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Un peu partout au Canada, là où la langue française et les collectivités qui la partagent sont minoritaires, les arts et les artistes se voient dotés d’une fonction socioculturelle particulière. Au courant des années 1970, à la suite de l’éclatement du Canada français et de la redéfinition des identités francophones selon des frontières provinciales, les artistes adoptent un discours qui fait d’eux les porteurs de l’expression culturelle et, ainsi, de la cause politique de leurs collectivités. Ils endossent le rôle d’« animateurs culturels », créant des institutions consacrées à la prise de parole artistique et culturelle et veillant à la démocratisation des arts auprès de leurs collectivités (Beddows et Mercier, 2007 : 9).

Selon Lucie Hotte, une transition importante s’effectue au courant des années 1990 et 2000, moment auquel « le vocable d’“animateur culturel” » serait « remplacé par celui de “médiateur culturel” » (Hotte, 2013 : 12). L’expression « médiation culturelle » serait, selon Sophie Joli-Coeur, une « forme plus récente et élaborée de l’animation culturelle » (2007 : 1). Elle apparaît dans les secteurs culturels et artistiques du Québec, suivant son émergence dans les bibliothèques et les musées de France pendant les années 1980 (Lafortune et Racine, 2012 ; Quintas, 2014 : 3). Dans un lexique datant de 2014, l’organisme Culture pour tous au Québec en donne la définition suivante :

À la jonction du culturel et du social, la médiation culturelle déploie des stratégies d’intervention – activités et projets – qui favorisent dans le cadre d’institutions artistiques et patrimoniales, de services municipaux ou de groupes communautaires, la rencontre des publics avec une diversité d’expériences

Fourcade, 2014 : 6

Rencontre par excellence, la médiation culturelle aurait, entre autres, pour objectifs la démocratisation et l’accessibilité de la culture, la participation citoyenne et individuelle ainsi que la consolidation des liens collectifs.

La Fédération culturelle canadienne-française (FCCF), organisme porte-parole des arts et de la culture en contexte francophone canadien et acadien, a consacré une part importante de ses énergies à la promotion de la médiation culturelle en tant que nouvelle approche du développement culturel des francophonies minoritaires du Canada. Parmi les membres pluridisciplinaires de la FCCF, la médiation culturelle intéresse les organismes des arts visuels, qui y voient une possibilité de « compréhension accrue, mais aussi l’augmentation de la diffusion des arts visuels contemporains dans la francophonie canadienne » (FCCF, 2011 : 30). L’Alliance des radios communautaires y trouve, pour sa part, une manière d’« établir de nouveaux modèles de collaboration entre les communautés et les artistes, à la fois pour augmenter l’accès des communautés à des prestations musicales francophones, mais également afin d’élargir les fenêtres de création et de diffusion des artistes » (FCCF, 2013 : 33).

Après avoir organisé une journée d’études sur la médiation culturelle (en collaboration avec la Fête de la culture et Culture pour tous) en 2012-2013 et formé des travailleurs culturels pour constituer une « cellule de médiation culturelle » à Vancouver, à Ottawa et à Caraquet en 2014, la FCCF déclare « se fai[re] la figure de proue de la médiation culturelle, qui est indéniablement dans l’air du temps et s’impose aujourd’hui comme une nouvelle relation à la culture ayant un effet tangible sur le développement régional » (FCCF, 2015 : 14). C’est un parcours que l’organisme poursuit dans les années suivantes, notamment auprès de communautés ethnoculturelles à Winnipeg et à Ottawa, où les arts visuels et l’écriture créative sont exploités pour traiter d’immigration et d’intégration culturelle. En 2018, la FCCF privilégie même la reconnaissance de l’approche de la médiation culturelle en signant une Entente de collaboration pour le développement des arts et de la culture des communautés francophones en situation minoritaire du Canada 2018-2023 avec le ministère du Patrimoine canadien, le Centre national des Arts, le Conseil des arts du Canada, la Société Radio-Canada, l’Office national du film du Canada et Téléfilm Canada (FCCF, 2020 : 6).

