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« Un grand pouvoir implique de grandes responsabilités. » Cette phrase, que cet article a pour ambition de relier au domaine de l’enseignement, est prononcée par Ben Parker, l’oncle de Peter Parker, alias Spider-Man, dans le film du même nom (Raimi, 2002), après que celui-ci a « abusé » de son superpouvoir pour se défendre lors d’une bagarre causée par un accident qu’il avait lui-même provoqué[1].

Plus tard dans l’histoire, Peter choisit consciemment, alors qu’il en avait le pouvoir, de ne pas intervenir dans le cadre d’une situation de vol et un drame se produit : un malfrat, pour s’emparer du véhicule de l’oncle de Peter, abat celui-ci. Rongé par la culpabilité de son inaction, cette phrase résonnera en Peter comme une injonction : celle d’assumer la responsabilité de son « superpouvoir ».

L’histoire ne dit pas si Ben Parker tire sa sagesse de la philosophie, mais la phrase qu’il prononce résonne fortement avec celle de Jonas (1990) postulant que « la responsabilité est un corrélat du pouvoir, de sorte que l’ampleur et le type du pouvoir déterminent l’ampleur et le type de responsabilité » (p. 177).

De l’éthique de la responsabilité de Jonas et de son application au domaine de l’enseignement

L’éthique de la responsabilité de Jonas est structurée autour de quatre éléments qui s’appliquent aux politiciens qui sont responsables des conséquences de leurs décisions sur les citoyens, mais aussi à de nombreux professionnels tels que le médecin ou le capitaine de bateau (Métayer et Ferland, 2018).

Pour Jonas, « l’être humain est fondamentalement libre, c’est-à-dire capable de choisir de façon consciente et délibérée entre plusieurs actions » (Métayer et Ferland, 2018, p. 161). Cette liberté le rend responsable des conséquences de ses actes. Dans le domaine de l’enseignement, on peut faire un parallèle entre ce principe et celui de la liberté pédagogique, qui implique que l’enseignant dispose d’une certaine liberté pour choisir les moyens permettant aux élèves d’apprendre (méthodes, stratégies pédagogiques…), dans les limites du cadre de référence légal[2].

Jonas propose un second principe : « un être ne peut se sentir moralement responsable des conséquences de ses actions que si celles-ci affectent un autre être qui possède une valeur à ses yeux[3]. Cet être […] lui impose le devoir de le respecter et de le protéger » (Métayer et Ferland, 2018, p. 161). Ce second principe s’applique bien à l’enseignement, puisque le système enjoint à l’enseignant de se soucier du développement intégral de chaque élève et, en particulier, d’un ensemble de savoirs, savoir-faire et savoir-être estimés nécessaires par la société.

Le troisième principe de Jonas souligne que cette responsabilité découle uniquement du fait de la « vulnérabilité » de l’être « que nos actions peuvent affecter » (Métayer et Ferland, 2018, p. 161). Dans le domaine de l’enseignement, les élèves peuvent donc être considérés comme des êtres « vulnérables », dans le sens où ils sont directement affectés par les actions pédagogiques de l’enseignant auxquelles ils peuvent difficilement se soustraire.

Le quatrième principe précise que « cette responsabilité n’existe que si l’être vulnérable se trouve dans la sphère d’action de l’agent et que ce dernier dispose d’une puissance d’action susceptible d’influer sur son sort » (Métayer et Ferland, 2018, p. 161). Ce dernier principe s’applique également au domaine de l’enseignement, puisque les recherches empiriques des cinquante dernières années ont mis en évidence l’importance de l’effet enseignant sur l’apprentissage des élèves (p. ex., Bissonnette et Boyer, 2019) et, en corollaire, l’existence de stratégies pédagogiques plus efficaces que d’autres (p. ex., Gauthier, Bissonnette et Richard, 2013).

Prise de recul et implications pour la formation des enseignants

Si la notion de pouvoir est convoquée dans notre comparaison, la manière dont celle-ci fait l’objet d’un choix (ou pas) est à souligner. En effet, si le « superpouvoir » de Spider-Man se présente à lui de manière inopinée et non désirée, l’enseignant quant à lui réalise le choix de devenir enseignant et se professionnalise pour cela… même si on peut supposer qu’au moment d’entamer sa formation, il ne se représente que peu l’étendue et la portée de son « pouvoir à venir ».

On peut également discuter le sens d’une utilisation de ce pouvoir qui serait abusive dans le cas de l’enseignant. L’objet de ce texte vise plutôt à souligner, à l’inverse, une trop faible conscience du pouvoir dont il est justement doté et une sous-utilisation de celui-ci… ce qui rappelle la nécessité de travailler la prise de conscience des marges d’action, du « pouvoir » de l’enseignant, lors de sa formation.

Il faut bien sûr se garder de voir dans notre analyse une forme de culpabilisation du corps enseignant. Dans le film, on peut supposer que l’intention du réalisateur est de faire comprendre que Spider-Man est en quelque sorte coupable de la mort de son oncle du fait de son inaction. Notre propos ne vise pas à mettre ici en accusation l’enseignant par une quelconque culpabilisation. En effet, les situations d’enseignement-apprentissage sont par nature complexes et influencées par de nombreux facteurs sur lesquels l’enseignant a peu de prises, tels que le milieu social des élèves ou des phénomènes plus structurels liés à l’organisation du système éducatif.

Dans ces situations complexes, si l’enseignant ne peut être tenu responsable des résultats des élèves, il dispose néanmoins d’une certaine liberté, et donc d’un certain pouvoir, pour choisir les moyens pédagogiques à mettre en oeuvre dans sa classe, ce qui implique la responsabilité de choisir ceux dont l’efficacité a été démontrée par des recherches empiriques. C’est à ce titre que se distingue selon nous l’obligation de résultats de l’obligation de moyens. La responsabilité de l’enseignant, lorsqu’il choisit une approche pédagogique, avait déjà été mise en évidence par De Landsheere (1979) dans la préface d’un livre de Bloom :

arrivé au terme de ce livre, l’enseignant ne sera plus le même qu’au début. Il aura de nouveau perdu une partie de son « innocence », image favorite chez B. S. Bloom pour souligner la responsabilité que portent ceux qui, bien qu’avertis de la possibilité de mieux être et de mieux faire, continuent à agir comme avant.

De Landsheere, G. 1979, p. 8

Aussi, pour pouvoir assumer cette responsabilité portant sur les moyens de son action (et notamment face au « marché » existant  : approches, outils, manuels…), encore faut-il que l’enseignant ait été formé à la reconnaissance des stratégies dont l’efficacité a été réellement démontrée, ainsi qu’à une démarche lui permettant de choisir entre plusieurs stratégies pédagogiques en fonction de critères précis et non en fonction de ses préférences idéologiques (voir par exemple les critères proposés par Bocquillon, Bissonnette et Gauthier, 2019). Il en va aussi de la responsabilité des formateurs qui doivent outiller les enseignants à partir de recherches scientifiques et non de leurs propres préférences… et de celle des chercheurs en éducation.