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Le nouvel ouvrage de France Martineau, de Wim Remysen et d’André Thibault offre une impressionnante synthèse des travaux des dernières décennies ayant pour objet la langue française en Amérique du Nord et, particulièrement, le français tel qu’il est parlé au Québec. Le panorama des variétés de français nord-américaines (laurentienne, acadienne et louisianaise) dépeint ici est unique en son genre : en faisant cette synthèse des travaux récents de spécialistes, l’ouvrage propose à la fois une description linguistique étoffée des spécificités lexicales, phonologiques et morphosyntaxiques du français parlé au Québec (incluant de nombreux exemples) en le comparant aux autres variétés linguistiques, un résumé de l’histoire et de l’évolution du français en Amérique du Nord (dans différents foyers d’implantation) et un aperçu des problématiques sociolinguistiques contemporaines et historiques de la francophonie nord-américaine. L’ouvrage est adéquatement orienté vers l’enseignement et un public de spécialistes : il propose un glossaire en fin d’ouvrage (dont les entrées sont marquées dans le corps du texte par des astérisques) et une imposante bibliographie témoignant de l’état de la recherche actuelle.

La première partie du livre, constituée de quatre chapitres, porte sur l’histoire dite « externe » du français en Amérique du Nord. En revenant successivement sur la période du régime français, sur celle du régime anglais, sur la période qui s’étend de l’Acte d’Union à la Première Guerre mondiale et, enfin, sur la période contemporaine, les auteurs et autrices brossent le portrait de l’implantation historique du français sur le continent et détaillent les facteurs qui expliquent (tant par l’histoire canadienne et nord-américaine que française) le phénomène de différenciation linguistique des variétés d’ici par rapport au français européen. Cette section très riche et très bien documentée revient aussi sur la question du statut du français sur le continent (consacrant des sous-sections à la question de l’aménagement linguistique) et sur les attitudes et les idéologies linguistiques de chaque période.

C’est un portrait nuancé du processus de différenciation linguistique qui est présenté ici, loin de certains stéréotypes dépeignant de façon caricaturale le français nord-américain comme archaïque ou s’expliquant exclusivement par le contact linguistique. Outre la présentation des conditions socioéconomiques et politiques dans lesquelles a évolué le français depuis son implantation sur le continent ou encore celle de l’histoire des contacts linguistiques, cette première partie de l’ouvrage consacrée à l’histoire externe revient aussi, pour chacune des périodes, sur les différentes façons de considérer le français parlé au Canada (et en Amérique du Nord plus largement) en offrant une analyse des commentaires métalinguistiques disponibles pour chacune des époques. La fin de chaque chapitre propose aussi un bref inventaire des sources textuelles (et, plus tard, orales) existantes pour la période concernée ; une ressource précieuse pour les personnes intéressées par la (socio) linguistique historique qui souhaiteraient approfondir leurs connaissances ou aller consulter les sources primaires.

La deuxième partie du livre, centrée sur le Québec, met à profit les travaux récents pour décrire en détail les spécificités du français sur les plans du lexique (chapitre 5), de la prononciation (chapitre 6) et de la morphosyntaxe (chapitre 7). Cette section est richement illustrée par des exemples de traits saillants démarquant le français québécois des variétés européennes ou faisant diverger le français québécois des autres variétés nord-américaines. Si l’ouvrage prend le parti de traiter principalement, dans cette section, du Québec (en justifiant ce choix par des arguments convaincants), la situation du français dans les autres provinces canadiennes (et dans une moindre mesure, en Louisiane ou en Nouvelle-Angleterre) est fréquemment comparée à celle de la seule province où le français est aujourd’hui majoritaire. Les auteurs et autrices montrent ainsi les défis propres à la francophonie minoritaire et présentent de façon fine le rôle joué par les conditions sociohistoriques et politiques dans l’évolution des variétés de français et dans leurs spécificités linguistiques. Ces trois chapitres sont aussi les plus « techniques » du livre : en plus des exemples de traits linguistiques particuliers dans le vocabulaire, la prononciation et la grammaire, cette section présente une histoire des méthodes et des approches qui ont été employées dans l’analyse linguistique du français nord-américain. Cette revue de la littérature, détaillée et pertinente, montre ainsi comment la description linguistique (surtout différentielle) du français au Québec a évolué en fonction des intérêts et des prises de position des chercheurs et chercheuses.

Enfin, le dernier chapitre touche de façon plus large aux enjeux sociolinguistiques de la vie en français en Amérique du Nord et fait la part belle aux recherches les plus récentes, en intégrant une réflexion importante sur les questions d’immigration ou de coexistence avec les communautés autochtones, par exemple.

En somme, cet ouvrage spécialisé est un bel ajout à la bibliothèque de toute personne s’intéressant à la francophonie nord-américaine dans une perspective linguistique ou sociolinguistique. La contribution de Martineau, de Remysen et de Thibault à la recherche contemporaine sur le français nord-américain (dans ses différentes variétés) et son histoire fait en sorte que leur ouvrage est à la pointe de la discipline et présente de nombreuses ressources et recherches très récentes (notamment celles auxquelles participent les auteurs et l’autrice). On appréciera, par exemple, les références à tous les corpus récemment mis à la disposition du grand public. Si le livre nécessite certaines connaissances en linguistique étant donné la nature plus technique de certains chapitres, il réussit son pari de proposer une synthèse générale (et très agréable à lire) des travaux spécialisés de différents domaines de la linguistique, souvent difficiles d’accès ou dispersés en raison de leur lieu de publication. L’ouvrage vient ainsi combler un vide dans la littérature sur le français nord-américain, ce qui en fera sans aucun doute rapidement un livre incontournable tant en enseignement qu’en recherche.