Corps de l’article

Les stéréotypes nous disent que la culture est un facteur qui affecte la quantité de gestes que les individus produisent en parlant. Les gestes sont des mouvements des mains et des bras qui sont significatifs et qui sont souvent effectués en même temps que le langage parlé (Kendon, 2004 ; McNeill, 1992). Par exemple, une personne pourrait faire un geste pour montrer la dimension de l’immeuble où elle vit, en même temps qu’elle parle de cet immeuble. Les gestes accompagnent souvent le langage spatial et/ou moteur, comme des adjectifs liés à la taille d’un objet ou des verbes de mouvement (Hostetter et Alibali, 2019). Les gestes servent à de multiples fonctions, y compris à rendre un message plus clair pour les interlocuteurs (Sweetser et Sizemore, 2008) et pour soutenir la création du message[1] que le locuteur veut communiquer (Kita, 2000).

L’objectif principal de cette étude est de comparer la fréquence des gestes effectués par des francophones et des anglophones au Canada, afin de déterminer si la fréquence des gestes est une variable culturelle. Toutefois, il y a un autre facteur à considérer en étudiant la production des gestes chez les francophones : le bilinguisme. Une des explications possibles de la plus grande fréquence des gestes chez les personnes bilingues est que les gestes facilitent la planification du message qu’un locuteur veut communiquer. La majorité des francophones au Canada sont bilingues. Alors, le second objectif de cette étude est de vérifier l’hypothèse selon laquelle les personnes bilingues font plus de gestes que les personnes monolingues.

Cet article est organisé en quatre sections. Premièrement, nous considérons l’état actuel de la question et précisons les objectifs de recherche. Ensuite, nous exposons les méthodes que nous avons employées pour atteindre nos objectifs. Troisièmement, nous présentons nos résultats. Finalement, nous discutons les résultats en lien avec nos objectifs, tout en précisant les limites de notre étude.

État de la question et objectifs de recherche

Plusieurs études ont montré des différences interculturelles dans la production des gestes (Azar et al., 2020 ; Goldin-Meadow et Saltzman, 2000 ; Kita, 2009 ; Nicolas et al., 2017 ; So, 2010 ; Tian et McCafferty, 2021), dont celles liées à l’interprétation des gestes conventionnels, c’est-à-dire des gestes dont la signification est reconnue par des membres d’une culture (Kita, 2009). Par exemple, un pouce levé indique la quantité « un » chez des Allemands, tandis qu’un index levé indique la même quantité chez des anglophones (Pika et al., 2009). Notre étude explore plutôt les différences interculturelles potentielles dans la quantité de gestes utilisés.

Les langues romanes, comme l’italien ou le français, sont particulièrement considérées comme riches en gestes (Cavicchio et Kita, 2013 ; Efron, 1941 ; Kendon, 2004 ; Pika et al., 2006), ce qui signifie que les gestes sont à la fois élaborés et fréquents (Iverson et al., 2008). Il est bien documenté qu’il existe des différences interculturelles dans les types de gestes entre les Italiens et des personnes d’autres origines (Colletta et al., 2015 ; Kendon, 2004, 1995, 1994 ; Iverson et al., 2008). Par exemple, les petits enfants italiens font plus de gestes représentatifs (c’est-à-dire des gestes qui représentent ce qu’ils signifient par leur forme et/ou par leur mouvement) que les enfants américains du même âge (Iverson et al., 2008). En revanche, les petits enfants américains pointent du doigt plus souvent que les enfants italiens du même âge (Iverson et al., 2008). De plus, des études indiquent des différences dans la fréquence des gestes en fonction de l’origine culturelle (Efron, 1941 ; Graham et Argyle, 1975). Par exemple, suivant ses observations qualitatives à New York, Efron (1941) a révélé que les immigrants italiens (ainsi que leurs enfants) effectuent beaucoup de gestes en parlant, même en anglais. De plus, l’étude de Colletta et al. (2015) a montré que des enfants italiens âgés de 5 à 10 ans ont produit plus de gestes en narrant le récit d’un dessin animé que des enfants anglophones américains et des enfants français du même âge. Dans cette même étude, les chercheurs ont trouvé que les enfants plus âgés se sont servis de plus de gestes que les enfants plus jeunes. Ils ont conclu que les gestes ajoutent une richesse d’informations concrètes et vives au langage parlé. Si des différences dans la quantité de gestes existent entre les cultures, il est plausible de considérer l’imitation des adultes comme une source importante de développement des gestes (Iverson et al., 2008 ; Marentette et al., 2016).

