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Introduction : Solidarité, Hartmut Rosa et la résonance

De sens commun, on rattache fréquemment la solidarité à une conception active du bien commun, à son identification comme valeur fondamentale de l’espace démocratique, au-delà de la participation politique. Toutefois, il faut constater que la solidarité, maintes fois appelée et revendiquée dans le discours public, particulièrement dans le contexte pandémique[1], reste un concept flou, un « signifiant vide » mobilisé notamment par les mouvements ouvriers et socialistes du XXe siècle comme alternative internationaliste (et porteuse de conscience de classe) par rapport au nationalisme, mais qui a depuis perdu beaucoup de ce qui lui restait de sens. Traditionnellement, la littérature identifie la conceptualisation moderne de la solidarité autour des figures d’Émile Durkheim et de Léon Bourgeois, liant le concept à la sphère du droit (Blais, 2008 : 14). Bourgeois transforme notamment le « terme juridique » de solidarité pour élaborer une « doctrine », « […] une théorie d’ensemble des droits et des devoirs de l’homme dans la société », opérée de manière institutionnelle par l’État (Bourgeois, 2008 [1896] : 59; Blais, 2008 : 14-16). Sceptique face à une morale kantienne qui ne saurait jouer un rôle régulateur, cette école solidariste du XIXe siècle met le droit comme principe de référence : l’engagement des citoyens envers la société et leur jouissance du patrimoine commun répond au modèle d’un contrat, de dette sociale (Fouillée, 1885 : 297; Blais, 2008).

Sans nier la richesse et les portées de cette conception d’origine civique et « juridico-sociale » de la solidarité, celle-ci semble avoir atteint la limite de son « efficacité ». Les différents symptômes sociaux actuels qui sous-tendent ce constat sont, notamment, la montée des sentiments individualistes, anxieux, intolérants et populistes : ceux-ci peuvent évidemment avoir différentes significations, mais il est raisonnablement possible de les rattacher à la problématique de la solidarité[2]. Cette dernière, dans sa forme civique, formalisée par l’État, mais également dans sa forme émancipatrice axée sur l’appartenance de classe et la similitude de l’expérience oppressive, fut imbriquée, comme produit de la modernité européenne, dans la logique discursive du libéralisme, la vidant de son contenu proprement politique, et le poussant à une vision fermée, sans reconnaissance de l’altérité, ni contingence des frontières de sa communauté (Conway et al., 2021). Cette question de la définition des limites[3] de la communauté politique dans laquelle la solidarité peut se produire et croître est rappelée par les contributions de Richard Rorty (1989), et surtout de de Chantal Mouffe (1995), pour qui la solidarité est inséparable du politique et mène inexorablement au débat du « nous » contre « eux », entre « amis » et « ennemis » selon la division de Carl Schmitt. Une « démarcation » semble donc nécessaire, mais, celle-ci, lorsqu’elle reste dans les domaines des valeurs et des idées, se différencie des « frontières » identitaires impliquant domination et exclusivisme.

Il apparait donc nécessaire de réfléchir plus systématiquement à une conception politique de la solidarité qui viendrait compléter et dynamiser la notion. Pour Nancy Fraser (1989), quelque chose devient politique, politisée, lorsque celle-ci est « disputée » à travers une série d'« arènes discursives » différentes et une variété de « publics » différents[4]. Suivant cette définition, la solidarité politique est donc le résultat d’une dynamique conflictuelle (sans s’y résumer totalement et ainsi tomber dans la domination homogène), à travers notamment des débats pour sa signification. En d’autres mots, c’est le mouvement discursif continue, le débat, qui permet de conserver la dimension politique de la notion de solidarité.

Dans cet article, nous souhaitons proposer une manière de concevoir une forme de solidarité qui fonde la communauté politique sans pour autant en faire un tout homogène, en articulant la pluralité humaine au souci pour le monde commun. Notre objectif est ainsi de conceptualiser cette vision politique, remplissant le vide entre une compréhension juridico-morale, héritière du solidarisme français, et l’ontologie antagoniste d’inspiration schmittienne. Il s’agit de relever la nécessité du conflit dans la politique plurielle de la solidarité, dans la lignée d’Hannah Arendt, sans pour autant l’essentialiser de manière guerrière comme le fait Carl Schmitt. La pensée d’Arendt permet également d’appréhender l’importance de solides fondations institutionnelles, sans pour autant réduire la solidarité à ses assises procédurales. En guise de point de départ, avant d’en venir à Arendt, nous proposons d’explorer une réponse contemporaine sur le concept de solidarité offerte par le chef de file de la nouvelle théorie critique, Hartmut Rosa (2021).

