude exploratoire indiquent de grandes différences liées à leur usage du numérique, leur compétence numérique et l’adaptation de leurs contenus d’enseignement à l’enseignement en ligne. D’autres travaux de recherche ont également porté sur la difficile adaptation des contenus pédagogiques des enseignants pour l’enseignement en ligne (voir Lemay, Doleck et Bazelais, 2021).

Les travaux de Cutri, Mena et Whiting (2020), tout comme ceux de van der Spoel, Noroozi, Schuurink, et van Ginkel (2020) ont pour leur part porté sur le sentiment de compétences des enseignants pour l’enseignement en ligne. Leurs résultats révèlent, entre autres, de grandes différences dans le sentiment de compétence des enseignants, et que celui-ci est souvent lié à leur usage du numérique dans l’enseignement en général.

Les recherches menées par Kaden (2020), de même que par Klapproth, Federkeil, Heinschke, et Jungmann (2020) ont notamment été consacrées à la charge de travail des enseignants, inhérente à ce passage forcé à l’enseignement à distance. Leurs conclusions montrent clairement que les enseignants, contraints à enseigner à distance durant cette pandémie, ont augmenté significativement leur temps de travail.

Enfin, les travaux de Kim et Asbury (2020) tout comme ceux de See, Wardle et Collie (2020) ont porté plus particulièrement sur le bien-être des enseignants qui étaient contraints de travailler à distance, en contexte de crise sanitaire. Leurs travaux détaillent bon nombre de défis auxquels ont fait face les enseignants, notamment durant les premières semaines de cette période difficile. Leurs analyses révèlent dans quelle mesure ces défis ont eu un impact sur leur bien-être.

En Russie, juste avant la crise sanitaire, comme le montre une étude de l’Université nationale de recherche « École des hautes études en sciences économiques » (EHESE) menée en 2019, les enseignants des universités titulaires d’un diplôme scientifique ont évalué eux-mêmes leur niveau de maîtrise des technologies à distance en lui donnant une note de 3,2 points sur 5, et un quart d’entre eux n’a jamais utilisé la communication vidéo pour la participation à des webinaires et des vidéoconférences ou des événements similaires (Interfax, 2020). Dans une autre étude de la même université intitulée « Problèmes de la formation à distance à travers les yeux des enseignants des écoles » (Laboratory of media communications in education, 2020), les principaux problèmes de la formation à distance tels qu’identifiés lors d’une enquête auprès des formateurs révélaient, en plus de la faible compétence des enseignants sur le plan de l’usage du numérique, plusieurs défis technologiques ou techniques : connexion à Internet inadéquate, insuffisance d’appareils récents (ordinateurs, tablettes), et environnements numériques d’apprentissage souvent instables.

Méthodologie

Afin de pouvoir atteindre nos deux objectifs de recherche, et dans le contexte de la pandémie où tous les enseignants étaient en mode télétravail, nous avons décidé de réaliser une enquête par questionnaire, à la toute fin de l’année universitaire (mai 2020). Cette méthode a fait l’objet de nombreuses études qui ont montré son efficacité certaine (Saleh et Bista, 2017 ; Wright, 2005), notamment dans un contexte où les participants ne peuvent pas être rejoints autrement, ce qui était notre cas. Cela permettait également aux participants de répondre alors que leur expérience d’enseignement du français langue étrangère, à distance et en contexte de pandémie, était encore tout récente pour eux. Ce sont en tout 74* enseignants de FLE de la région centrale de la Russie (Figure 1) qui ont accepté de participer à ce sondage. Ce taux est fort intéressant, et l’on peut penser que le contexte de la pandémie a favorisé grandement la participation volontaire de nos collègues enseignants à cette recherche.

Le questionnaire comprenait cinq principales sections : le profil des répondants, les défis rencontrés, les avantages rencontrés, les pratiques mises en place, et la perception de la compétence numérique.