Curieusement, en ce qui concerne les recherches menées auprès de francophones, des études ont montré que les enfants monolingues francophones produisent des gestes à la même fréquence que les enfants monolingues anglophones (Colletta et al., 2015 ; Nicoladis et al., 2009 ; Nicoladis et al., 2016). Dans ces études, les chercheurs ont invité des enfants à regarder un dessin animé et à le narrer. Les enfants anglophones et francophones ont employé la même quantité de gestes lors de la narration de l’histoire. Bref, à ce jour, il n’existe aucune preuve indiquant que les francophones utilisent davantage de gestes que les anglophones. Il est important, cependant, de rappeler que ces études antérieures ne concernent que des enfants et il n’est pas exclu que l’utilisation fréquente des gestes puisse apparaître plus tard dans le développement. L’étude de Colletta et al. (2010) a d’ailleurs montré que la fréquence des gestes produits en racontant une histoire était plus élevée chez des adultes français que chez des enfants français. Ces résultats renforcent la conclusion selon laquelle les gestes enrichissent le récit.

L’objectif principal de notre étude est de vérifier si les francophones adultes font plus de gestes que les adultes anglophones au Canada. À notre connaissance, il s’agit de la première étude comparant des adultes francophones et anglophones. Suivant d’autres études qui montrent que les locuteurs des langues romanes font beaucoup de gestes, notre hypothèse est que les francophones feront plus de gestes que les anglophones.

Néanmoins, il faut rappeler que jusqu’à présent, les résultats des études n’indiquent aucune différence entre la fréquence des gestes chez les enfants francophones et chez les enfants anglophones. Alors, un des résultats possibles est qu’il n’y a également aucune différence chez les adultes. Si cela est exact, un autre facteur à explorer sera le bilinguisme des locuteurs (Stam et McCafferty, 2008). Plusieurs chercheurs ont souligné l’importance d’étudier tant la communication verbale que la communication non verbale dans l’acquisition de deux langues, ou plus (Gullberg et al., 2008 ; Stam et McCafferty, 2008). Dans l’étude de Nicoladis et al. (2009), les enfants bilingues français-anglais ont fait deux fois plus de gestes que l’un ou l’autre des groupes de personnes monolingues dans les deux langues. Pourquoi les locuteurs bilingues produiraient-ils plus de gestes que les gens qui ne parlent qu’une seule langue ? Il est possible que la fonction des gestes soit de soutenir la construction du message et d’aider à trouver les mots que cherche à énoncer le locuteur (Frick-Horbury et Guttentag, 1998 ; Holler et al., 2013). En effectuant des gestes qui représentent le concept qu’on veut communiquer, on active d’abord le concept et ensuite le(s) mot(s) (Krauss, 1998). Les gestes représentatifs pourraient donc être particulièrement utiles pour soutenir la recherche lexicale chez les locuteurs, car ils illustrent visuellement le concept recherché (Kita, 2000). Les locuteurs bilingues éprouvent plus de difficulté à trouver les mots justes que les locuteurs monolingues (Ivanova et Costa, 2008). Si ce raisonnement est valide, on devrait s’attendre à ce que les personnes bilingues produisent plus de gestes, surtout des gestes représentatifs, par rapport aux personnes monolingues. Ce terrain d’enquête nous a semblé judicieux en raison du bilinguisme qui prévaut dans les communautés francophones du Canada[2].

Et, en effet, comme prévu, plusieurs études ont montré que les locuteurs bilingues font plus de gestes représentatifs que les locuteurs monolingues, tant chez les enfants (Nicoladis et al., 2009 ; Valicenti-McDermott et al., 2013 ; Wermelinger et al., 2020) que chez les adultes (Pika et al., 2006 ; So, 2010). Il est important de souligner que d’autres études ne sont pas arrivées aux mêmes résultats. Par exemple, Smithson et Nicoladis (2013) n’ont trouvé aucune différence dans la fréquence gestuelle entre des adultes bilingues français-anglais et des adultes anglophones monolingues. Dans cette dernière étude, les participants ont narré l’histoire d’un dessin animé qu’on leur demandait de visionner, et les chercheuses ont analysé la fréquence des gestes représentatifs qu’ils ont produits en racontant l’histoire. Une autre étude suivant une méthodologie similaire a trouvé que les personnes bilingues italien-anglais se sont servies de plus de gestes représentatifs en parlant italien qu’en parlant anglais (Cavicchio et Kita, 2013). Les chercheurs ont conclu que les personnes bilingues adoptaient le taux de gestes typique des Italiens quand elles parlaient italien et le taux de gestes typique des anglophones quand elles parlaient anglais. Au vu de ces résultats divergents, le second objectif de l’étude actuelle est de vérifier si les personnes bilingues français-anglais font plus de gestes que les francophones et les anglophones monolingues.