Parmi les domaines artistiques que représente la FCCF, le théâtre a pourtant peu été à l’avant-plan, un phénomène également présent dans la recherche, qui a surtout porté sur la médiation culturelle dans d’autres contextes artistiques (Hotte, 2013 ; Pelletier, 2019)[1]. Hotte remarque néanmoins au passage que « les compagnies de théâtre tiennent parfois le discours de la médiation culturelle afin d’obtenir du financement pour leurs tournées, et leurs administrateurs le font de bonne foi puisque le rôle de diffuseurs de leurs créations théâtrales auprès de la population francophone de leur province et du Canada en entier leur échoit. » (2013 : 13) C’est pour mieux comprendre la présence de la médiation culturelle dans le milieu théâtral du Canada francophone – avec ou sans tournée – que nous avons mené une enquête quantitative et qualitative en collaboration avec l’Association des théâtres francophones du Canada (ATFC)[2], un regroupement de 17 compagnies de théâtre professionnelles[3]. L’ATFC a pour mandat de « rassembler ses membres, [de] représenter leurs intérêts [notamment auprès de la FCCF], [de] soutenir leur développement et leur rayonnement et [d’] adapter son approche en fonction des enjeux actuels et des besoins changeants du milieu » (ATFC, 2022 : s.p.). Les régions géographiques desservies par certaines compagnies membres de l’ATFC sont immenses, et certaines, comme l’UniThéâtre et le Théâtre populaire d’Acadie, gèrent aussi des réseaux de tournée provinciaux.

Bien avant les contraintes imposées par la pandémie de COVID‑19 au milieu théâtral, nous constations un virage numérique important dans les compagnies de théâtre francophones du Canada, en particulier en ce qui a trait à la médiation culturelle, elle-même en pleine éclosion. Nous avons ainsi cherché à saisir l’envergure du virage numérique qui s’est produit dans les compagnies de théâtre francophones du Canada à un moment précaire pour le milieu, alors que le recours au numérique, nécessaire à ce moment-là pour plusieurs compagnies, posait également des questions existentielles sur la coprésence au théâtre (Denizot et Petr, 2016 : 10). Ce faisant, nous souhaitons appréhender la particularité de la médiation culturelle numérique de ces institutions culturelles de langue officielle en milieu minoritaire, d’abord d’un point de vue quantitatif, puis selon une perspective qualitative.

Cadre théorique et méthodologique

Les fondements théoriques et méthodologiques de notre étude reposent en partie sur une enquête quantitative et qualitative réalisée en 2019 par une équipe de chercheurs affiliés au Laboratoire de recherche sur les publics de la culture de l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR). Cette enquête portait sur les dispositifs de médiation numérique dans les arts de la scène, tels que le théâtre, le cirque et la danse. Les chercheurs qui participaient à cette étude comprenaient Hervé Guay, Marie Beaulieu, Marie-Claude Lapointe, Marie-Claude Larouche et Louis Patrick Leroux. Leur enquête a été menée en collaboration avec des organismes, tels qu’En piste – Regroupement national des arts du cirque, le Regroupement québécois de la danse et le Conseil québécois du théâtre (Lapointe et al., 2020 : 3). Elle prend pour point de départ une définition que nous adoptons également, celle qui cerne par l’expression « dispositif numérique de médiation culturelle » « l’ensemble de [s] moyens numériques en appui à la médiation culturelle » (Larouche et al., 2019 : s.p.). Ces dispositifs ont en commun d’avoir été « développés grâce aux capacités d’encodage informatique s’appuyant sur des réseaux, des équipements et des applications logicielles selon différentes configurations (sites Internet, applications mobiles, réseaux sociaux, etc.) et différentes modalités médiatiques (vidéo, images, textes, audio, etc.) » (Larouche etal., 2019 : s.p.).

Dans une thèse de doctorat en sciences humaines soutenue à l’Université Laurentienne en 2019, réalisée par Lianne Pelletier, on peut trouver l’une des rares études portant spécifiquement sur la médiation culturelle au Canada francophone. Dans cette thèse, Pelletier cite de nombreux exemples de pratiques qui profitent de dispositifs numériques, notamment la fidélisation par l’entremise des médias sociaux ou des blogues, qui « servent à créer et à entretenir des communautés auxquelles les publics peuvent s’identifier » (2019 : 33). Parallèlement, Mélanie Millette a étudié l’usage des technologies d’information et de communication, spécialement les médias sociaux, par les francophones en situation minoritaire au Canada. Elle confirme que les blogues et les médias sociaux sont également utiles pour les publics eux-mêmes : ils jouent « un rôle important auprès des usagers franco-canadiens parce qu’ils participent de l’ouverture d’espaces alternatifs de communication, publics et en français » (2016 : s.p.). Ces dispositifs numériques et d’autres encore peuvent être déployés par les organismes artistiques avant, pendant ou après la représentation afin de favoriser la médiation culturelle.