Rosa s’inscrit dans cette démarche de définition politique des modes d’interactions individuelles et collectives. Il offre une réponse actuelle et propose une forme nouvelle de solidarité à travers le concept, plus large, de résonance, conçue pour penser une relation au monde qui serait contraire à l’aliénation. Ce concept peut notamment être compris comme une manière d’entrer en connexion avec autrui, axée sur la réception et la communication avec l’extériorité dans laquelle l’autre « résonne » en moi, au sens précis où il y a de l’inter-subjectivé au coeur même de la subjectivité. Pour Rosa, la résonance serait nécessaire à la poursuite du bien commun.

L’ensemble de la pensée de Rosa, suscitent actuellement un vif intérêt : son constat de l’accélération comme problème central de notre temps et sa proposition d’y répondre au travers d’un rapport au monde plus relationnel et interactif a créé un engouement certain, notamment par sa capacité à toucher à une dimension importante des défis actuels.[5] Cette perspective ancre la solidarité dans une nécessaire refondation de la démocratie, en rappelant à juste titre que ce régime doit non seulement être constitué par la parole, mais également par la capacité à écouter autrui. Suivant la voie empruntée par Rosa, nous proposons de penser la solidarité comme possibilité de s’inscrire collectivement vers le bien commun au travers une relation avec le monde qui ne serait pas médiatisée par les institutions de façon aussi formelle que ne l’est la solidarité telle que comprise dans son versant juridico-social. Cette solidarité politique est donc plus spontanée et immédiate, souvent moins permanente, elle s’incarne dans différentes formes d’actions et d’auto-organisation dont l’objectif est de contribuer à ce qui est perçu comme étant juste. Contre le marasme socio-politique, cette forme de solidarité s’établit au travers d’un souci pour le monde et implique donc une relation vivifiée à l’extériorité, à l’instar de ce que Rosa évoque avec la résonance.

Toutefois, cette conception implique, pour Rosa, un rejet tacite du conflit et de la dimension agonistique de la solidarité dans l’espace démocratique. En effet, on observe dans son approche « une absence quasi complète des thèmes du conflit et de la division » (Michon, 2011). Dans les rares cas où Rosa aborde la notion, c’est pour opposer le conflit à la résonance, comme si la possibilité du premier niait nécessairement la viabilité de la seconde (Rosa, 2021 : 647). En fait, ni a priori, ni a posteriori sa conception de la résonance ne permet le conflit : d’une part, le sujet et le monde, étant donné qu’ils sont co-constitués, ne pourraient s’affronter, et de l’autre, la caractéristique d’indisponibilité d’une relation de résonance fait en sorte qu’on ne peut ni la forcée, la planifier ou la saisir (Rosa, 2019a, 2021). Pour Rosa, le conflit est l’expression de la rationalité instrumentale et contient en elle, à travers sa « froideur bourgeoise » technocratique, ses potentielles dérives destructrices[6] (Rosa, 2021 : 538). Les conflits politiques seraient pour lui un frein à l’atteinte de la résonance, bien qu’il reconnaisse que ceux-ci s’appuient « […] presque toujours sur l’activation, l’intensification et l’instrumentalisation de sensibilités résonantes […] » (Rosa, 2021 : 707). Malgré tout, il se méfie de l’action dans son potentiel conflictuel et il affirme que la théorie de la résonance cherche à dépasser la politique sous sa forme actuelle, celle de la conflictualité reliée à la défense des droits et des intérêts[7] (Rosa, 2021 : 708).

La méfiance de Rosa envers le conflit vient peut-être en partie du fait que son concept de résonance trouve une grande partie de sa substance dans l’émotionnel et, on le verra avec Arendt, l’émotion peut créer des conflits démesurés et violents. Ainsi, le concept de résonance tel que défini par Rosa, en voulant rester « ouvert » à toute définition normative ou critique finit par perdre en précision et à se substituer à d’autres notions, faisant appel à des émotions uniquement positives qui ne risquent pas de confrontation, et qui ne nécessitent pas d’écart avec l’autre. Il est en effet parfois difficile de distinguer la résonance de l’empathie, de la compassion, de l’affection ou du souci pour les autres[8] (Rosa, 2021 : 260-263).