Les études précédentes qui ont comparé la fréquence des gestes chez les locuteurs bilingues et chez les locuteurs monolingues ont analysé seulement les gestes représentatifs (Pika et al., 2006 ; So, 2010). La raison de ce choix est le lien présumé entre les gestes représentatifs et l’accès au lexique (Frick-Horbury et Guttentag, 1998 ; Krauss, 1998). Rappelons que les chercheurs postulent qu’en faisant un geste représentatif, on active un concept qui, à son tour, active un mot recherché. En revanche, d’autres types de gestes, tels que les bâtons par exemple, pourraient être moins utiles pour activer les concepts que l’on cherche à communiquer. Les bâtons sont des gestes qui consistent souvent en une trajectoire simple (p. ex. de haut en bas, en ligne droite) et qui sont parfois répétés. Étant donné que les gestes de type bâtons n’ont pas de contenu sémantique, ils ne contribueraient pas à la recherche lexicale. Ils sont plutôt utilisés pour souligner l’importance d’un élément, mettre en évidence un point clé ou indiquer la position adoptée sur un sujet (McNeill, 1992 ; Ruth-Hirrel et Wilcox, 2018).

Notre étude comporte un volet exploratoire qui consiste à analyser la fréquence de production de bâtons chez les personnes bilingues et chez les personnes monolingues. Une étude a montré que l’utilisation des bâtons caractérisait la production culturelle des enseignants de l’italien (Peltier et McCafferty, 2010), même si cette étude n’a fait aucune analyse quantitative. Il se peut que le français aussi se caractérise par l’usage de bâtons, un type de gestes qui n’a pas été examiné dans les études précédentes.

Enfin, précisons que l’objectif principal de cette étude est d’évaluer si les adultes francophones se servent plus fréquemment des gestes que les anglophones, particulièrement lorsqu’il s’agit des bâtons. Nous avançons l’hypothèse que les francophones monolingues gesticulent plus fréquemment que les anglophones monolingues, comme les Italiens gesticulent plus fréquemment que les anglophones (Cavicchio et Kita, 2013 ; Iverson et al., 2008), surtout quand il s’agit des bâtons (Peltier et McCafferty, 2010). L’objectif secondaire est de voir si le bilinguisme est associé à une fréquence gestuelle élevée (comme chez les enfants ; Nicoladis et al., 2009). Si cela est exact, il se peut que l’effet du bilinguisme s’observe particulièrement dans les gestes représentatifs afin de faciliter la recherche lexicale. Toutes les personnes bilingues qui ont participé à cette étude parlaient anglais comme deuxième langue. Il est donc possible qu’elles se servent d’un plus grand nombre de gestes en anglais qu’en français, afin de favoriser l’accès lexical.

Méthodes

Participants

Notre étude rassemble 33 participantes et participants, que nous avons divisés en trois catégories : la première catégorie regroupe onze adultes anglophones monolingues, la deuxième, onze adultes bilingues français-anglais et la dernière, onze adultes monolingues francophones. Seuls les participantes et les participants qui estimaient ne parler que leur langue maternelle de manière suffisamment fluide pour tenir une conversation ont été classés comme monolingues.

Tous les anglophones monolingues vivaient à Edmonton, en Alberta. Cinq participantes étaient des femmes, alors que six étaient des hommes. En ce qui concerne les personnes monolingues francophones, elles vivaient toutes dans une petite ville près de Montréal. Huit participantes monolingues francophones étaient des femmes et trois étaient des hommes.

Finalement, onze adultes bilingues français-anglais ont aussi participé à notre étude. Ces participantes et participants ont grandi au Québec, mais ils ont déménagé ailleurs au Canada anglais alors qu’ils étaient encore adolescents ou jeunes adultes. Au moment où ils ont participé à cette étude, ils avaient vécu à l’extérieur du Québec pendant une période de 5 à 7 ans et ils se servaient des deux langues quotidiennement, au travail et à la maison. Ils ont décrit leur maîtrise de l’anglais comme étant avancée et ils ont précisé qu’ils parlaient anglais avec un accent français. Cinq des participants étaient des femmes et six étaient des hommes.