Pour mener son enquête, l’équipe du Laboratoire de recherche a composé un questionnaire de 110 questions réparties en quatre volets (l’organisation, la médiation culturelle, les dispositifs de médiation culturelle numérique et l’usage quotidien du numérique) sur la plateforme SurveyMonkey et l’a mis à la disposition d’autres chercheurs qui, comme nous, désiraient s’investir dans des partenariats similaires. Le deuxième volet nous intéresse particulièrement en ce qu’il permet de poser des questions sur la médiation culturelle, comme celles-ci : « Est-elle pratiquée par les organismes ? Si oui, pour quelles raisons ? Qui a la responsabilité de mettre en oeuvre les actions de médiation culturelle et à qui sont-elles destinées ? » (Lapointe et al., 2020 : 4). Le troisième volet, tout aussi révélateur, porte quant à lui sur les dispositifs de médiation culturelle numérique et comporte des questions sur « la forme que prennent les dispositifs, leurs visées et le financement qui en permet le déploiement » (Ibid.).

Avec l’appui de l’ATFC et de l’équipe de chercheurs du Laboratoire de recherche sur les publics de la culture, nous avons créé un questionnaire qui reprenait plusieurs des questions qui figuraient dans leur questionnaire. À l’été 2020, nous avons envoyé notre questionnaire aux 17 compagnies de théâtre professionnelles de la francophonie canadienne membres de l’ATFC[4]. Parmi ces compagnies, 14 ont répondu à notre sondage. Puis nous avons mené des entretiens semi-dirigés avec des employés d’organismes qui ont accepté de répondre à nos questions pour s’exprimer sur les sujets de l’étude. Nous reviendrons ici sur les résultats de cette étude dans le domaine de la médiation culturelle numérique, particulièrement sur ceux qui relèvent du recours aux dispositifs numériques, de leurs fonctions, des formes et des supports adoptés et, enfin, des effets de la médiation culturelle numérique.

Les formes de la médiation culturelle numérique

De prime abord, les résultats de notre étude pancanadienne se démarquent des données québécoises sur les dispositifs numériques de médiation culturelle. Ils montrent d’abord que 13 organismes sur les 14 répondants (93 %) proposent des mesures de médiation culturelle et qu’ils ont tous recours à des dispositifs numériques dans leurs activités, alors qu’au Québec, seulement 54 % des répondants proposent des activités de médiation culturelle numériques (Lapointe et al., 2020 : 7). Dans la francophonie canadienne, ces organismes proposent des activités de médiation culturelle depuis peu ou assez longtemps, entre 2 et 15 ans. La plupart (69 %) proposent de la médiation culturelle à l’aide de dispositifs numériques depuis moins de cinq ans, ce qui correspond au bref historique de la médiation culturelle que l’on retrouve dans les rapports annuels de la FCCF. Trois organismes ont entre 10 et 15 ans d’expérience en médiation culturelle numérique.

La majorité des dispositifs numériques sont utilisés de manière ponctuelle, en lien avec un spectacle (13 organismes ou 93 %), d’autres, en ordre décroissant du nombre de compagnies théâtrales, avec l’organisme (7), un savoir disciplinaire (7) ou un artiste (6). Ces données correspondent à celles du Québec (83 %), où l’on a principalement recours aux activités numériques pour assurer la médiation culturelle d’un spectacle précis (Lapointe et al., 2020 : 7).

Figure 1

Nombre de compagnies qui proposent des dispositifs numériques de médiation culturelle en lien avec une activité

Nombre de compagnies qui proposent des dispositifs numériques de médiation culturelle en lien avec une activité

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Figure 2

Les formes numériques de la médiation culturelle dans les compagnies de théâtre franco-canadiennes

Les formes numériques de la médiation culturelle dans les compagnies de théâtre franco-canadiennes

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Les organismes du Canada francophone ont expliqué les formes que la médiation culturelle numérique pouvait prendre chez eux : offrir un cahier d’accompagnement ou d’activités pédagogiques en lien avec un spectacle destiné au milieu scolaire (92 %) ; présenter des vidéos sur le processus de création (75 %) ; des surtitres en anglais (75 %) ; des textes relatifs au spectacle destinés au grand public (67 %) ; des vidéos sur un spectacle particulier (excluant une vidéo promotionnelle) (58 %) ; des conférences en ligne ou webinaires (25 %) ; ou des vidéos sur l’exploitation pédagogique d’un spectacle ou des balados (17 %). Le rapport québécois précise que « la médiation numérique offerte par les organismes prend surtout la forme d’un cahier d’accompagnement ou d’activités pédagogiques se rapportant à un spectacle destiné au milieu scolaire (66 %), de vidéos sur le processus de création (64 %) ou de textes relatifs au spectacle et destinés au grand public (55 %) » (Lapointe et al., 2020 : 7). Dans les deux cas, le cahier d’accompagnement demeure l’outil le plus employé, alors que les vidéos sur le processus de création et les textes relatifs au spectacle destinés au grand public font bonne figure.

