Résumés
Résumé
L’article s’inscrit dans le prolongement des études sur l’immigration touchant les communautés francophones en situation minoritaire (CFSM). Il repose sur une démarche exploratoire centrée sur la notion de francotropie, laquelle fait référence aux populations non francophones à l’origine, mais qui seraient davantage prédisposées à faire l’apprentissage du français. L’objectif est double : d’une part, on vise à scruter en quoi la notion de francotropie peut contribuer à la vitalité des CFSM; d’autre part, on cherche à évaluer les enjeux et les défis spécifiques associés à l’immigration des francotropes dans ces communautés. L’analyse est basée sur des données statistiques et censitaires relatives à une population francotrope et immigrante spécifique, celle venant d’Amérique latine, et cela, à l’échelle du pays. Cette analyse met en lumière une disparité évidente entre le Québec et les CFSM.
Abstract
This article fits within the framework of immigration studies in minority francophone communities (MFCs) and is based on an exploratory approach centered on the notion of francotropie, which refers to populations who do not speak French originally, but that are more likely to learn it. The objective is twofold: firstly, to explore the concept of francotropie as to highlight its beneficial potential to the vitality of francophone minorities; secondly, to assess the specific issues and challenges associated with the immigration of francotropes within these communities. The analysis relies on statistical and census data mostly relating to Latin American francotropes in Canada. This analysis brings to light the structural imbalance between Québec and the MFCs.
Corps de l’article
Introduction
L’espace francophone des Amériques offre un panorama aux reliefs des plus diversifiés. Il est tantôt fait de communautés historiques variables en effectifs et en poids relatif, qui ont fait société et dont le français (ou le créole) est la langue d’usage ou partie prenante de l’identité collective. Il est tantôt habité par des individus et des groupes aux identités diverses, mais unis par un attachement à la langue française, que celle-ci soit « maternelle », « seconde » ou « étrangère ». Cet espace est aussi façonné par les multiples réseaux (matériels et immatériels) qui connectent ces différentes régions francophones ou ces individus entre eux.
Nous comptons toutefois jeter la lumière sur une autre francophonie des Amériques, moins visible (moins audible?), pour tout dire « latente » : la « francotropie ». La francotropie fait référence aux populations non francophones à l’origine, mais qui, pour des raisons liées à une certaine proximité culturelle ou une « distance linguistique » plus réduite (Beenstock, Chiswick et Repetto, 2001; Dumitriu et Capdevila, 2012), seraient davantage prédisposées à faire l’apprentissage du français, voire à l’adopter comme langue d’usage. Les populations hispanophones et lusophones des Amériques en sont des exemples puisque leurs langues appartiennent à la même famille linguistique que le français, soit celle des langues romanes. Il s’agit d’une « francophonie potentielle » que le Québec convoite depuis plusieurs décennies, comme en font foi ses efforts de francisation et de recrutement d’immigrants parmi les pays composant l’Amérique latine (Oliveira et Kulaitis, 2014; Rivard, 2016); elle attire aussi, particulièrement depuis les années 1990, l’attention des chercheurs québécois, surtout les démographes.
Il en va toutefois tout autrement dans les communautés francophones en situation minoritaire (CFSM) du Canada. Bien que l’immigration francophone ait été élevée, depuis les deux dernières décennies, au rang de principal remède aux incertitudes touchant la vitalité des CFSM, la notion de francotropie reste pour sa part essentiellement inexplorée, tant dans la pratique que dans la théorie.
S’inscrivant dans une démarche exploratoire et avant tout théorique, cet article vise à explorer la notion de francotropie de manière à révéler à la fois son potentiel pour renforcer la vitalité des CFSM et les enjeux et les défis qu’elle soulève pour ces communautés[1]. Pour ce faire, nous préciserons d’abord la notion de francotropie par l’examen de son usage comme notion scientifique et pratique, examen qui mettra en évidence une différence notable entre le Québec et les CFSM. Ensuite, nous dresserons un portrait statistique et cartographique de l’espace francotrope des Amériques[2] tel qu’il se déploie sur le territoire canadien actuel et mettrons aussi en évidence l’ampleur du déséquilibre Québec/CFSM qui le structure. Enfin, l’article se terminera sur une discussion visant à remettre la notion de francotropie au coeur des études portant sur l’immigration en contexte franco-minoritaire pour, d’une part, comprendre son apport potentiel à la vitalité des CFSM et, d’autre part, chercher à expliquer le retard relatif pris par ces communautés (civiles et scientifiques) dans l’utilisation de cette notion. Cette dernière section sera également l’occasion de proposer quelques pistes de recherche pour le futur.
Avant d’aller plus loin, il est nécessaire de préciser ce que nous entendons par « Amérique latine », puisque notre définition, plutôt d’ordre méthodologique, ne correspond pas obligatoirement en tout point à l’image que l’on a habituellement de cette réalité socioculturelle[3]. Elle sera ici composée uniquement des pays majoritairement hispanophones et lusophones des Amériques, excluant au passage certains pays ou territoires d’outre-mer davantage associés à la francophonie institutionnelle et membres en règle de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF), tels qu’Haïti[4], la Dominique et Sainte-Lucie ainsi que les DOM-TOM français de Guadeloupe, de Martinique et de Guyane. Nous conservons cependant les « membres observateurs » de l’OIF que sont la République dominicaine, l’Argentine, le Mexique, le Costa Rica et l’Uruguay.
Le fossé francotrope
Qu’on l’aborde dans sa dimension pratique ou scientifique, la notion de francotropie en immigration n’est pas présente de la même façon sur le territoire canadien; si elle est centrale au Québec, elle demeure pratiquement absente des CFSM.
Une notion au coeur des politiques migratoires québécoises
Si le terme francotropie est relativement ancien (Paillé, 2011 : 12), on doit au démographe Charles Castonguay (1992 : 104 ; 1994 : 138-162) de l’avoir appliqué en premier, au début des années 1990, aux questions linguistiques et à l’évolution du fait français au Québec. Cette acception de la notion a depuis fait école parmi nombre de démographes et de linguistes dont les études sont centrées sur l’état du français au Québec, surtout en région métropolitaine où les questions d’immigration et de substitution linguistique (francisation et anglicisation) sont prépondérantes (Bélanger, Lachapelle et Sabourin, 2011b).
Depuis le début des années 1970, la francotropie (comme réalité sociale et non pas seulement conceptuelle) s’est graduellement imposée comme une stratégie institutionnelle de préservation du fait français au Québec (Bondol, 2008; Cardinal, 2012 : 19), ce qui s’est traduit par des efforts soutenus de la part de la province dans le recrutement de francotropes (Sabourin et Bélanger, 2015b : 81), notamment en Amérique latine (Oliveira et Kulaitis, 2014 : 29-30; Rivard, 2016 : 67-70). Ces efforts portent d’ailleurs leurs fruits puisque l’immigration francotrope est considérée par plusieurs comme le principal facteur d’augmentation des taux de francisation au Québec, tout particulièrement à partir des années 1980 (Bélanger, Lachapelle et Sabourin, 2011a : 116; Bourbeau, Robitaille et Amorevieta-Gentil, 2011 : 13; Brumme, 1998; Castonguay, 1992 : 478; Castonguay, 1994 : 138), et plus intensément encore dans les cohortes plus récentes de nouveaux arrivants (Sabourin et Bélanger, 2015a : 786 et 788). En effet, les immigrants francotropes du Québec ont une propension plus forte à choisir le français que les autres allophones (Bélanger, Lachapelle et Sabourin, 2011a : 129).
