Le présent numéro thématique porte sur les mobilités qui participent, à la fois historiquement et de nos jours, à la définition de la nation dans l’espace francophone nord-américain. Il poursuit la réflexion sur les représentations les plus courantes dans cet espace, qui, pour la plupart, associent le concept de nation à son sens traditionnel de population homogène sur les plans linguistique et culturel, possédant une histoire et une mémoire communes et occupant un territoire avec des frontières délimitées (Gellner, 1983 ; Hobsbawm, 1990). Le champ est vaste et varié ; pour ne citer que quelques exemples, on peut penser à la collection de documents publiés par Bouthillier et Meynaud (1972) attestant deux cents ans de luttes pour le français sur le territoire qui est devenu le Québec ; aux travaux en démolinguistique qui mesurent le taux de reproduction de la population francophone (Lachapelle et Henripin, 1980 ; Termote et al., 2011) ; aux travaux en sciences sociales qui cherchent à penser la nation (p. ex. Rioux, 1974 ; Thériault, 2007 ; Thériault et al., 2008 ; Bouchard, 2001) ; aux travaux en histoire qui contribuent à délimiter la mémoire collective nationale (Linteau et al., 1979). Handler (1988) propose une discussion du rôle des sciences sociales dans la construction de la nation québécoise ; Heller (1996) fait de même pour la francophonie en milieu minoritaire. Ces travaux sur la nation et le nationalisme orientent la production du savoir sur la nation comme objet et, plus spécifiquement, sur la démonstration de ses caractéristiques (Heller et McElhinny, 2017). Dans ses versions les plus organicistes, ces travaux servent de fondements théoriques aux projets politiques visant à assurer la reproduction et la vitalité des communautés dites de langue française. Dans nos travaux précédents, nous avons soutenu que ce point de vue doit être compris comme faisant partie d’une stratégie politique d’avancement socioéconomique d’une catégorie sociale historiquement marginalisée et exploitée (Heller, 1996 ; 2002 ; Heller et al., 2015). Pour nous, cette catégorie, sous ses diverses appellations de Canadiens, de Canadiens français, de francophones, etc., doit être comprise comme le résultat de la construction d’inégalités économiques légitimées, voire masquées (Bourdieu et Passeron, 1970), par un discours qui met l’accent sur les soi-disant différences culturelles qui « expliqueraient » et naturaliseraient l’exploitation des uns, plus aptes « naturellement » au travail manuel, par les autres, plus aptes « naturellement » aux activités capitalistes. En cela, le cas canadien n’est qu’un exemple parmi plusieurs des rapports de pouvoir, inhérents aux liens entre le capitalisme et le colonialisme, et des discours sur les hiérarchies culturelles, linguistiques, de genre et de race dont on se sert pour justifier et légitimer ces rapports (Heller et McElhinny, 2017). Si l’État-nation a émergé comme pierre angulaire de l’ordre politique, il a aussi utilisé ses caractéristiques constitutives pour gérer les groupes à ses marges : des groupes compris comme ethniques, considérés culturellement homogènes, mais aussi inférieurs. Pour contester leur position désavantageuse, les groupes marginalisés revendiquent le statut de nation méritant son propre État ; c’est ainsi que nous interprétons le cas québécois. En ce qui concerne la francophonie en situation minoritaire, l’État n’étant pas atteignable, les groupes revendiquent la « complétude institutionnelle » (Breton, 1964), c’est-à-dire la gouvernance « par et pour » les francophones (Cardinal et Forgues, 2015) des espaces institutionnels dans les domaines de l’éducation, de la santé, des médias et bien d’autres ; c’est ce que nous avons appelé le nationalisme institutionnel (Heller, 2011). Pour tout nationalisme, la construction de populations homogènes et enracinées repose sur un certain nombre de stratégies. La première peut être conceptualisée comme …
Parties annexes
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