La prépondérance du surtitrage en anglais des spectacles constitue une particularité franco-canadienne attestée pour ce qui est de la médiation culturelle numérique. Des chercheuses ont bien établi l’importance du surtitrage anglais pour les institutions théâtrales francophones à l’ouest du Québec, comme moyen de développer des publics en brisant la barrière de la langue et de joindre un public plus vaste dans un contexte où la langue française est minoritaire (Clarke et Nelson, 2013 ; Ladouceur et Liss, 2011 ; Nolette, 2022 ; Pelletier, 2019 : 43). C’est dans cette perspective que le Théâtre français de Toronto voit son public dont la langue maternelle n’est pas le français bondir pour atteindre 55 % lors de représentations avec surtitrage. Il en va de même pour La Troupe du Jour à Saskatoon (Saskatchewan), qui constate en 2007 une augmentation du public de l’ordre de 16 % pour les représentations avec surtitrage (Ladouceur, 2015 : 243-244). Notre sondage montre comment le surtitrage en anglais, utilisé pendant le spectacle, ne représente cependant qu’une des formes que peut prendre la médiation culturelle numérique dans les institutions théâtrales franco-canadiennes et comment elle peut en côtoyer d’autres tout aussi populaires, comme le cahier d’accompagnement ou d’activités pédagogiques, ou alors la vidéo sur le processus de création.

Pour donner plus de précisions sur les formes que prend la médiation culturelle numérique dans son organisme, un répondant a spécifié qu’il présente des vidéos (souvent sur YouTube) en salle de classe pour des ateliers préparatoires au théâtre. Par exemple, l’animateur fait jouer un vidéoclip d’un artiste pop pour susciter une discussion sur l’hypersexualisation dans le but d’aborder cette thématique dans la pièce qui fait l’objet de l’atelier. Notons que l’exemple donné par l’organisme vise davantage la compréhension du sujet du spectacle que l’initiation aux formes artistiques du théâtre, ce qui l’éloigne de l’éducation artistique qui a pour objectif d’initier les enfants aux différentes formes d’art et de cultiver leur goût, leur participation et leur capital culturel (Pelletier, 2019 : 37-38). Ces précisions du répondant, de même que la popularité des cahiers pédagogiques et des vidéos sur le processus de création (forme d’éducation artistique), témoignent cependant de la place importante que peuvent prendre les projets éducatifs de toutes sortes. Au Canada francophone, où l’école de langue française s’est munie d’un mandat linguistique et culturel, la médiation en milieu scolaire peut ressembler à l’animation culturelle en ce qu’elle répond aussi à une attente afin de servir d’ancrage communautaire à l’école (Bernard, 1998 ; Thibault, 2012). Un des résultats de la rencontre entre les publics scolaires et les spectacles (comme faire jouer le vidéoclip d’un artiste pop) serait alors une forme de sensibilisation à la culture francophone et d’éveil au sentiment d’appartenance à celle-ci (Théberge, 2006). Si cet objectif n’est pas nommé par les répondants au sondage, il explique certainement une part de l’accueil fait aux artistes (et à leurs dispositifs numériques) dans les écoles, surtout s’il s’agit de parler d’un sujet relativement délicat comme l’hypersexualisation. Au Québec, l’éducation artistique occupe une place importante dans les pratiques de médiation culturelle des organismes de la scène, les objectifs de ces derniers rejoignant souvent ceux de multiples programmes du ministère de l’Éducation (Guay et al., 2022 : Larouche et al., 2022 : 23).

Un peu plus loin dans le questionnaire, les organismes franco-canadiens ont aussi donné des détails sur le support ou le média numérique où se déploie la médiation culturelle. Celle-ci se fait par l’entremise des médias sociaux (85 %), par le site Internet des compagnies (46 %) et par des dispositifs transmédiatiques combinant des éléments sur différentes plateformes médiatiques (8 %). Aucun organisme n’intègre les supports plus avancés de la réalité virtuelle avec casque, de l’application mobile ou de la douche sonore (un dôme haut-parleur visant une seule personne) pour faire de la médiation culturelle. Parmi les plateformes et les médias sociaux mentionnés, on trouve Facebook, Twitter, Instagram, YouTube, SoundCloud, des liens vers des pages Web ou des dossiers en ligne. Au Québec, les organismes déploient la médiation culturelle numérique à la fois sur les sites Internet et les médias sociaux dans des proportions quasi identiques (82 % et 80 % respectivement) (Lapointe etal., 2020 : 7).