La francotropie dans les CFSM : l’omission
En contexte linguistique minoritaire, la question du recrutement de nouveaux arrivants francophones fait l’objet d’une préoccupation communautaire, institutionnelle et scientifique en perpétuelle croissance depuis les deux dernières décennies (Jezak, 2018-2019; Farmer, 2008; Gallant, 2010; Belkhodja, 2008; Véronis et Huot, 2018 : 175; Mulatris, Jacquet et André, 2018; Fourot, 2016). Il s’agit d’une réponse normale dans le contexte démographique de ces communautés minoritaires appelées, si rien n’est fait, à doucement s’effacer dans la sphère publique (Castonguay, 1997 : 482). Prenant appui sur les données des recensements de 2001 et de 2006, Chedly Belkhodja montrait déjà, en 2008, cette perte de poids relatif des minorités francophones. En réponse à cette nouvelle réalité démographique et socioculturelle, les communautés et les gouvernements ont réagi et se sont investis encore davantage en matière d’immigration, notamment par la mise sur pied en 2002, par Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC), d’un comité directeur sur ces questions, devenu le Comité Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada – Communautés francophones en situation minoritaire (Belkhodja, 2008 : 3).
Malgré ces efforts de recrutement et d’inclusion des immigrants francophones, plusieurs communautés minoritaires font au mieux du surplace en matière de démographie. C’est le cas au Manitoba où existe depuis 2013 une cible de recrutement francophone annuel de 7 %, alors que le meilleur taux réel jamais atteint depuis l’établissement de cette cible a été de 3,8 % (Fourot, 2014 : 5). Encore, il ne s’agit là que d’attractivité, la question de la rétention des immigrants francophones et celle de l’assimilation linguistique constituant des enjeux distincts qui s’ajoutent à la difficulté de maintenir la vitalité démographique de la francophonie minoritaire (Belkhodja, 2008 : 3; Gallant, Roy et Belkhodja, 2007 : 90-93; Traisnel et Noël, 2017; Violette, 2008).
Dans ce contexte, on pourrait comprendre la pertinence d’élargir le bassin de recrutement des nouveaux arrivants en ciblant des populations qui, si elles ne sont pas francophones au sens strict, pourraient avoir suffisamment d’affinités culturelles avec la langue française et la société d’accueil francophone pour se franciser, du moins partiellement[5]. Cette nécessité est d’autant plus criante que le poids des populations allophones au pays ne cesse de croître depuis les années 1990 (Jezak, 2018-2019 : 100); il en va donc de même des francotropes, qui composent un sous-groupe parmi celles-ci.
Pourtant, on constate, non sans une certaine pointe d’étonnement, que la francotropie reste étrangère aux débats en matière d’immigration dans les CFSM, tant sur le plan institutionnel que scientifique. Le terme francotropie est pratiquement absent des études sur l’immigration en contexte franco-minoritaire. La seule véritable exception à cette règle est le texte de Rodrigue Landry, lequel fait de l’accroissement de « l’immigration francophone et francotrope » l’un des quatre défis pour la revitalisation communautaire francophone (2005 : 10)[6]. D’autres chercheurs dont les travaux portent sur l’immigration et le rapport aux langues officielles au Canada utilisent la notion de francotropie, mais dans tous ces cas, ils en réservent l’usage exclusif à la partie québécoise de leurs études. Les CFSM constituent avant tout, dans ces travaux, des exemples de déplacement du français vers l’anglais chez les locuteurs francophones (Castonguay, 1994; Sabourin et Bélanger, 2015a). Le terme le plus utilisé dans les études ciblant les CFSM est celui d’allophone. Or, si une grande part des francotropes sont des allophones, le contraire n’est pas nécessairement vrai. En outre, l’essentiel des investigations portant sur les enjeux linguistiques de l’immigration et de l’intégration des allophones en contexte minoritaire francophone est concentré dans le champ de l’éducation ou celui, plus spécifique encore, de la promotion de la dualité linguistique (Callie, 2007) ou du bilinguisme additif (Landry, 2017). Ces questions de « francisation » sont naturellement pertinentes à l’étude de la francotropie, mais cette dernière reste au mieux en filigrane, implicite. On est donc en terrain connu, mais très partiellement exploré ou, en d’autres mots, en terra semicognita.
Cette quasi-absence conceptuelle de la francotropie dans les études sur l’immigration francophone au sein des CFSM est également constatée dans les discours communautaires sur l’immigration en milieu franco-minoritaire ainsi que dans les politiques officielles en matière de recrutement des immigrants d’expression française (IEF). Il ne s’agit pas, bien sûr, d’une absence complète. En guise d’exemple, IRCC finance un programme gratuit pour les résidents permanents en vue d’améliorer leurs compétences en matière de langues officielles, soit les Cours de langue pour les immigrants au Canada (CLIP). Bien que la proportion des immigrants hors Québec qui profitent du programme pour améliorer leurs compétences en français soit largement inférieure à celle des résidents permanents optant pour les cours d’anglais[7], cela témoigne tout de même d’un intérêt certain pour le français et s’accompagne, par ailleurs, d’un taux de succès appréciable (Callie, 2007 : 784 et 787).
C’est surtout sur le plan des stratégies de recrutement que le bât blesse; à l’instar de ce qui se passe en Afrique francophone (Marcoux et Richard, 2018-2019), les pratiques en ce domaine dans les pays francotropes accusent un retard. Cela tient à une concentration des ressources vers des clientèles plus « naturellement » francophones. Ainsi, le principal événement de recrutement, le forum d’emploi de Destination Canada, se tient annuellement à Paris et à Bruxelles[8] et vise en premier lieu à mettre en contact les employeurs canadiens avec des travailleurs qualifiés européens (choisis sur le volet) et dont le français est le plus souvent la langue maternelle. Aux yeux du Réseau de développement économique et d’employabilité (RDÉE), organisme voué au développement économique des communautés francophones et acadienne, l’intérêt premier de ce forum est clair : « Destination Canada – Forum Emploi […] donne accès à un important bassin de travailleurs compétents francophones dans des domaines variés en France, en Belgique, en Suisse et en Tunisie » (RDÉE, [s.d.] : 3, nos italiques)[9]. Les initiatives provinciales vont également plus souvent dans ce sens. C’est ce qui est notamment suggéré dans le Plan pour favoriser l’immigration francophone au Nouveau-Brunswick de 2014 dans lequel on souligne les cibles ambitieuses de recrutement en immigrants francophones (de 16 à 33 %) et désigne les pays francophones d’Europe ou d’Afrique comme les bassins les plus prometteurs (rapport cité par Traisnel et al., 2020 : 21).