Matériaux

Les participantes et les participants ont regardé un segment d’un dessin animé de la Panthère rose, d’une durée d’environ quatre minutes. Dans ce segment, la Panthère rose essaie de dormir, mais le coucou d’une horloge tente de la réveiller. Pour se débarrasser du coucou, la Panthère jette l’horloge à l’eau et retourne se coucher chez elle. Rongée par les remords, la Panthère ne réussit plus à dormir. Elle retourne à l’eau pour chercher l’oiseau qui, entretemps, est revenu à la maison de la Panthère. De retour chez elle, abattue, la Panthère se couche encore. Le coucou crie pour la réveiller. La Panthère est ravie de retrouver son ami, sain et sauf.

Procédure

Les participants et les participantes monolingues n’ont regardé le dessin animé qu’une seule fois, tandis que ceux et celles qui étaient bilingues ont regardé le dessin animé et ont raconté l’histoire à deux reprises et à différents interlocuteurs, une fois en français et l’autre fois en anglais, et ce, à une semaine d’intervalle. On leur a demandé de narrer le dessin animé qu’ils avaient vu (par exemple en français : « Racontez-moi ce que vous avez vu dans le dessin animé » et en anglais : « Tell me what you saw in the cartoon »). Pour six participants, la session en français a précédé la session en anglais ; pour les cinq autres, l’ordre était inversé. Des analyses préliminaires ont montré que l’ordre des sessions (français/anglais) n’avait aucun effet notable sur les variables analysées ici.

Le récit oral des participantes et des participants a été mis par écrit (suivant Nicoladis et al., 2009). Les gestes ont ensuite été codés et classés selon qu’ils étaient des gestes représentatifs ou bien des bâtons (gestes qui mettent l’accent sur le sujet de la discussion). Comme exemple de geste représentatif, voici ce qu’un participant a dit : « Il a jeté l’oiseau dans l’eau », tout en mimant l’action de jeter. Dans le cas du bâton, une personne a dit : « Ensuite, il est retourné chez lui », en levant une main vers le haut en même temps que vers la droite pendant qu’elle disait le mot « ensuite ».

Résultats

Puisque le nombre de gestes variait selon la longueur du récit, nous avons calculé le taux de gestes. Le taux de gestes est le ratio de gestes produits par un participant pour chaque tranche de 100 mots du récit (Alibali et al., 2001 ; Nicoladis et al., 2009). Le tableau 1 illustre la quantité de gestes représentatifs et de bâtons par groupe de participants. Le tableau 1 présente les moyennes pour chaque groupe et l’écart-type. L’écart-type est une mesure de variabilité dans le groupe. Un grand écart-type indique donc qu’il y avait beaucoup de différences entre les individus.

Tableau 1

Moyennes (écart-type) de nombre de mots et taux de gestes selon le groupe linguistique

Moyennes (écart-type) de nombre de mots et taux de gestes selon le groupe linguistique

Note : Le taux de gestes (représentatifs et de bâtons) est le nombre de gestes effectués par tranche de 100 mots.

-> Voir la liste des tableaux

Afin de vérifier s’il y avait des différences entre les groupes linguistiques, nous nous sommes servies des tests t. Un test t nous permet d’évaluer s’il y a une différence importante entre deux groupes, c’est-à-dire plus de variabilité entre les deux groupes que de variabilité à l’intérieur des groupes. Contrairement aux attentes concernant les différences culturelles entre les francophones et les anglophones, les deux groupes monolingues n’ont présenté aucune différence quant à la quantité de mots, t < 1, de gestes représentatifs, t (20) = 0,68, p = .50, d = .291, ou de bâtons, t (20) = 1,79, p = .09, d = .763. Autrement dit, les différences entre les individus monolingues étaient plus importantes que celles de leur groupe linguistique.

En français, en comparant les participants monolingues et les participants bilingues, nous avons noté qu’il n’y avait pas de différence dans le nombre de mots utilisés, t (20) = 1,20, p = .25, d = .511 ou le taux de bâtons, t (20) = 0,97, p = .34, d = .414. Cependant, il y avait une différence non significative en ce qui concerne les gestes représentatifs, t (20) = 2,04, p = .055, d = .870. Les personnes bilingues avaient tendance à faire plus de gestes représentatifs que les personnes monolingues en français (voir le tableau 1).