Dans notre étude, un organisme indique à titre d’exemple qu’il diffuse en direct un groupe de discussion sur Facebook, mais que ses guides d’accompagnement pédagogique sont disponibles sur son site Internet. Un autre organisme note que ses efforts en matière de médiation culturelle en sont encore à leurs débuts parce qu’il n’y a pas de personnel qui s’y consacre activement. Un employé de cette compagnie, qui y travaille à temps partiel, explique la situation ainsi :

Nous avons commencé à proposer des versions papier réduites de nos programmes de soirée et une version complète sur le site Web, accessible par code QR sur la version papier. Nous tentons toujours d’organiser une table ronde avec les artistes après la représentation, pour un retour sur le spectacle avec les spectateurs. Nous avions beaucoup d’activités parallèles pour les spectacles, qui ont été annulés suite au confinement. C’est une sphère qui nous intéresse grandement et que je souhaite développer activement

Répondant, 2020 : s.p.

Il y a donc à la fois une utilisation des outils numériques et une volonté de poursuivre en ce sens à l’avenir.

Les fonctions et les retombées de la médiation culturelle numérique

Les répondants ont indiqué plusieurs motifs qui les ont incités à mettre en place ces dispositifs numériques de médiation culturelle : pour aider un public à comprendre un spectacle (77 %), pour joindre un plus large public (69 %), pour augmenter la probabilité qu’une représentation artistique capte l’attention du grand public (69 %) et pour augmenter la probabilité qu’une représentation artistique capte l’attention d’un public ciblé (54 %). Pour leur part, les organismes québécois ont évoqué les deux raisons suivantes : pour joindre un plus large public (79 %) et pour aider le public à comprendre un spectacle (63 %) (Lapointe et al., 2020 : 7). Il s’agit de deux données inversées par rapport aux résultats provenant de la francophonie canadienne. Parmi les autres raisons qui ont mené à la mise en place de dispositifs numériques, nous avons reçu les réponses suivantes : pour répondre à la demande d’un public (23 %), pour répondre aux exigences de bailleurs de fonds gouvernementaux (15 %) et pour répondre aux exigences de bailleurs de fonds privés (8 %). Un organisme a mis en place des dispositifs numériques de médiation culturelle pour donner suite à une occasion financière qui l’exigeait. Pourtant, les organismes qui ont agi en raison de subventions représentent une minorité, la majorité visant plutôt la facilitation des liens avec les publics de théâtre. Parmi les autres raisons données (38 %), les organismes souhaitent améliorer l’expérience des spectateurs, contribuer à l’expérience artistique et à la culture théâtrale générale, développer la compréhension du public et son ouverture au théâtre pour cultiver une soif de découverte des divers types de théâtre, ou appuyer un animateur qui donne un atelier en salle de classe.

Figure 3

Supports numériques de la médiation culturelle dans les compagnies de théâtre franco-canadiennes

Supports numériques de la médiation culturelle dans les compagnies de théâtre franco-canadiennes

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Dans la mesure où tous les organismes sondés font de la médiation culturelle et qu’ils en font tous à l’aide de dispositifs numériques, ces derniers semblent avoir de belles retombées : sur les treize organismes qui ont répondu à cette question, la très grande majorité considère avoir réussi à mieux préparer le public au spectacle (85 %) et à joindre de nouveaux publics (77 %). Certains (62 %) sont parvenus à créer un lien avec différents publics, en les aidant à comprendre un spectacle et à les intéressant, en plus grand nombre, à la programmation ou à une oeuvre particulière. D’autres organismes (54 %) ont réussi à établir une relation différente avec le public et à mieux faire comprendre leur art de la scène, alors que d’autres encore (46 %) sont parvenus à obtenir plus de visibilité pour l’offre de médiation culturelle sur les réseaux sociaux, à offrir une nouvelle façon d’entrer en relation avec une oeuvre, de prolonger l’expérience après le spectacle ou de mieux se faire connaître. Un plus petit pourcentage des organismes a vu son public en salle augmenter (38 %), a accompagné l’assistance au spectacle (31 %) et accru la renommée de l’organisation (31 %). Enfin, un organisme a noté que les programmes de soirée en ligne répondent à un souci écologique, dans le but de réduire la consommation de papier et d’encre, surtout en tournée. Dans la francophonie canadienne, la médiation culturelle numérique contribue ainsi à développer une relation avec un spectacle ou des publics, à générer des retombées par rapport au marketing, aux entrées en salle et à l’écologie. Au Québec, l’étude sur la médiation culturelle numérique explique que cet outil sert principalement à créer un lien avec des publics (72 %), à établir une relation différente avec le public (68 %) et à aider les publics à comprendre un spectacle (62 %). Dans une moins grande proportion, les organismes québécois ont toutefois souligné que les efforts de médiation culturelle peuvent aider les publics à s’approprier le contenu (48 %) (Lapointe et al., 2020 : 7). La compréhension d’un spectacle occupe une fonction moins importante au Québec (63 %) qu’au Canada francophone, où la langue même du spectacle pourrait nuire à son intelligibilité pour certains publics francophones minoritaires ou francophiles.