Sur son site Web, l’IRCC offre du soutien aux employeurs en contexte franco-minoritaire qui souhaitent recruter des immigrants d’expression française ou bilingue, mentionnant même au passage le Mexique comme l’un des pays où l’on pourrait embaucher du personnel. Il s’agit là, on comprend, d’une exception qui confirme la règle et qui change bien peu de chose au constat général : en matière de recrutement dans la francotropie latino-américaine, le Québec fait essentiellement cavalier seul, comme s’il s’agissait de la seule communauté francophone du pays à avoir saisi l’intérêt que représente la francotropie. La question qui s’impose alors est la suivante : la francotropie est-elle valable pour les communautés francophones hors Québec?
Géographie francotrope : disparités spatiales et hyperpolarisation
Une réflexion sur l’intérêt que pourrait représenter le francotrope pour les CFSM ne saurait être menée sans dresser au préalable un portrait statistique et spatial de la francotropie. C’est à la lumière d’un tel portrait que l’on peut prendre la mesure de l’apport de cette francotropie à l’immigration d’« expression française ». C’est ce à quoi est consacrée cette section de notre texte.
Circonscrire le francotrope et l’immigrant d’expression française : définitions, choix des variables statistiques et typologie des francotropes
Avant d’esquisser un tel portrait, encore faut-il s’entendre sur ce qu’est un « immigrant d’expression française », d’autant plus qu’il n’existe pas, de prime abord, de définition univoque de « francophone » ou d’« immigrant francophone » (Fourot, 2014 : 32). L’ajout de l’élément « francotrope » ne peut d’ailleurs manquer d’apporter une dose supplémentaire de polysémie à cette définition. Il est donc entendu que l’on optera pour une définition la plus inclusive possible, à l’image de ce que font Traisnel et al. (2020) ou Deschênes-Thériault et Traisnel (2020). Sera donc considérée comme « immigrant francophone » toute personne en mesure de tenir une conversation en français, que cette habileté soit acquise avant ou après la migration au pays ; seront inclus ceux dont le français n’est pas obligatoirement la langue maternelle ou ceux venant de pays dans lesquels le français n’est pas une langue officielle.
Par définition, les francotropes ne constituent pas tout à fait un sous-groupe parmi les immigrants « francophones », même aussi largement définis. Un francotrope ne doit pas sa condition au fait de pouvoir converser en français ou non, mais, d’abord et avant tout, à son appartenance à une sphère linguistique voisine du français. Aussi trouvera-t-on, du moins en théorie, des francotropes dont la maîtrise du français est comparable à celle de locuteurs maternels et d’autres qui n’ont aucune notion de la langue. D’où une distinction importante à faire ici entre ce que l’on appellera les francotropes potentiels (FP), c’est-à-dire les individus dont la langue maternelle est voisine du français, tels que les hispanophones et les lusophones de l’Amérique latine, indépendamment de leur niveau de maîtrise (elle peut être nulle) de la langue de Molière, et les francotropes actuels (FA), ceux qui du groupe des francotropes potentiels sont en mesure de converser en français. Le francotrope actuel est donc un « locuteur de français », on pourrait même dire un francophone à part entière sur le plan linguistique, mais issu d’un milieu d’origine où le français n’est pas la langue de tous les jours, tout au plus une langue étrangère. Il fait partie, par le fait même, des immigrants francophones, à plus forte raison si l’acquisition de cette langue est prémigratoire.
L’intérêt de distinguer ces deux types de francotropes tient au processus d’intégration linguistique que nous tentons d’appréhender. En effet, le poids de la francotropie sur la francophonie canadienne, minoritaire ou non, dépend du « taux d’actualisation » des francotropes potentiels en francotropes actuels. Cette actualisation se veut donc une mesure de la force d’attraction du français sur la population immigrante[10]. Cette distinction, avant tout méthodologique, suppose que le passage d’un état à un autre est loin d’être assuré et qu’il peut donc varier considérablement d’une communauté d’accueil à une autre. On sait cependant que ce passage est commun en contexte québécois où une proportion importante de francotropes (immigrants de langue romane ou originaires d’anciens territoires coloniaux français) opte pour la francisation (Bélanger, Lachapelle et Sabourin, 2011a; Bélanger, Lachapelle et Sabourin, 2011b)[11], alors qu’il l’est beaucoup moins, comme nous le verrons ci-dessous, dans les CFSM.
Il n’existe pas de variables statistiques permettant de saisir directement la francotropie; seule une variable « construite » à partir des indicateurs linguistiques disponibles peut permettre de s’en faire une idée. Les indicateurs que nous utilisons proviennent tous du recensement canadien, ce sont les variables de lieu de naissance, de langue maternelle et de première langue officielle parlée (PLOP). La variable de lieu de naissance permet d’isoler les immigrants venant des pays de l’Amérique latine. La langue maternelle sert à distinguer les immigrants latino-américains dont le français est la langue maternelle, condition qui fait de ces personnes des « francotropes actuels de naissance », un malencontreux oxymore pour un concept qui suppose un « mouvement d’attirance », et donc, une position initiale externe à la sphère linguistique française. Les francotropes potentiels sont donc dans cette étude des immigrants latino-américains dont le français n’est pas la langue maternelle, soit la très grande majorité, il va sans dire. Les francotropes actuels, quant à eux, constituent un sous-groupe parmi les francotropes potentiels, soit ceux qui ont déclaré le français comme première langue officielle parlée (PLOP)[12].
Portrait de la francophonie immigrante
Avant d’aborder explicitement la francotropie latino-américaine au Canada, il est utile d’offrir un portrait de la « francophonie » immigrante dans un premier temps, dans le but de mieux saisir les liens pouvant ou non exister entre ces deux réalités semblables, mais distinctes.
Le tableau 1, tiré des données publiques d’IRCC, permet d’apprécier le poids et la répartition des immigrants d’expression française[13] au Canada pour l’année 2017. Il donne un aperçu saisissant de l’attraction très contrastée qu’exercent les provinces sur les immigrants d’expression française. Le constat le plus marquant tient au poids gravitationnel démesuré du Québec, là où habitent plus de huit résidents permanents d’expression française sur dix. Cette proportion est énorme, surtout si l’on considère que le Québec n’a reçu dans la même année que 19 % des immigrants – toutes langues confondues – admis au pays. En matière de disproportion, pourtant, le Canada hors Québec (CHQ) n’est pas en reste puisque près de huit immigrants d’expression française sur dix résidaient soit en Ontario (55 %), en Alberta (13 %) ou en Colombie-Britannique (11 %) ; les provinces de l’Atlantique et les deux autres provinces des Prairies ne recevaient pour leur part que des effectifs réduits, en deçà de 500 personnes. Si la répartition des effectifs bilingues officiels (« connaissance du français et de l’anglais ») apparaît moins concentrée dans le Canada hors Québec, on remarque en contrepartie que les effectifs sont partout plus faibles que ceux des immigrants ayant le français comme seule langue officielle connue, leur poids relatif dans la population des immigrants d’expression française ne dépassant pas les 45 % (Saskatchewan).