En anglais, nous avons noté quelques différences lorsque nous avons comparé les sujets monolingues et les sujets bilingues. Bien qu’il n’y ait pas de différence dans le nombre de mots utilisés, t (20) = 0,48, p = .64, d = .204, il y avait des différences dans le taux de gestes représentatifs, t (20) = 2,25, p = .04, d = .960 et de bâtons, t (20) = 2,48, p = .02, = 1 058. Autrement dit, les locuteurs bilingues faisaient plus de gestes (représentatifs et de bâtons) en anglais que les locuteurs monolingues.

Enfin, en comparant la performance dans les deux langues des participants bilingues, nous n’avons remarqué aucune différence dans la quantité de mots utilisés, t (10) = 0,86, p = .41, d = .260, de gestes représentatifs, t (10) = 0,56, p = .59, d = .170 ou de bâtons, t (20) = 0,36, = .73, d = .108. Ces résultats sont surprenants, compte tenu que nous avions émis l’hypothèse que les personnes bilingues font plus de gestes en anglais (langue seconde) qu’en français (langue première).

En somme, les personnes bilingues avaient tendance à faire plus de gestes représentatifs que les personnes monolingues, en anglais et en français. Les locuteurs bilingues ont employé plus de bâtons en parlant anglais que les locuteurs monolingues. Il n’y avait aucune différence entre les deux groupes monolingues.

Afin de mieux comprendre les résultats quantitatifs, nous présentons ci-dessous quelques extraits des narrations des participantes et des participants. Dans ces extraits, nous avons mis en gras les mots accompagnés par un geste représentatif et en italique les mots accompagnés de bâtons. Comme d’autres études (Hostetter et Alibali, 2019) l’ont montré avant nous, la plupart des gestes représentatifs accompagnent le langage spatial et/ou moteur (p. ex. prendre, jeter, bloquer, frapper, etc.). Les sujets bilingues ont fait plus de gestes représentatifs que les sujets monolingues parce qu’ils avaient tendance à adopter un style narratif riche en détails spatiaux et moteurs. Par exemple, en comparant les trois premiers extraits, on constate qu’il y a des différences et dans le langage parlé et dans la fréquence des gestes entre les personnes bilingues (DG et LR) et une personne monolingue (DL). DG et LR donnent des détails précis pour décrire les mouvements de la Panthère rose. En revanche, en choisissant de parler des actions de la Panthère rose en se servant d’une liste de verbes conjugués au futur proche, DL finit par donner moins de détails spatiaux que les participants bilingues.

Extrait 1

DG (bilingue français-anglais, en français)

Puis la Panthère rose en a jusqu’à . Puis, elle décide de prendre le coucou avec toute l’horloge au complet, puis d’aller la jeter dans la rivière.

Geste représentatif 1 : montrant la hauteur de sa frustration (au-dessus de sa tête)

Geste représentatif 2 : mimant l’action de ramasser le coucou

Geste représentatif 3 : les deux mains montrant la taille de l’horloge

Geste représentatif 4 : mimant l’action de jeter

Extrait 2

LR (bilingue français-anglais, en français)

Puis là il dit : « Okay, c’est assez », il essaie vraiment de bloquer tout ça. Et en bloquant la porte uh… d’entrée ou d’extérieur, je ne sais pas, le coucou, lui, il a une petite scie.

Geste représentatif 1 : deux mains, paumes vers l’interlocuteur comme « stop »

Geste représentatif 2 : répétition du premier geste

Geste représentatif 3 : une main sur l’autre, paume vers l’interlocuteur, comme pour montrer la porte

Geste représentatif 4 : traçant un cercle avec son index, la trajectoire future de la scie

Geste représentatif 5 : une main qui tient quelque chose (la scie)

Extrait 3

DL (monolingue français)

Puis la panthère, l’oiseau avait attaché la panthère à un coffre. L’oiseau va sortir, va chanter, va déranger encore la Panthère rose.

Geste représentatif : mimant l’action d’attacher avec une corde

Cependant, il n’est pas clairement établi que le choix d’un style narratif comportant de nombreux détails spatiaux et moteurs explique toutes les différences observées entre les groupes. Les extraits 4 et 5 montrent que comparativement à une personne monolingue (HA), les deux locuteurs bilingues (DG et LR) accomplissent un plus grand nombre de gestes lorsqu’ils s’expriment en anglais. Comme en français, DG et LR ajoutent beaucoup de détails vivants à leurs récits et font beaucoup de gestes. Curieusement, HA aussi se sert des mots signifiant des mouvements et pourtant, il ne fait aucun geste.