Figure 4

Les raisons de la mise en place des dispositifs numériques de médiation culturelle

Les raisons de la mise en place des dispositifs numériques de médiation culturelle

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Des treize organismes sondés lors de notre enquête, la plupart estiment en effet que certains dispositifs de médiation mis en oeuvre sont réussis, ce qui fait écho au constat de tous les organismes québécois pour qui « ces dispositifs participent à la réussite de l’action médiatrice et […] apportent des bénéfices » (Lapointe et al., 2020 : 7). Au Canada francophone, huit organismes croient que certains dispositifs numériques de médiation culturelle mis en oeuvre sont réussis à cause de la qualité du contact et des échanges, six à cause de l’appropriation du contenu, cinq à cause du nombre de participants. Pour un répondant, le fait de se coller à la réalité et aux outils utilisés par le public est une autre raison qui explique leur succès. Pour deux organismes, la médiation culturelle par dispositif numérique en est encore à ses débuts. L’un de ces organismes considère que le facteur de réussite est difficile à déterminer pour l’instant, surtout avec le défi supplémentaire des tournées à travers la province, ce qui contredit l’affirmation de Hotte sur la fonction de la médiation culturelle pour les théâtres franco-canadiennes. Le répondant explique : « La médiation culturelle est beaucoup plus simple à faire dans notre région immédiate et demande plus de créativité à distance. Histoire à suivre... » (Répondant, 2020 : s.p.). Pour un autre organisme, le fait de commencer à faire de la médiation culturelle numérique était déjà une réussite. Un organisme a noté que pour atteindre le niveau de réussite visé, « il [lui] faudrait avoir, à [son] emploi, quelqu’un pour faire les mises à jour et développer une utilisation optimale de ces dispositifs numériques » (Répondant, 2020 : s.p.).

Figure 5

Retombées des dispositifs numériques de la médiation culturelle mis en place par les compagnies de théâtre franco-canadiennes

Retombées des dispositifs numériques de la médiation culturelle mis en place par les compagnies de théâtre franco-canadiennes

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En abondant dans le même sens, Christine Petr et Marion Denizot affirment qu’en France, seulement 23 % des organismes théâtraux sondés disent évaluer leurs actions numériques (Denizot et Petr, 2016 : 47). Au Québec, l’étude de Lapointe et al. précise que des 48 répondants à la question portant sur l’évaluation, seulement 40 % des répondants affirment évaluer leurs actions numériques uniquement de manière informelle (Lapointe et al., 2020 : 8). Dans tous les cas, les organismes ne semblent pas effectuer de suivi systématique des effets de leurs actions numériques. Or, il s’agit d’une occasion de consolider les acquis des pratiques existantes et d’améliorer les processus en place. Comme le souligne le chercheur Louis Jacob, l’évaluation des activités de médiation culturelle permet de mettre en place « un processus d’apprentissage et d’échange qui concerne avant tout les participants et les artistes et, plus largement, les organismes responsables » (Jacob, 2012 : 86) qu’il considère important malgré les contraintes budgétaires[5].

Une médiation culturelle numérique à petit budget

Certains organismes nous ont offert plus de détails concernant la médiation, au cours d’entretiens semi-dirigés. À partir de ces entretiens, quatre axes se démarquent lorsque la médiation est abordée : la diversité des activités, l’usage des outils numériques, le budget accordé et leur influence. En premier lieu, en présentant les activités de médiation offertes par son organisme, un répondant la qualifiait de rudimentaire jusqu’au moment de l’entretien où il a été question de changements à court terme. L’organisme envisageait de

créer des entrevues vidéos avec des concepteurs de spectacles pour permettre de sensibiliser le public à la fois au contenu, à l’arrière-scène, à des enjeux, à des questionnements autour d’un show. [Ces entrevues] apportent plusieurs degrés de compréhension et de connaissance du spectacle avant et qui avait pour but assez clair de vendre des billets et de sensibiliser le public à ce qu’est le théâtre et [de répondre] aux questions qu’il pouvait se poser avant de voir une pièce

Répondant, 2020 : s.p.

Un autre organisme nous affirme qu’il « fait des trucs, mais [qu’]il n’y a pas de philosophie derrière. C’est plus un outil. [Dans les] spectacles de théâtre pour l’instant, il y a très peu de numérique » (Répondant, 2020 : s.p.).