Le tableau 2 permet d’évaluer la mobilité (migrations interprovinciales) des immigrants d’expression française arrivés au pays entre 2011 à 2016 et, par le fait même, la capacité de rétention de ces immigrants pour chacune des provinces. D’emblée, ce que l’on remarque, c’est l’importance de l’Ontario, du Québec et de l’Alberta comme lieux d’accueil de la « deuxième chance » auprès de ces immigrants, puisque 87 % des migrants interprovinciaux s’installent à demeure dans ces trois provinces. L’Ontario se démarque toutefois de ce groupe sélect, attirant plus d’un migrant interprovincial sur trois. Cela n’a rien d’étonnant considérant que 60 % des migrations interprovinciales se font entre des provinces voisines et que le Québec, c’est indéniable, a reçu, au cours de cette période, 85 % des immigrants d’expression française arrivés au pays ; il n’y a pas moins de six migrants sur dix ayant quitté le Québec qui s’installeront chez le voisin ontarien, à Toronto ou à Ottawa dans la plupart des cas. Les deux autres provinces des Prairies (Manitoba et Saskatchewan) ainsi que les provinces de l’Atlantique font figure de parent pauvre. Non seulement ces provinces ne profitent-elles pas d’un degré d’attraction initial qui puisse rivaliser avec les trois premières, lesquelles accueillent 96 % des nouveaux arrivants, mais elles ne bénéficient pas non plus de ce qu’on pourrait appeler ici une forme d’attraction « différée » par voie de migrations secondaires.
Le portrait des migrants interprovinciaux « sortants » est néanmoins très différent et influence grandement le bilan migratoire des provinces. À ce titre, ce sont l’Alberta et l’Ontario qui affichent les meilleurs bilans migratoires, recevant davantage de migrants des autres provinces qu’elles n’en cèdent. La taille réduite des effectifs dans les provinces maritimes rend les bilans (plus souvent positifs) peu significatifs à l’analyse. Ce qui est toutefois frappant, c’est l’importance des départs en provenance du Québec, la province accusant un bilan migratoire négatif, de loin l’« exode » le plus marqué, signe d’un problème de rétention en termes absolus.
Pourtant, le Québec peut se permettre de jouer ici le « mauvais élève », puisque ce solde migratoire négatif n’a que très peu d’effets en réalité sur le taux de rétention, un rapport ici gonflé par le poids gravitationnel disproportionné qu’exerce la province auprès des immigrants d’expression française qui arrivent au pays. Il en va tout autrement ailleurs, tout particulièrement dans l’Atlantique (où les effectifs d’IEF restent modestes) ou au Manitoba, provinces où les taux de rétention sont généralement plus bas. Cette réalité affecte même des provinces qui, comme Terre-Neuve-et-Labrador, la Nouvelle-Écosse et, dans une certaine mesure, la Colombie-Britannique, affichent des bilans migratoires interprovinciaux positifs.
On note donc, d’une manière générale, que l’analyse de la rétention dépend grandement de l’attraction initiale et continue des nouveaux arrivants. Or, il existe de grands écarts d’attraction au pays, soit la présence d’un fossé qui se dresse entre les provinces « qui réussissent » (Québec, Ontario et Alberta) et les autres; seule la Colombie-Britannique, source non négligeable d’immigrants internationaux et de migrants interprovinciaux, arrive à nager entre deux eaux. Ce fossé devient un véritable océan de différences lorsqu’on compare le Québec et le Canada hors Québec, la province francophone s’imposant comme un gigantesque siphon migratoire en raison de sa presque suprématie en matière d’accueil des nouveaux arrivants d’expression française.
Portrait de la francotropie latino-américaine au Canada
Lorsqu’on analyse les données du recensement de 2016, on remarque que la répartition à l’échelle canadienne des francotropes latino-américains diffère grandement selon qu’il s’agit de francotropes potentiels ou de francotropes actuels. Le Québec est le lieu de résidence de 22,8 % des francotropes potentiels nés en Amérique latine[14], soit une proportion en phase avec le poids de la population totale du Québec dans l’ensemble canadien (23,2 %). En d’autres termes, rien n’indique pour cette population que le Québec constitue un lieu d’accueil privilégié au pays[15]. Il en va cependant tout autrement des populations de francotropes actuels venant de l’Amérique latine. Leur répartition est beaucoup plus fidèle à celle des immigrants d’expression française présentée au tableau 1 à partir des données de l’IRCC. Dans ce cas, le Québec accapare une part importante, plus de 88 % dans les faits, de cette population. Il s’agit d’une proportion plus élevée que celle des immigrants d’expression française. C’est donc que le Québec exerce une force d’attraction encore supérieure, bien que comparable, sur les francotropes actuels latino-américains que sur les immigrants francophones en général.
Le tableau 3 offre un portrait un peu plus détaillé par province, mais surtout différencié selon les francotropes de PLOP français et de PLOP bilingue. La « suprématie » du Québec en matière d’attraction pourrait être difficilement plus éloquente que dans le cas des immigrants dont le français est l’unique langue officielle parlée, la presque totalité d’entre eux (environ 97 %) résidant dans la province francophone. La moitié de ceux qui se trouvent hors Québec réside dans la province voisine, soit l’Ontario. Aucune autre province n’affiche des effectifs de plus de 500 personnes. Il s’agit d’une disproportion plus marquée encore que celle observée au tableau 1 pour les immigrants d’expression française. En revanche, la répartition des francotropes actuels ayant déclaré les deux langues officielles comme PLOP est un peu plus contrastée et s’apparente beaucoup à ce que l’on pouvait observer chez les immigrants d’expression française. Toutefois, les disproportions restent dominantes ; celle entre le Québec et le Canada hors Québec, déjà marquée, augmente, bien que très légèrement, soit 77 % au lieu de 75 % ; la répartition des immigrants dans le Canada hors Québec apparaît elle aussi très concentrée, 95 % des PLOP français et anglais vivant dans trois provinces, soit l’Ontario (61 % de tous ces francotropes), l’Alberta et la Colombie-Britannique.
Ce que suggèrent ces données générales, c’est que le taux d’actualisation de francotropes potentiels en francotropes actuels serait beaucoup plus considérable au Québec que partout ailleurs au Canada. Dans le but d’illustrer ce fait, nous emploierons ici l’indice de francotropie actuelle (IFA), soit le rapport existant entre les FP et les FA. L’indice donne une valeur entre 0 et 1, où « 1 » indiquerait que tous les FP sont en fait des FA, alors qu’une valeur de « 0 » témoignerait de l’absence de tout francotrope actuel.
Le tableau 4 fait état de ces « taux d’actualisation » à l’échelle du pays. Il permet de confirmer l’écart considérable qui existe entre le Québec et le Canada hors Québec. Aucune province au Canada, outre le Québec, ne montre un taux supérieur à 7 %. Les provinces de l’Atlantique affichent les valeurs les plus élevées, suivies de l’Alberta et de la Colombie-Britannique. C’est donc dire que l’essentiel des immigrants latino-américains du Canada hors Québec finit par intégrer l’anglosphère, même au Nouveau-Brunswick, seule province officiellement bilingue au pays.