Figure 1

Région centrale de la Russie[1]

Région centrale de la Russie1

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Résultats

Les résultats sont présentés en fonction de nos objectifs de recherche. On y retrouve d’abord une section portant sur la charge de travail des enseignants de français langue étrangère de Russie durant la pandémie (Figure 2). On y présente ensuite les avantages pédagogiques de l’enseignement à distance tels que rapportés par les participants (Figure 3). Dans le contexte actuel, et en fonction des réponses des participants, il a semblé également intéressant de présenter les avantages plus personnels, et non pédagogiques en soi, de cet enseignement à distance obligatoire (Figure 4). Les principaux défis rencontrés par les enseignants sont enfin exposés (Figure 5). Cette section sur les résultats se termine par la présentation de l’évolution du rôle des enseignants de langues, à la suite de cet enseignement à distance obligatoire (Figure 6).

Enseigner en ligne : un impact majeur sur le temps de travail

Un des résultats les plus importants de l’adaptation de l’enseignement en présentiel à l’enseignement en distanciel pour les participants à l’étude a été l’augmentation importante de leur temps de travail. En fait, pour plus de 70 % des enseignants interrogés, le temps de travail était supérieur à 8 heures par jour, soit la norme en Russie (Figure 2). Pour certains, ce temps de travail quotidien pour transposer leur enseignement à distance dépassait même les 13 heures par jour.

Figure 2

Temps moyen de travail durant la pandémie pour les enseignants de FLE ayant participé à l’étude

Temps moyen de travail durant la pandémie pour les enseignants de FLE ayant participé à l’étude

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Les réponses aux questions ouvertes de l’enquête témoignent également de cette augmentation majeure du temps de travail des enseignants de FLE ayant participé à l’enquête : « […] on enseignait tous les jours de la semaine, à n’importe quelle heure […] ». « Au début du passage à la formation en ligne, le temps de travail durait parfois plus de 17 heures par jour, sans jour de congé ».

Enseigner en ligne : trois avantages principaux rapportés par les répondants

Comme indiqué dans nos objectifs de recherche, il était également important pour nous de mieux comprendre les avantages potentiels de l’enseignement en ligne, tels que rapportés par les répondants. Les résultats de l’analyse des données révèlent trois principaux avantages de ce passage obligé à la formation à distance (Figure 3) :

  1. les enseignants ont indiqué que, selon leurs observations, l’enseignement était davantage individualisé ;

  2. les enseignants ont également rapporté une plus grande interaction, non seulement entre les apprenants et l’enseignant, mais aussi entre les apprenants eux-mêmes ;

  3. les enseignants ont enfin parlé de la plus grande latitude dont ils disposaient pour l’évaluation des apprentissages réalisés par les apprenants.

Figure 3

Trois principaux avantages pédagogiques de l’enseignement à distance, tels que rapportés par les enseignants de FLE interrogés

Trois principaux avantages pédagogiques de l’enseignement à distance, tels que rapportés par les enseignants de FLE interrogés

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Les données recueillies auprès des participants permettent de mieux comprendre certains des avantages identifiés de façon quantitative (Figure 3). Par exemple, plusieurs répondants semblaient d’avis qu’il s’agissait d’une excellente alternative en cas de force majeure, la crise sanitaire « […] C’est une bonne alternative en cas de force majeure pour assurer la continuité pédagogique […] ». D’autres y ont également vu plusieurs opportunités, par exemple d’autres façons d’évaluer les apprenants : « […] de nouvelles méthodes sont apparues pour l’évaluation […] ».