Cet impensé du conflit dans son rapport à la résonance pour réfléchir à la solidarité contribue à en diminuer la portée politique. En réduisant le conflit à des arrangements formalisables par les institutions, il devient plus ardu pour les individus de faire l’exercice de leur liberté en élaborant d’autre formes de solidarité, de permettre à différents groupes de s’organiser autrement et de faire entendre des contre-discours quant à leur identité, leur besoin et leur vision du bien commun[9]. Cette difficulté à faire entendre la dimension conflictuelle de la solidarité dans l’espace démocratique tend également à cloisonner les groupes entre eux et à départager, de manière trop radicale, la résonance du conflit, de façon à orienter les capacités de résonances qu’envers les semblables et à diaboliser ceux avec qui nous sommes en conflit. Dès lors, le conflit, d’abord compris comme division du social, se transforme en aliénation du monde, ce qui n’est pas la même chose. Si la solidarité dans sa grammaire politique implique une résonance avec le monde, car en effet la capacité d’être affecté par le réel et de l’accueillir est primordiale, elle peut également être le vecteur d’un conflit avec d’autres visions du monde. Cette dissonance ne devrait pas être dépourvue de signification politique.

Face à cela, la pensée d’Arendt permet d’articuler solidarité, résonance et conflit. Si nous référons à Rosa comme penseur contemporain d’une vision politique de la solidarité, celui-ci porte une trop grande attention à la réceptivité et écarte le conflit, alors qu’Arendt a réfléchit à la fois à la question de l’action politique en temps de désolation et d’anomie radicale et aux possibilités de la solidarité sans réduire le concept à des formes émotionnelles ou identitaires qui tendraient à fusionner les individus entre eux. De plus, la pensée arendtienne semble au coeur de l’actualité : plusieurs la mobilisent pour tenter de comprendre les phénomènes populistes et contemporains[10], mais à l’instar d’Amy Allen (1999), d’Ayten Gündoğdu (2014) et d’Assaf Sharon (2018), nous proposons de mettre de l’avant, à partir Arendt, des outils importants pour développer une lecture politique de la solidarité.

C’est pourquoi, dans le cadre de ce texte, nous allons y faire appel, tout d’abord en se penchant sur la question de l’action et de sa mesure, lesquels constituent le pôle actif de la solidarité. Par la suite, nous élaborerons sur le pôle réceptif en discutant de la question du récit et de son incidence politique. Enfin, nous conclurons par une réflexion sur l’« agonistique de la résonance », qui permettra de conceptualiser une forme de solidarité active, politique et incarnée dans le monde. Dans une certaine mesure, cette solidarité politique transcende à la fois l’illimitation des sentiments et les divisions politiques, mais sans pour autant les rendre inopérantes en les inscrivants dans un souci partagé pour l’amor mundi, dont la signification est en constant renouvellement.

Le pôle actif de la solidarité : L’action, le monde et la mesure selon Arendt

Le concept d’action chez Arendt, s’il a surtout été lu par les principaux commentateurs comme le lieu de la liberté, certes, mais aussi celui de l’excès, s’avère en fait indissociable de la vertu de « modération » par laquelle se décline la « mesure » du monde et de l’agir. Comme l’a par ailleurs habilement analysé Étienne Tassin (2017), la mesure chez Arendt laisse entrevoir une politique tragique: si l’action est bien le vecteur de la solidarité, en tant qu’elle permet de créer la communauté, elle échappe cependant au contrôle de l’acteur et peut avoir des conséquences imprévisibles, illimitées et parfois destructives. Cette tension rend compte de l’importance de réfléchir à une articulation dynamique, dans la recherche d’une mesure, entre solidarité et conflit.

Pour amorcer cette réflexion, le « monde commun », idée centrale chez Arendt, peut servir de base pour une conception de la solidarité reliée à l’action:

[l]e monde commun est ce qui nous accueille à notre naissance, ce que nous laissons derrière nous en mourant. Il transcende notre vie aussi bien dans le passé que dans l’avenir ; il était là avant nous, il survivra au bref séjour que nous y faisons. Il est ce que nous avons en commun non seulement avec nos contemporains, mais aussi avec ceux qui sont passés et avec ceux qui viendront après nous.