L’agrégation de ces données à l’échelle provinciale cache toutefois une partie de la réalité, une limitation à laquelle la carte qui suit (figure 1) tente de remédier. Sur cette carte reposant sur les données à l’échelle des régions métropolitaines de recensement (RMR) et des agglomérations de recensement, les cercles proportionnels rendent compte de la répartition de tous les francotropes actuels parmi les immigrants latino-américains (PLOP français et PLOP français et anglais). Le poids du Québec, et tout particulièrement celui de Montréal, confirme l’hégémonie de cette province en matière de recrutement de ces francotropes actuels.
En revanche, et c’est là une donnée des plus intéressantes, le poids des francotropes actuels latino-américains parmi les immigrants d’expression française, lequel est représenté par le dégradé de couleur (pour les populations de 50 individus ou plus seulement), apparaît non négligeable à plusieurs endroits, et pas seulement au Québec. Les francotropes actuels latino-américains représentent en moyenne 11 % des immigrants d’expression française dans l’ensemble des régions métropolitaines de recensement du Canada hors Québec. Certaines RMR font mieux que cette moyenne, telles que Kingston (13 %), Calgary (15 %), London (18 %) ou Red Deer (26 %). Ce que révèle cette donnée, c’est que les francotropes actuels de l’Amérique latine ont une influence notable sur la démographie linguistique des CFSM. Dans les faits, le poids des francotropes actuels latino-américains dans le groupe des immigrants d’expression française du Canada hors Québec est partout supérieur à celui que ces mêmes francotropes exercent parmi les immigrants d’Amérique latine dans leur ensemble.
Il semble que la répartition des francotropes actuels au pays soit assez intimement liée à la capacité de travailler en français. C’est ce que le tableau 5 tend à montrer. Lorsqu’on compare la répartition (fréquences relatives) des immigrants latino-américains ayant le français comme langue d’usage à la maison selon qu’ils travaillent en anglais ou en français, on constate alors combien les occasions de travailler en français semblent plutôt rares en dehors du Québec. Près d’un immigrant latino-américain francophone sur quatre qui travaille en anglais se trouve dans le Canada hors Québec, alors que cette proportion dépasse à peine le 1 % pour ceux qui travaillent en français. On ne peut pas ici discerner si c’est le fait d’attirer plus de francotropes actuels qui explique l’intégration dans l’espace public francophone québécois ou si ce sont les offres d’emploi en français qui incitent la francisation des francotropes potentiels. Un fait demeure toutefois, travailler en français à l’extérieur du Québec n’est pas chose commune pour ces immigrants francotropes de l’Amérique latine. Le Nouveau-Brunswick s’impose comme la seule exception au tableau puisqu’on y trouve deux fois plus de locuteurs de français d’origine qui travaillent en français que dans l’autre langue officielle. Néanmoins, les effectifs de la province sont modestes.
Le tableau 5 permet une autre observation d’intérêt. On remarque en effet des écarts importants dans la répartition de cette population de francotropes actuels avec celles des populations francophones non immigrantes (colonnes ÉPNI) et franco-immigrantes totales (colonnes ÉPIT). En d’autres termes, les francotropes actuels latino-américains qui travaillent en anglais sont plus susceptibles de vivre dans le Canada hors Québec que ne le sont les francophones non immigrants ou les immigrants francophones dans leur ensemble. Considérant que les deux mesures d’écarts donnent des valeurs assez rapprochées, on peut conclure que la répartition des non-immigrants et celle des immigrants totaux, sans être identiques, sont somme toute semblables, ce qui fait de la situation des francotropes latino-américains un cas à part. Effectivement, la donnée suggère que les francotropes actuels latino-américains qui travaillent en français sont plus susceptibles de choisir le Québec que ne le font les deux autres groupes (immigrants ou non) dont le français est la langue parlée le plus souvent à la maison.
Or, le fait le plus intéressant, c’est que le poids relatif des francotropes actuels latino-américains qui travaillent en français (27,2 %) dans le Canada hors Québec est presque identique à celui des immigrants d’expression française (27,4 %)[16]. Ce n’est donc pas tant la capacité de travailler en français de ces FA qui est ici en jeu – puisqu’elle est comparable à celle des IEF –, mais la préférence marquée des FA latino-américains à s’établir au Québec.
Le potentiel francotrope et la vitalité des CFSM : promesses et défis
La question maintenant est de savoir en quoi ces portraits, celui de l’immigration francophone plus largement et celui des immigrants francotropes latino-américains plus spécifiquement, ont un lien avec le concept de vitalité dans les CFSM (Razafi et Traisnel, 2017 : 117 ; Landry, Gilbert et Forgues, 2005 : 9; Langlois et Gilbert, 2006). Il est déjà admis que l’immigration est devenue, au cours des deux dernières décennies, un enjeu crucial pour assurer la vitalité des communautés franco-minoritaires[17] :
[…] l’immigration est pensée comme une solution au déclin démographique des communautés francophones et comme profitable des points de vue économique et social. En cela, la problématique de l’immigration francophone en milieu minoritaire n’est pas différente du cas canadien en général. […] les immigrants francophones sont perçus comme étant désirables parce qu’on suppose qu’ils vont contribuer à la « revitalisation », au « développement » et à l’« épanouissement » des communautés
Fourot, 2014 : 13
La place de la francotropie dans le continuum intégratif en CFSM
L’apport de l’immigration à la vitalité des CFSM est généralement pensé selon un continuum d’étapes clés : recrutement/attraction, accueil, intégration, rétention (Fourot, 2016 : 35; Gallant, Roy et Belkhodja, 2007 : 82). Seule la réussite de ce continuum permettrait d’envisager un apport démographique nécessaire à la vitalité linguistique ou, du moins, de constituer un frein à la marginalisation démographique et donc, politique des CFSM.
À la lumière des données présentées dans la section précédente, force est de constater que si les francotropes peuvent constituer une source supplémentaire et souvent sous-estimée d’immigrants d’expression française, ils ne permettent pas d’échapper pour autant aux nombreux défis qui se dressent à chaque étape du continuum migratoire. La réalisation des promesses de salut démographique que font miroiter les francotropes (et les immigrants d’expression française) est une course à obstacles.