Plusieurs répondants ont également avancé une grande variété d’avantages plus personnels inhérents à cette nouvelle forme d’enseignement (Figure 4). Parmi les principaux avantages figurent le fait de gagner du temps (70 %), en particulier dans les grandes agglomérations comme Moscou où le transport en commun peut prendre jusqu’à 3 heures, chaque jour, aux enseignants, le fait qu’ils se sentaient plus à l’aise de travailler de la maison que dans leurs bureaux partagés à plusieurs dans les universités ou encore dans des salles de cours souvent bondées (60 %), de même que l’amélioration de leur créativité (20 %). Certains ont également indiqué que l’enseignement en ligne les a amenés à avoir de meilleures relations avec les étudiants (18 %), notamment en raison des communications fréquentes et différentes. Ce sont 10 % des répondants qui ont aussi indiqué que leur travail était ainsi devenu un peu plus calme, et ce, malgré les plus longues heures passées à adapter leurs cours.

Figure 4

Avantages rapportés par les enseignants interrogés

Avantages rapportés par les enseignants interrogés

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Cela dit, même si 94 % des répondants ont indiqué voir certains avantages à la formation à distance obligatoire, ils sont 6 % à ne pas y avoir trouvé d’avantages. Concrètement, à la question sur les avantages, ils ont répondu qu’il n’y en avait pas. Dans les commentaires recueillis lors de l’enquête, on retrouve par exemple : « […] Pas d’avantage […] au contraire ! » ou encore « […] exactement le contraire que des avantages […] ». Plusieurs ont aussi indiqué qu’ils n’avaient pas été préparés pour l’enseignement en ligne, et que dans ce contexte, ils ne voyaient pas comment il était possible de trouver des avantages quelconques à cette formule imposée : « […] Dans le format dans lequel nous avons dû travailler, c’est-à-dire sans préparation, sans formation spéciale, il n’y a aucun avantage pour moi […] ». D’autres commentaires sont également allés dans le même sens : « […] Il n’y a aucun avantage, techniquement, nous ne sommes pas prêts à diffuser l’enseignement massif en ligne ».

Dans la section portant sur les désavantages ou les défis inhérents à ce contexte particulier de l’enseignement des langues en Russie, on retrouve 7 principaux défis rapportés par les enseignants (Figure 5). Le premier est la fatigue inhérente à l’enseignement en ligne, un problème rapporté par 71 % des répondants. Les problèmes technologiques (accès à Internet, etc.) arrivent au deuxième rang des problèmes rencontrés (65 % des répondants). L’absence de contacts directs avec les étudiants (61 %), les problèmes de discipline ou de gestion de classe « en ligne » (31 %), les difficultés inhérentes au travail au domicile comme nous l’avions déjà soulevé précédemment (27 %), les difficultés des étudiants à s’organiser (22 %), puis enfin les défis d’intégration du numérique par les enseignants.

Figure 5

Principaux défis rapportés par les enseignants interrogés

Principaux défis rapportés par les enseignants interrogés

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Dans l’enquête réalisée, au-delà des avantages et des défis inhérents à l’enseignement du français comme langue étrangère en Russie, en contexte de pandémie de COVID-19, nous avons souhaité mieux comprendre, sur le plan du développement professionnel des enseignants, comment ce contexte unique est susceptible d’avoir influencé leur perception de leur profession, de leur travail, voire de leur rôle d’enseignant de langue. Les résultats de l’enquête révèlent cinq principaux résultats (Figure 6). Les enseignants interrogés ont d’abord indiqué que le passage obligatoire à la formation à distance les a amenés à mieux comprendre le rôle clé qu’eux-mêmes avaient à jouer dans la formation à distance (71 % des répondants). Les enseignants ont également souligné que ce contexte particulier les a amenés à réaliser l’importance du numérique pour l’enseignement des langues (59 %). Parallèlement, l’obligation d’enseigner à distance les a amenés à accroître leur compétence numérique (57 %). Enfin, la formation à distance en a contraint plusieurs à restructurer divers éléments de leurs cours, tels qu’ils étaient planifiés en présentiel, notamment sur le plan des évaluations (37 %). La formation à distance dans le contexte de la COVID-19 leur a enfin permis de découvrir diverses façons de communiquer avec leurs étudiants (25 %).