Dans l’ensemble des réponses obtenues lors des entretiens, un consensus existe par rapport à l’usage des outils numériques dans le domaine de la médiation culturelle. Non seulement les moyens de diffusion se ressemblent (réseaux sociaux, plateformes de partage vidéo YouTube, Viméo, etc.), mais également l’usage qu’en font les différents organismes. Un répondant a notamment souligné que le partage de photos sur les réseaux sociaux rime avec médiation culturelle numérique, car ils « [prennent] soin de ne pas juste mettre la photo, mais [d’]expliquer ce qui se passe pour que les gens comprennent un petit peu comment ça fonctionne. Pour [lui], c’est au sens large de la médiation culturelle parce que ça dévoile comment l’oeuvre naît » (Répondant, 2020 : s.p.).

Deux organismes ont accepté de nous communiquer quelques commentaires sur la part de budget qu’ils consacrent aux pratiques numériques. Le premier organisme nous indique que la partie destinée au numérique demeure faible : « Ça serait juste quelques pour cent, peut-être 5,2. Concrètement, avec les actions qu’on a actuellement, [ce sont] des choses qui ne coûtent pas cher non plus. Ce n’est pas forcément une non-volonté d’investir, c’est que ce qu’on fait actuellement ne coûte pas nécessairement cher » (GL, 2020 : s.p.). Pour le deuxième organisme, le répondant nous indique qu’une compagnie externe était responsable du déploiement numérique et qu’il y a eu des ajouts en réponse à la crise de COVID-19, surtout dans le domaine créatif.

À la lumière des entretiens semi-dirigés, la mesure de l’influence des activités de médiation numérique demeure un point faible, car les organismes arrivent rarement à cerner la portée de ces activités au-delà d’une simple constatation quantitative fournie par les diverses plateformes numériques. De plus, un organisme nous a confié « [qu’il paie] très rarement pour mettre de l’avant les publications Facebook et Instagram. Ça reste du contenu organique, comme on dit. Si tu ne paies pas, il n’y a pas grand monde qui le voit malheureusement » (Répondant, 2020 : s.p.). Cette affirmation témoigne de la perception qu’ont certains organismes qu’à défaut de financement, les outils numériques ne peuvent pas être employés ni évalués à leur plein potentiel.

Avenir de la médiation culturelle et numérique

Les entretiens font cependant ressortir le fait que le numérique a la capacité de transformer la médiation culturelle en milieu théâtral. Lors d’un de ces entretiens, une répondante nous a confié qu’elle aimerait bien en arriver à « théâtraliser le numérique ». L’idée de la théâtralisation du numérique est de changer de dispositif, de la scène à TikTok, en utilisant les savoirs du théâtre sur l’intrigue, le dialogue et les personnages pour produire quelque chose d’inédit. À titre d’exemple, elle rêve « de voir comment on peut prendre TikTok pour en faire quelque chose qui ressemble à du théâtre, qui ressemble à cette notion » (Répondante, 2020 : s.p.). La participante ajoute qu’il s’agirait d’être « le plus proche possible de ce que ça veut dire être en salle » (Répondante, 2020 : s.p.). Il s’agit de retrouver, grâce au numérique, un sentiment familier à la production en salle et, par conséquent, des activités de médiation pertinentes. Au début de la pandémie, s’imaginer une forme théâtrale et numérique aurait eu pour effet de recréer l’expérience vécue en personne, alors que cette expérience était interdite. Or, en générant du contenu pour l’écran de TikTok, il serait aussi possible d’attirer une nouvelle génération au théâtre. La répondante souligne que « c’est une occasion en or de changer la démographie et c’est exactement ce qu’on devait faire » (Répondante, 2020 : s.p.). En raison de la pandémie, les organismes théâtraux ont ainsi dû reconsidérer les différents publics qui fréquentent le théâtre et les formes de médiation culturelle pour les joindre.

La réflexion portant sur la nouvelle génération de spectateurs touche également à une des fonctions importantes de la médiation culturelle en francophonie canadienne, notamment pour ce qui est du numérique, soit de joindre et de sensibiliser le public d’âge scolaire afin de l’attirer vers l’offre artistique des théâtres. Nous constatons que les autres organismes sondés partagent la même volonté d’investir et de repenser les moyens d’attirer les spectateurs pour élargir le public des organismes de théâtre. Dans la francophonie canadienne, la médiation est de prime abord un moyen de mieux outiller le public à apprécier une oeuvre et elle peut prendre la forme d’un cahier d’accompagnement ou d’activités pédagogiques en lien avec le spectacle destiné au milieu scolaire. Pour plusieurs organismes, la pandémie de COVID-19 a permis de repenser l’offre de médiation pour les groupes scolaires. Une répondante souligne que « beaucoup de profs qui entrent en salle de classe […] n’ont aucune idée [de la façon dont ils vont] commencer. On est en train de créer en plus de ça des outils pédagogiques qui vont perdurer au-delà même de la COVID » (Répondante, 2020 : s.p.). La pédagogie est au coeur de la démarche, que le spectacle ait lieu à l’école ou non, lors d’une sortie scolaire ou non. Un organisme, par exemple, a créé en début de pandémie la série « Dimanche en famille » pour mettre en scène un spectacle virtuel présenté sur Zoom en lien avec un segment pratique analogue. Pour un spectacle, ce segment était « un bricolage que [les employés de l’organisme ont] mis en boîte et qu’ils ont livré aux familles » (GP, 2020). Dans ce contexte, le numérique n’était pas un outil de médiation, mais plutôt de diffusion de spectacles. L’acte de médiation culturelle, lui, se voulait physique, concret, signe d’une coprésence théâtrale impossible en début de pandémie. Cet exemple, comme celui de la théâtralisation de TikTok, témoigne des nombreuses formes de coexistence potentielle du théâtre, du numérique et de la médiation culturelle.