En dépit du poids relatif non négligeable que représentent les francotropes actuels d’Amérique latine à l’intérieur du groupe des immigrants d’expression française dans le Canada hors Québec, on ne peut pour autant taire le poids démesuré du Québec en matière d’attraction de ces francotropes. Ce déséquilibre fait d’ailleurs écho à celui de la population des immigrants d’expression française, une « ressource » limitée et très inégalement répartie à l’échelle du pays. En revanche, le recrutement des immigrants d’expression française et celui des francotropes diffèrent sur un point important ; alors que le Québec s’impose comme le plus grand joueur sur le « marché » de ces immigrants au Canada (Traisnel et al., 2020 : 23; Fourot, 2014 : 20), il profite d’un monopole quasi exclusif en ce qui a trait au recrutement des francotropes, à tout le moins ceux en provenance d’Amérique latine. Cela s’explique par le fait que ces francotropes passent pour l’instant largement sous le radar des politiques et des pratiques de recrutement dans les CFSM, le Québec étant la seule province ayant un plan tant soit peu développé pour ce type d’immigrants. En d’autres mots, les francotropes actuels latino-américains qui se trouvent à gonfler les rangs des immigrants d’expression française dans les CFSM seraient un peu comme des cadeaux tombés du ciel.
La situation des francotropes s’annonce moins singulière en matière de rétention, puisque qu’il n’est pas rare que les immigrants de toutes origines, ayant souvent parcouru des milliers de kilomètres pour venir au Canada, changent de lieu de résidence dans les premières années afin d’augmenter leur chance d’intégration économique et socioculturelle (Houle, Pereira et Corbeil, 2014 : 49; Traisnel et al., 2020 : 136)[18]. En fait, les migrations interprovinciales de ces populations de nouveaux arrivants ne font, dans une certaine manière, que refléter les dynamiques spatiales que dessinent les migrants qui arrivent au Canada. Les clivages entre les régions « attractives » et les autres se creusent (Farmer et da Silva, 2012 : 14), et ce, en dépit des efforts consentis partout au pays ces dernières décennies pour favoriser la régionalisation de l’immigration. C’est ainsi que certaines régions du Canada, comme celle de l’Atlantique, se retrouvent avec des défis de rétention accrus, tant pour les immigrants francophones que pour les autres immigrants (Sall, 2019 : 279; Traisnel et al., 2020 : 11). De surcroît, l’expression « migrations interprovinciales » est trompeuse, puisque la plupart des migrants ciblent moins une « nouvelle province » que les grands centres urbains du pays (Sall, 2019 : 287) et qu’ils participent ainsi à un irrésistible mouvement de métropolisation de l’immigration[19]. C’est ainsi que des villes comme Ottawa, Calgary et Edmonton se trouvent en tête d’un peloton qui comprend d’autres villes régionales comme Québec, Halifax, Victoria ou Winnipeg; elles sont cependant largement distancées par un groupe de tête composé de Toronto, de Montréal et de Vancouver, soit les principales métropoles canadiennes (Sall, 2019 : 279; Sall et al., 2021 : 108). À ces dynamiques de fond en matière de rétention s’ajoutent des défis d’intégration plus spécifiques aux CFSM. De manière générale, ces communautés font face à des problèmes structuraux découlant notamment de ce que Leyla Sall, s’inspirant de Raffaele Iacovino et de Rémi Léger (2011 : 106-107), nomme l’« incomplétude institutionnelle » (Sall, 2019 : 281-284). Cette incomplétude se manifeste notamment dans les obstacles qui se dressent devant l’immigrant en recherche d’un emploi en français, un marché limité et souvent saturé parce qu’il est déjà occupé par les non-immigrants (2019 : 282). L’incomplétude institutionnelle n’est toutefois pas simplement « économique » aux yeux de Sall et de ses collaborateurs (2021), lesquels soulèvent au passage les questions de désagrégation communautaire inhérentes à l’intégration de la diversité immigrante. Les auteurs parlent avec justesse d’une véritable aporie (2021 : 95). Il est peu probable que nos réflexions sur l’apport potentiel des francotropes à la vitalité des CFSM puissent résoudre à elles seules les enjeux d’intégration dans les CFSM tels qu’ils sont soulevés dans les études sur le sujet.
Le « déséquençage » (partiel) du continuum francotrope
Ce que cette exploration du potentiel francotrope permet, toutefois, c’est une révision subtile du continuum recrutement (attraction) / accueil (intégration) / rétention. L’analyse de la francotropie permet en effet de dépasser la linéarité apparente de ce continuum, lequel témoigne davantage d’une vision bureaucratique de l’immigration que de la diversité et de la spécificité des parcours migratoires (Fourot, 2016 : 41; Deschênes-Thériault et Traisnel, 2020 : 13). La rétention, en guise d’exemple, est davantage que l’étape ultime du processus migratoire ou une mesure de « réussite » des mécanismes de recrutement et d’intégration ; elle est une réalité transversale et omniprésente (Fourot, 2016 : 41). Le portrait statistique qu’on a dressé dans la section précédente permet d’aller plus loin encore en ce qu’il suggère plutôt l’entrecroisement constant, dans le parcours migratoire, des processus de recrutement, d’intégration et de rétention. S’il est naturel de voir le recrutement comme une étape préalable, il reste que toute entreprise de recrutement est vouée à l’échec si elle ne s’accompagne pas de mesures concrètes – et pensées en amont – visant à optimaliser l’intégration et la rétention des immigrants potentiels ainsi courtisés.
C’est bien pourquoi les efforts de recrutement des CFSM sont tout logiquement centrés sur les populations immigrantes dont le français est la langue du quotidien, car ces populations font miroiter, non sans raison, une intégration plus rapide et efficiente. On peut aussi trouver dans cette logique les raisons de la quasi-indifférence témoignée aux francotropes potentiels, la francisation de ceux-ci s’annonçant comme un investissement d’autant plus coûteux qu’il ne garantit pas, du moins pas autant qu’au Québec, l’intégration de ces immigrants dans la francosphère minoritaire. Pourtant, il n’est pas dit que les immigrants eux-mêmes soient étrangers ou totalement antipathiques à l’idée de la francisation. Dans leur analyse de la proposition pédagogique au coeur de la formation langagière des immigrants en contexte francophone minoritaire, Le Thiec et ses collaborateurs soulignent plusieurs motivations qui peuvent inciter les immigrants à apprendre le français, telles que l’attrait de la vie communautaire francophone, le désir d’inscrire leurs enfants dans le système scolaire francophone ou l’accès à des postes bilingues dans la fonction publique fédérale ou provinciale (2018 : 126).
Il reste que la réalité du marché de l’emploi peut expliquer le niveau d’engagement différent entre le Québec et les CFSM envers les francotropes potentiels. Le Québec a beau jeu d’investir dans la francisation de cette population, puisqu’il existe un bassin convenable d’emplois francophones pour les accueillir. La situation est bien différente dans les communautés franco-minoritaires ; non seulement l’offre de postes en français y est-elle très inférieure à celle des emplois en anglais (Sall, 2019 : 281), mais en plus, une part importante des emplois en français exige également une connaissance fonctionnelle de l’anglais (2019 : 282; De Moissac et al., 2014 : 35; Gallant, Roy et Belkhodja, 2007 : 90). Cette situation constitue déjà une difficulté pour les immigrants d’expression française et l’une des raisons pour lesquelles les CFSM ont du mal à tirer leur épingle du jeu en matière d’attraction auprès de ces populations (Fourot, 2016 : 36). Il est donc probable qu’un nouvel arrivant latino-américain qui ne maîtrise ni l’une ni l’autre des langues officielles à son arrivée au pays soit porté à privilégier d’abord l’apprentissage de l’anglais (Houle, Pereira et Corbeil, 2014). Dans un tel cas, on voit mal comment une CFSM pourrait tirer profit de ses investissements en francisation en ciblant une telle population.