Extrait 4

DG (bilingue français-anglais, en anglais)

And the Pink Panther takes the bird a time. She goes in the street. She’s in the… on the… I don’t know what the word. But on the top … I don’t know. She puts the bird within the river.

« Et la Panthère rose prend l’oiseau une fois. Elle va dans la rue. Elle est dans le… dans le… Je ne sais pas le mot. Mais au-dessus… je ne sais pas. Elle met l’oiseau dans la rivière. »

Geste représentatif 1 : mimant l’action de ramasser le coucou

Geste représentatif 2 : mimant l’action des bras en courant

Geste représentatif 3 : une main qui plane devant elle, montrant la surface d’un pont

Geste représentatif 4 : mimant l’action de jeter

Extrait 5

LR (bilingue français-anglais, en anglais)

And so … it makes Pink Panther mad. So, he decided to take the the uh the little house bird. And decide to bring him to the river. I think. Across the bridge. Throw the whole thing down.

« Et alors… cela rend folle la Panthère rose. Alors, il a décidé d’amener le le uh le petit oiseau de la maison. Et a décidé de l’amener à la rivière. Je pense. À travers le pont. Jeter le tout dans la rivière. »

Geste représentatif 1 : montrant la taille et la forme de l’horloge coucou devant lui

Geste représentatif 2 : mimant l’action d’apporter un objet sous son bras

Geste représentatif 3 : mimant l’action de jeter

Extrait 6

HA (anglophone monolingue)

So the little birdy saws through the outside of the house comes around with a, like, drum set and cymbals and like a whole big thing and knocks on the door and Pink Panther’s like: OK who could that be?

De plus, ce style narratif, très détaillé, n’était pas absent chez les francophones monolingues (voir l’extrait 7) ni chez les anglophones monolingues (voir l’extrait 8).

Extrait 7

MI (francophone monolingue)

Donc il détruit plusieurs choses, par frappant par-dessus. Ou en essayant de campêcher en ficelant son bec. En essayant de de mettre de de bois avec des trous pour barrer l’horloge.

Geste représentatif 1 : tenant quelque chose dans la main (un marteau ?), frappant

Geste représentatif 2 : mimant l’action de tenir une corde et de l’entourer autour du bec

Geste représentatif 3 : une main sur l’autre, bloquant l’entrée

Extrait 8

MC (anglophone monolingue)

Anyways, so then eventually after the bird gives up hope, inside he goes, he saws out a little hole in the wall and goes around to the front door and knocks on the door.

« De toute manière, alors puis à un moment, après que l’oiseau a perdu espoir, il entre dedans, il scie un trou dans le mur et fait le tour jusqu’à la porte d’entrée et frappe à la porte. »

Geste représentatif 1 : tenant quelque chose dans la main et sciant

Geste représentatif 2 : montrant un cercle avec son pouce et son index, la forme du trou

Geste représentatif 3 : traçant la trajectoire du coucou

Geste représentatif 4 : mimant l’action de frapper à la porte

Si l’explication des différences dans la fréquence des gestes représentatifs entre les participants bilingues et les participants monolingues n’est pas évidente dans ces extraits, l’explication des différences dans l’utilisation de bâtons est tout aussi difficile à trouver. Les bâtons employés par le participant bilingue LR, tant en français qu’en anglais, avaient peut-être pour fonction d’accentuer ou de souligner des mots importants (p. ex. l’emploi du mot dans son extrait en français). L’anglophone monolingue MC s’est servi de trois bâtons successivement au moment de donner quelques détails qui mettent en scène les actions de l’oiseau coucou. Nous interprétons la fonction de ces bâtons comme une façon d’ajouter un rythme à son discours. En somme, nous observons ici que les bâtons servent à de multiples fonctions.