Conclusion

Si nous reconsidérons la définition de la notion de médiation culturelle offerte par Fourcade, soit des stratégies mises en oeuvre par les organismes culturels pour favoriser « la rencontre des publics avec une diversité d’expériences » (Fourcade, 2014 : 6), nous pouvons affirmer que les compagnies théâtrales franco-canadiennes emploient certains outils numériques dans la même perspective. L’objectif principal est d’ordre éducatif dans la mesure où il s’agit de démocratiser l’expérience artistique et de faciliter l’accès aux spectacles pour des publics scolaires, non scolaires, francophones et non francophones. Les compagnies de théâtre privilégient des activités qui visent à approfondir les connaissances du public avant un spectacle et à faciliter leur rencontre éventuelle avec l’expérience esthétique et culturelle. Elles offrent, par exemple, sur leurs médias sociaux un cahier d’accompagnement ou des activités pédagogiques en lien avec un spectacle destiné au milieu scolaire, des vidéos sur le processus de création et sur un spectacle particulier. Elles favorisent également le surtitrage des spectacles, comme outil de médiation linguistique et de développement de nouveaux publics. En facilitant l’accès aux spectacles de théâtre pour des publics extrêmement diversifiés, ces activités peuvent également participer à une approche du développement culturel et de la cohésion collective des francophonies minoritaires du Canada.

D’un point de vue quantitatif, cette étude menée auprès des compagnies de théâtre francophones du Canada a montré que les compagnies de théâtre francophones du Canada qui proposent des activités de médiation culturelle ont recours à des outils numériques pour entrer en dialogue avec les publics. Nous avons également déterminé que la majorité des activités de médiation culturelle se déploient par le biais des médias sociaux et, dans une moindre mesure, par le site Internet de l’organisme. Les pratiques de médiation culturelle numérique de la francophonie canadienne tentent, dans la majorité des cas, de joindre le public dans un processus d’extension des oeuvres artistiques. Cette offre est mise à profit pour aider le public à comprendre un spectacle, alors qu’à l’opposé, une minorité de théâtres affirment mettre en place des outils numériques pour répondre aux exigences de bailleurs de fonds gouvernementaux. L’étude a examiné les outils numériques de la médiation culturelle, leur raison d’être et leur fonction de même que les pistes d’avenir. Elle rejoint ainsi celle de Lapointe et al. au Québec (2020) dans la mesure où la médiation culturelle numérique est de plus en plus présente dans le domaine des arts vivants, malgré une certaine réticence liée à l’ontologie de la coprésence, rendue quasi impossible en début de pandémie.

D’un point de vue qualitatif, la pandémie de COVID-19 a permis aux organismes de repenser les pratiques existantes pour attirer de nouveaux publics et adapter l’offre aux nouvelles réalités du milieu. La très grande majorité des compagnies de théâtre trouvent que la médiation culturelle numérique les aide à préparer le public au spectacle, même si elles trouvent qu’elles ont peu de moyens professionnels ou économiques pour mettre en place des stratégies de réussite ou d’évaluation de leur pratique. Ces activités sont souvent liées à des projets éducatifs concrets ou numériques, même si elles ne cherchent pas explicitement à créer un sentiment d’appartenance à la communauté de langue officielle en milieu minoritaire ou à former une relève pour cette communauté. La singularité de la médiation culturelle numérique en francophonie canadienne par rapport à d’autres contextes se trouve certainement dans l’adoption assez généralisée des surtitres anglais, qui incitent d’autres publics à participer au spectacle des minorités de langue officielle en milieu minoritaire. La volonté d’imaginer d’autres possibles en temps de pandémie, elle, demeure au centre des préoccupations des organismes de théâtre, un désir partagé au-delà des frontières poreuses de la francophonie canadienne.