Néanmoins, les disproportions spatiales en matière d’offres de travail en français – toutes à l’avantage du Québec – ne sauraient expliquer pourquoi les francotropes actuels de l’Amérique latine qui travaillent en français sont proportionnellement moins nombreux à vivre dans les CFSM que ne le sont les immigrants d’expression française en général (revoir le tableau 5). Il y a sans doute plusieurs facteurs (ponctuels ou structurels) qui peuvent expliquer cette particularité, notamment le fait que les immigrants francotropes eux-mêmes ne sont peut-être pas au courant qu’il est possible de vivre en français à l’extérieur du Québec[20]. L’indifférence relative (décrite en première partie) des CFSM quant au potentiel francotrope pourrait être un autre facteur explicatif. Ce facteur reste cependant à être mesuré scientifiquement, mais on peut dès lors émettre l’hypothèse que si les francotropes échappent aux stratégies de recrutement des CFSM, il en va de même des mesures d’intégration qu’elles mettent en place. Cela renforce l’idée que les processus de recrutement et d’intégration sont plus souvent engagés simultanément, que l’intégration n’est pas seulement une étape ultérieure au recrutement.
Cette simultanéité est d’ailleurs au coeur de la politique de recrutement du Québec en Amérique latine et ce qui assure le succès de la province en ce domaine. Encore faut-il préciser que la stratégie québécoise ne se résume pas à assurer une présence dans les pays de l’Amérique latine et à faire la promotion de la province comme terre d’accueil, notamment par le biais de ses bureaux d’immigration à Mexico ou à São Paulo (Oliveira et Kulaitis, 2014 : 29). Elle consiste également à fournir à d’éventuels candidats à l’immigration de précieux outils pour préparer leur intégration très tôt dans leur parcours migratoire, soit avant même leur installation (temporaire ou permanente) au pays. Depuis 2003, le gouvernement québécois multiplie les ententes formelles avec des institutions locales (le plus souvent des Alliances françaises) en Amérique latine (tout particulièrement au Brésil, pays le plus peuplé de la région) pour la tenue de tests de connaissance du français spécifiques à la province. En échange de matériel didactique – des guides, des monographies ou des manuels scolaires –, ces institutions locales prennent la responsabilité de la francisation et de l’évaluation des acquis langagiers d’immigrants potentiels. Or, ces cours de francisation, contrairement à ceux offerts aux nouveaux arrivants résidant au Québec, sont entièrement assumés par les candidats à l’immigration (Rivard, 2016 : 67-68). Les données disponibles ne nous permettent pas d’évaluer les résultats de cette méthode de recrutement et de « francisation en amont », mais on peut penser que les économies réalisées sont considérables et que le Québec tire un bon retour sur investissement. Rien ne dit que les CFSM ne pourraient pas, elles aussi, profiter d’une stratégie prémigratoire similaire à celle mise sur pied par le gouvernement du Québec.
Conclusion
Le concept de francotropie est utile pour mieux comprendre les subtilités de l’espace francophone des Amériques, là où tous ne « naissent pas ou ne vivent pas en français » (OIF, 2019 : 88). Il participe à l’appréhension de la diversité des rapports à la langue française qui caractérise la francophonie continentale. La francotropie, cette francophonie latente, constitue un riche bassin de locuteurs francophones potentiels et une source d’immigrants précieuse à même de soutenir la vitalité démographique des communautés d’accueil au pays. Le Québec est actif depuis déjà quelques décennies dans ce domaine, et ses efforts en ce sens ne cessent de croître. En revanche, la francotropie reste une notion négligée dans les CFSM qui, il faut bien l’avouer, sont déjà aux prises avec des défis importants en matière d’attraction, d’accueil et de rétention des nouveaux arrivants francophones. Ces défis, semble-t-il, masquent la perspective de l’apport potentiel des francotropes à ces communautés.
Et pourtant, cette francotropie représente une solution alternative et complémentaire à la vitalité démographique des communautés franco-minoritaires. Parmi tous les indicateurs statistiques présentés dans le portrait démographique de la deuxième partie de l’article, certains pointent sans contredit dans cette direction. D’abord, la ressource « première », les francotropes potentiels, se trouve déjà sur place et dans des proportions qui, contrairement à ce que l’on observe pour les immigrants d’expression française, ne favorisent pas essentiellement le Québec. Ensuite, les francotropes ayant le français comme première langue officielle parlée représentent un poids non négligeable parmi les immigrants d’expression française dans plusieurs régions métropolitaines de recensement du Canada hors Québec; il ne s’agit encore que des seuls Latino-Américains, une partie seulement des francotropes. En fait, la différence entre les CFSM et le Québec tient avant tout à la capacité d’exploitation du plein potentiel francotrope. Certes, cette capacité est en bonne partie liée aux structures et au contexte : la francisation représente encore, pour plusieurs « allophones » arrivés au Québec, une voie royale vers l’intégration économique; on ne trouve rien de comparable dans les CFSM où l’anglais demeure la principale langue de travail. Il faut néanmoins rappeler que les efforts de francisation du Québec ne s’accompagnent pas uniquement de mesures en aval, telle l’offre de cours de français gratuits pour les immigrants, mais aussi d’une stratégie concrète de recrutement et de francisation ou, du moins, de mesures incitatives pour l’acquisition du français qui visent les francotropes de l’Amérique latine bien en amont de leur parcours migratoire, soit dès l’étape prémigratoire. Sur ce terrain, le Québec fait cavalier seul.
Loin de nous l’idée de considérer la francotropie comme la panacée à tous les problèmes d’attraction, d’accueil, d’intégration et de rétention des immigrants auxquels doivent faire face les communautés franco-minoritaires. Mais force est d’admettre que son potentiel mérite quelques considérations et une place accrue dans les discussions scientifiques et communautaires sur la vitalité des CFSM. Reconnaître ce potentiel est l’étape première en vue d’une révision possible des politiques et des stratégies de recrutement, d’intégration et de francisation mises en oeuvre par les communautés franco-minoritaires.
Parties annexes
Note biographique
Géographe social, culturel et historien, Étienne Rivard est professeur agrégé au département des sciences humaines et sociales de l’Université de Saint-Boniface. Ses principaux domaines de recherche concernent les relations interculturelles, le métissage et les territorialités. Il mène des travaux gravitant autour de trois principaux champs complémentaires d’investigation : les études métisses, la francophonie des Amériques et l’inclusion des nouveaux arrivants au Canada en contexte franco-minoritaire. Il a notamment codirigé, avec Yves Frenette et Marc St-Hilaire, La francophonie nord-américaine (Presses de l’Université Laval, coll. « Atlas historique du Québec », 2012).