Discussion

L’objectif principal de cette étude était de vérifier si les francophones monolingues font plus de gestes que les anglophones monolingues. Des recherches antérieures ont montré que les Italiens font plus de gestes que les anglophones (Colletta et al., 2015 ; Kendon, 2004, 1995, 1981 ; Iverson et al., 2008). Nous nous attendions à constater ce même phénomène chez les francophones, surtout dans le cas des bâtons (Peltier et McCafferty, 2010). Cependant, nous n’avons trouvé aucune différence importante dans la fréquence des gestes entre les deux groupes monolingues. Ces résultats sont similaires à ceux obtenus dans les études portant sur des enfants francophones et anglophones (Nicoladis et al., 2009 ; Nicoladis et al., 2016), qui n’ont également montré aucune différence dans la fréquence des gestes (voir Colletta et al., 2015). Il est intéressant de noter que les francophones monolingues ont réalisé légèrement plus de bâtons que les anglophones monolingues, mais ce nombre n’était pas assez élevé pour que nous en tenions compte dans nos statistiques puisque notre échantillon était limité. Cependant, puisque la tendance est similaire aux résultats observés chez les Italiens (Peltier et McCafferty, 2010), des études futures pourront réexaminer cette question à l’aide d’un échantillon plus grand.

Une autre raison qui pourrait expliquer l’absence de différences dans la fréquence des gestes chez les francophones et les anglophones monolingues est le fait qu’il n’y a pas de différence culturelle entre ces deux groupes puisque les membres qui les composent vivent dans le même pays, le Canada. Le français et l’anglais sont en contact au Canada depuis au moins quatre siècles. Néanmoins, nous sommes enclines à rejeter cette interprétation : d’abord, il existe de nombreuses preuves de différences interculturelles entre les Canadiens francophones et anglophones sur le plan des croyances (Laroche et al., 2002) et des valeurs (Michon et Chebat, 2004). De plus, en demandant à des sujets d’exécuter des gestes conventionnels qui indiquent des quantités, les auteures d’une étude ont observé des différences entre les francophones et les anglophones dans le choix des doigts (Pika et al., 2009). Par exemple, pour indiquer la quantité « un », les anglophones ont presque tous choisi de lever l’index, tandis qu’il y avait plus de variété chez les francophones.

Le second objectif de cette étude était de voir si les personnes bilingues français-anglais font plus de gestes que les deux groupes monolingues. Comme nous l’avions prédit, les personnes bilingues ont fait plus de gestes représentatifs en anglais, leur deuxième langue, que les personnes monolingues. Ce résultat correspond à l’idée qu’une des fonctions importantes des gestes représentatifs est de faciliter l’accès au lexique (Krauss, 1998). Cependant, les locuteurs bilingues ont aussi employé plus de bâtons que les anglophones monolingues. Quelques études ont conclu que les personnes bilingues accomplissent plus de gestes, surtout représentatifs, dans leur langue la moins maîtrisée (Gregersen et al., 2009 ; Nicoladis et al., 2018 ; voir Zvaigzne et al., 2019). Selon notre interprétation de ces résultats, les individus bilingues se serviraient des gestes représentatifs pour s’aider dans la recherche de mots (voir les extraits de DG et LR en anglais) et ils utiliseraient plus de bâtons pour prendre position sur le récit qu’ils racontent. Comme nous l’avons noté auparavant, les fonctions des bâtons sont complexes (McNeill, 1992 ; Ravizza, 2003 ; Ruth-Hirrel et Wilcox, 2018) et incluent l’accentuation, le soulignement d’un point important et/ou une indication de la position prise sur un sujet. Si notre interprétation est correcte, les individus bilingues n’utiliseraient pas plus de bâtons que ceux qui sont monolingues s’ils parlaient d’un sujet de façon plus détachée que la narration de notre étude (p. ex. la récitation d’un texte appris par coeur).

Cette interprétation présente toutefois un problème puisque les sujets bilingues font plus de gestes dans leur langue moins maîtrisée. Ainsi, les personnes bilingues avaient tendance à effectuer plus de gestes représentatifs en français que les personnes monolingues le faisaient en français. De plus, les locuteurs bilingues n’ont pas fait plus de gestes en anglais (leur deuxième langue) qu’en français (leur première langue). Une autre interprétation possible est que les participants bilingues étaient plus enclins à encoder et à récupérer les événements du dessin animé sous forme d’images, plutôt que de propositions, par rapport aux participants monolingues. D’ailleurs, à ce chapitre, Allan Paivio et Wallace Lambert (1981) ont avancé que les personnes bilingues ont plus tendance que celles qui sont monolingues à se servir des images en encodant et en récupérant des souvenirs. Puisque les locuteurs bilingues ne savent pas à l’avance la langue dans laquelle ils parleront d’un événement, en encodant un souvenir en images, ils pourraient en parler dans n’importe quelle langue. Une récente revue de la littérature menée par Song (2003) vient étayer ce raisonnement. À l’appui de cette interprétation, nous avons souligné quelques exemples de participants bilingues qui ont présenté des narrations comportant beaucoup de détails spatiaux et moteurs, en français et en anglais. Une autre étude a montré qu’un style narratif détaillé était associé à une haute fréquence de production de gestes (Nicoladis et al., 2018). Il est possible que l’adoption d’un style narratif très détaillé et imagé soit au moins une variable expliquant la production de gestes fréquents chez les personnes bilingues. Il est néanmoins important de nous rappeler que ce style n’est pas propre aux gens qui sont bilingues, puisqu’il a été observé chez des locuteurs monolingues aussi. Une future étude pourra vérifier si les personnes bilingues ont plus tendance à adopter un style narratif plus vif que celles qui sont monolingues.