Figure 6

Comment la FAD obligatoire influence la perception du rôle des enseignants de langue en Russie

Comment la FAD obligatoire influence la perception du rôle des enseignants de langue en Russie

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Discussion

Cette recherche est fort originale pour plusieurs raisons. Elle a d’abord le mérite d’avoir été réalisée au début de la pandémie de COVID-19. Elle porte également sur des données empiriques (74 enseignants de 20 universités), recueillies auprès d’une catégorie d’enseignants – les enseignants de français langue étrangère de la Russie centrale – qui n’ont pas fait l’objet d’un nombre important d’études. La recherche réalisée a notamment permis de mieux comprendre l’impact de ce contexte exceptionnel sur la charge de travail des enseignants. On remarque, comme plusieurs études l’ont indiqué depuis le début de la pandémie, que le passage à l’enseignement en ligne obligatoire a engendré une charge de travail plus importante pour les enseignants (Figure 2). Il était important pour nous d’interroger également les enseignants sur les avantages potentiels de la formation à distance obligatoire. Nos résultats révèlent ainsi trois principaux avantages rapportés par ceux-ci (Figure 3) : un enseignement davantage individualisé ; un enseignement (éventuellement) davantage interactif ; une plus grande latitude pour l’enseignement. Comme plusieurs enseignants ont également parlé d’avantages plus personnels dans l’enquête, nous en avons fait une catégorie distincte. Ce sont ainsi cinq principaux avantages, non pas pédagogiques, mais plutôt personnels, qui ont été rapportés par les 74 enseignants interrogés : le fait de gagner du temps (notamment en raison du temps de transport amputé), le fait de pouvoir travailler dans un contexte plus agréable, voire plus calme, que celui d’un bureau partagé par de nombreux collègues, voire de salles de cours bondées, etc. Sur ce dernier point, il serait intéressant de vérifier, dans des travaux futurs, pour voir si cet avantage – présent au début de la pandémie – l’est toujours, un an plus tard. L’enquête réalisée auprès de 74 enseignants a évidemment permis de mieux comprendre les principaux défis inhérents à la mise en place, obligatoire, de l’enseignement en ligne du français langue étrangère dans quelque 20 universités de Russie centrale. L’enquête réalisée a permis de dresser une liste des sept principaux défis rencontrés par les enseignants. La question de la fatigue, inhérente à l’enseignement en ligne, et documentée déjà dans de nombreuses autres études (voir Lee, 2020 ; Nadler, 2020 ; Wiederhold, 2020), arrive en tête des défis rencontrés. Les problèmes techniques sont aussi souvent signalés par les enseignants qui ont participé à la recherche. À cela s’ajoutent plusieurs autres défis : la discipline, le travail à domicile, les difficultés des étudiants à s’organiser, voire les défis inhérents à la transposition de cours en présentiel… à distance. Enfin, nous avons expliqué comment ce contexte a, d’une certaine façon, fait évoluer leur propre perception de leur profession, voire même de l’importance du numérique.

Les résultats de cette enquête sont susceptibles d’outiller à la fois les gouvernements et les centres de pédagogie universitaire afin de les informer des défis rencontrés par les enseignants, et ce, afin qu’ils soient en mesure de mettre en place une aide qui réponde à leurs principaux besoins. Ces résultats pourraient enfin participer à un renouvellement de la formation des enseignants de français langue étrangère, en Russie ou ailleurs, afin que ces derniers soient mieux outillés pour faire face à la formation à distance, avec ou sans la pandémie de COVID-19.

Cette publication a été préparée avec le soutien du programme Strategic Academic Leadership Program de l’Université russe de l’amitié des peuples (Peoples Friendship University of Russia (RUDN University)/ This paper has been supported by the Peoples’ Friendship University of Russia Strategic Academic Leadership Program.