Notes
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[1]
À cet effet, nous souhaitons remercier les évaluateurs anonymes dont le travail minutieux nous a été des plus précieux
-
[2]
Il est entendu que les francotropes peuvent venir d’Europe (italophones, romanophones, hispanophones, etc.), d’Asie ou d’Afrique (Castonguay, 1994; Sabourin et Bélanger, 2015a). Le choix de ne s’en tenir qu’aux seuls francotropes de l’Amérique latine s’explique par notre intérêt pour la spécificité de l’espace francophone des Amériques ainsi que par la nature même du numéro thématique (la francophonie des Amériques) dans lequel s’inscrit cette contribution.
-
[3]
Une image qui, par ailleurs, ne fait pas non plus pleinement consensus (Gobat, 2013; McGuinness, 2003).
-
[4]
La « Perle des Antilles » est généralement incluse dans la définition historique de l’Amérique latine. Il est vrai aussi que, bien que le français et le créole soient deux langues officielles, plusieurs créolophones pourraient sans doute être considérés comme des « francotropes potentiels ».
-
[5]
En disant cela, on est conscient que l’assimilation ou le transfert linguistique vers l’anglais, déjà passablement présents chez les immigrants francophones, puissent représenter un risque plus élevé encore chez les francotropes et que ce risque réduit potentiellement les chances que les communautés franco-minoritaires puissent attirer ces individus. Vaut-il alors la peine de placer des ressources dans le recrutement de ces personnes? À la lumière des résultats présentés ci-dessous, nous pensons que certains espoirs sont permis.
-
[6]
Notons aussi l’utilisation par Boily et Léonard (2017) d’un concept voisin, celui de francopétie, pour témoigner du pouvoir d’attraction des communautés linguistiques francophones.
-
[7]
Cette proportion varie selon qu’on la considère sous l’angle des cours offerts, soit seulement 2 % (Canada, 2020 : 29), ou sous l’angle des personnes inscrites, soit environ 18 % (Canada, 2010 : 32).
-
[8]
En raison du contexte pandémique, les éditions 2020 et 2021 se sont tenues « en ligne », donnant aux organisateurs l’occasion d’élargir le bassin géographique des candidats potentiels à l’immigration francophone.
-
[9]
Voir https://rdee.ca/wp-content/uploads/Guide_Recrutements_v2.pdf
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[10]
Les données statistiques disponibles ne permettent pas de préciser le moment exact de la transition (pré ou postmigratoire); dans certains cas, elle pourrait même s’être faite bien avant la mise en oeuvre du projet migratoire, ou même avant l’âge adulte des personnes concernées.
-
[11]
La distinction entre francotropes « potentiels » et « actuels » pourrait paraître futile dans le contexte québécois. Néanmoins, il n’est pas dit qu’une telle distinction ne pourrait pas être éventuellement utile pour évaluer la situation linguistique québécoise; le rapport des langues dominantes (anglais-français) n’est pas immuable dans le temps et la francotropie, loin d’être innée (Paillé, 2011 : 12), est le résultat d’un contexte linguistique particulier. L’anglicisation des italophones (francotropes potentiels) de deuxième génération dans les années 1960 – élément déclencheur pour plusieurs de la « crise de Saint-Léonard » à la source de la politique linguistique de la province (Bondol, 2008 : 109; Castonguay, 1994 : 127) – en constitue d’ailleurs un rappel probant (Castonguay, 1992 : 105).
-
[12]
Nous considérons ici les personnes ayant déclaré le français uniquement et ceux ayant déclaré « français et anglais ». Statistique Canada mesure les minorités linguistiques en n’additionnant que la moitié seulement des personnes dont la PLOP est « français et anglais », répartissant ainsi les individus de part et d’autre de la dualité linguistique officielle. L’approche de Statistique Canada a l’avantage de diminuer le poids des immigrants PLOP anglais-français, lesquels partageraient plusieurs caractéristiques et comportements propres aux immigrants non francophones (Houle, Pereira et Corbeil, 2014 : 116-117). La répartition des deux groupes de francotropes latino-américains est d’ailleurs différente : les Latino-Américains ayant le français comme seule langue officielle se trouvent davantage concentrés au Québec; l’autre groupe est plus dispersé. Notre approche a toutefois l’avantage d’augmenter les effectifs avec lesquels nous travaillons, ceux-ci étant plutôt minces dans certaines CFSM. Autant que faire se peut, nous prendrons soin de signifier les comportements distincts entre les PLOP français et les PLOP français-anglais.
-
[13]
Il s’agit de la connaissance du français et non de la langue maternelle. Les données d’IRCC ne précisent toutefois pas si la connaissance des langues officielles est évaluée lors de la demande de résidence permanente ou lors de l’admission des immigrants.
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[14]
Cette proportion est de 23,3 % pour les immigrants de l’Amérique latine dans leur ensemble, c’est-à-dire en incluant ceux dont le français est la langue maternelle.
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[15]
La situation peut être très différente lorsqu’on analyse le comportement migratoire par pays, certains d’entre eux témoignant d’une préférence marquée pour le Québec comme terre d’accueil (Rivard, 2016 : 68-70).
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[16]
À titre comparatif, presque la moitié (49 %) de tous les non-immigrants francophones du Canada hors Québec travaille en français.
-
[17]
Ce discours plutôt « instrumental » de l’immigration n’est pas l’apanage des seules CFSM. Il est au coeur des politiques migratoires de l’État fédéral depuis plusieurs décennies, où l’immigration est présentée « comme une contribution économique et sociale au pays, créant ainsi un climat social propice à l’intégration des nouveaux arrivants… » (Paquet, 2016 : 13).
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[18]
En disant cela, nous sommes conscients que la rétention n’est pas seulement géographique (absence de migration), mais qu’elle est aussi « linguistique », c’est-à-dire qu’elle traduit la capacité des CFSM à empêcher le transfert linguistique des immigrants d’expression française vers l’anglais (Fourot, 2016 : 41).
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[19]
La métropolisation est, faut-il le préciser, un phénomène qui affecte également les populations non immigrantes (Polèse et Shearmur, 2002; Collin, Robertson et Charron, 2007).
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[20]
On sait en fait bien peu de chose sur les représentations que les candidats à l’immigration se font de leur futur pays d’accueil et le rôle de ces représentations dans les dynamiques d’intégration des immigrants en CFSM, et cela en dépit de l’importance que les attentes des immigrants peuvent avoir sur leur capacité d’intégration au milieu d’accueil (Véronis et Huot, 2019 : 122). À ce titre, il est probable que les CFSM souffrent d’un déficit de (re)connaissance aux yeux de l’immigration francotrope. C’est assurément le cas au Brésil où les représentations de la francosphère sont surtout centrées sur l’Europe continentale ou la France, ce qu’un certain nombre d’indicateurs statistiques et institutionnels viennent confirmer (Montoya, 2017; Rivard, 2018 : 110-112). Le fait que le Québec soit, comme nous l’avons expliqué dans la première partie de ce texte, presque fin seul sur le terrain latino-américain pourrait avoir pour effet de renforcer l’absence des CFSM dans l’imaginaire des candidats à l’immigration.
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