Dans tous les cas, même si les raisons ne sont pas encore très claires, les résultats de notre étude viennent s’ajouter à l’évidence selon laquelle les individus bilingues font, en fait, plus de gestes que les individus monolingues. Cette différence est cohérente avec l’étude menée par Nicoladis et al. en 2009, qui a révélé que les enfants d’âge préscolaire bilingues avaient tendance à faire plus souvent des gestes que les enfants monolingues. Bref, il est possible que le stéréotype selon lequel les francophones canadiens gesticulent beaucoup lorsqu’ils parlent a un fondement dans la réalité. Les francophones canadiens en situation minoritaire parlent souvent l’anglais, la langue de la majorité, d’où leur bilinguisme. Ce phénomène n’est pas limité au Canada : il est fréquent que les locuteurs de langues minoritaires soient multilingues (Dobrushina et Moroz, 2021).

Conclusion

Notre étude présentait plusieurs caractéristiques qui ont limité la possibilité de formuler des conclusions générales à partir des résultats obtenus. Comme nous l’avons noté précédemment, l’échantillon, assez petit, ne comportait que onze participants dans chaque groupe linguistique. Même si d’autres études ont trouvé des différences interculturelles avec un nombre de participants similaire (Nicoladis et al., 2009 ; So, 2010), les prochaines études bénéficieraient de l’inclusion de plus de participants afin de tirer des conclusions valides sur des différences interculturelles. Dans cette étude, nous avons choisi d’analyser seulement les gestes représentatifs et les bâtons. Nous avons pris cette décision en nous basant sur notre revue de la littérature présentée précédemment, qui a montré que ces types de gestes étaient étroitement liés aux différences culturelles. Cependant, si le bilinguisme est une variable importante pour prédire la production de gestes, des études futures pourraient inclure d’autres types de gestes dans leurs analyses.

Dans la présente étude, nous avons présupposé que les participantes et les participants bilingues étaient plus compétents en français qu’en anglais, puisqu’ils avaient tous appris l’anglais comme deuxième langue. Cependant, les études futures pourraient ajouter une mesure indépendante de la compétence linguistique des participants. De plus, notre conclusion repose sur l’hypothèse selon laquelle les personnes bilingues adoptent une manière différente d’encoder des souvenirs par rapport à celles qui sont monolingues, en favorisant un style d’encodage davantage basé sur les images (Paivio et Lambert, 1981). Bien qu’il existe des preuves solides en faveur de cette hypothèse (Song, 2023), des études futures pourraient intégrer une mesure indépendante de ce style d’encodage.

L’accent mis sur les analyses quantitatives représente une autre caractéristique importante de notre étude. Cette approche était appropriée étant donné que les participantes et les participants eux-mêmes ont choisi la façon de raconter l’histoire du dessin animé qu’ils avaient visionné. Cependant, d’autres études ont suscité une variété de constructions linguistiques plus restreinte (p. ex. Gullberg, 2009), une méthodologie qui permet de détecter l’utilisation des gestes pour compléter le choix des paroles. L’adoption d’une telle méthodologie dans des études futures permettra aux chercheurs de mieux comprendre la fonction des gestes par rapport au langage oral.

Pour terminer, cette étude a révélé que les différences interculturelles dans le taux de gestes entre les francophones et les anglophones monolingues sont peu évidentes. Cependant, chez les participants bilingues, nous avons observé un taux de gestes élevé par rapport aux participants monolingues. Cette augmentation peut être attribuée à l’influence du bilinguisme sur l’adoption d’un style narratif très vif, qui inclut beaucoup de détails spatiaux et moteurs. Les études futures vérifieront cette interprétation.