Arendt, 2012 [1958] : 103

Le monde commun est un espace pour générer le radicalement nouveau : l’action, qui lui est essentielle, fonctionne seulement à plusieurs, car la pluralité empêche une souveraineté strictement individuelle, sans renoncer à l’unicité. C’est ce qui donne naissance à la communauté politique (Arendt, 2012 [1958] : 219). Ainsi, l’action est pour Arendt la faculté politique par excellence, qui nous attache au monde : l’expérience du monde est politique. La pensée d’Arendt est ici compatible les réflexions de Rosa sur la résonance, notamment dans l’échange nécessaire entre l’« acteur » et le regard « spectateur ». En effet, l’action doit être vu et reçu pour exister pleinement dans le monde, elle ne suffit pas à elle-même, puisqu’elle a besoin d’individus capables de la reconnaitre, d’en rendre compte et de l’inscrire dans une certaine durée (Arendt, 2012 [1958] : 219). Toutefois, l’extrême proximité ne permet pas cette relation de vision : il faut de la perspective pour bien distinguer autrui, tout comme la distance est importante pour permettre de s’associer en restant unique. En d’autres mots, le monde commun se distingue de l’uniformité et de l’homogénéité en tant qu’il est composé par la pluralité des actions (Allen, 1999 : 107; Myers, 2013).

Chez Arendt, l’action appelle deux facultés qui viennent répondre à ses excès, soit le pardon et la promesse. Celles-ci correspondent à la condition humaine de pluralité, qui permettent de faire face à l’irréversibilité et à l’imprévisibilité engendrées par l’action (Arendt, 2012 [1958] : 251). Il s’agit de facultés politiquement importantes, auxquelles nous proposons d’ajouter la solidarité, car celles-ci maintiennent l’espace articulant la pluralité et nécessitent une communauté permettant de garantir la promesse, de recevoir le pardon et d’agir dans le monde de manière solidaire. Ainsi, l’action implique, d’une part, que les actions et le bien-être des membres s’affectent mutuellement (le monde commun vient avec une responsabilité collective), et, d’autre part, la reconnaissance quant à l’impossibilité de la maîtrise, donc la réalité possible de l’échec. Rien ne garantit le succès de l’action dans l’arène collective.

Toutefois, au-delà de ces facultés, ce ne sont pas toutes les émotions qui peuvent être considérées comme des vertus politiques : Arendt juge sévèrement celles comme l’amour ou la haine qui créent de la fusion, empêchant donc le respect et la pluralité qui sont nécessaires aux interactions solidaires (Arendt, 2012 [1958] : 256). Dans cet ordre d’idée, Arendt défend, dans De la révolution, une solidarité qu’elle différencie de la pitié et de « l’amour des Hommes »[11] (Arendt, 2012 [1963] : 403). Les émotions ne sont pas le socle de la solidarité : plutôt qu’un sentiment, c’est un principe qui « participe à la raison » et demeure liée aux « idées » (Arendt, 2012 [1963] : 403). La fraternité, la compassion et la pitié, c’est-à-dire « l’amour des Hommes », permettent certes une « chaleur humaine », mais ces émotions, parce qu’elles sont fusionnelles ou exclusivistes, sans mesure, ne peuvent pas mener au monde commun dans sa forme complète et à sa solidarité plurielle (Tassin, 2017 : 517; Devette, 2018 : 195). Elles forment plutôt des « espaces » de monde commun sous une forme partielle, parcellaire, qui appartiennent à ceux et celles laissés pour compte, opprimés ou humiliés, comme instruments de leur survivance. Qui plus est, certaines conceptions de la fraternité pavent la voie à une action démesurée. C’est notamment le cas du nationaliste d’exclusion, qui emploie la fraternité comme élément discursif de domination, avec des visées chauvinistes ou racistes (Sharon, 2018).

Arendt considère toutefois qu’il y a une place pour un lien de type social, différent de l’émotion[12], pour les sociétés politiques, étant donné que les actions des membres des communautés humaines entraînent des conséquences sur les autres membres de celles-ci (Arendt, 2012 [1963]; Sharon, 2018). Cela nous conduit à la solidarité : la pensée d’Arendt permet de politiser la solidarité, sans pour autant exiger ni fusion organique, ni violence ou destruction.

La fusion fraternelle, si elle est considérée comme une idée classique de la solidarité politique, représente un danger pour Arendt, qui l’exprime notamment à travers ce passage à propos de Lessing :

[Il] ne pouvait pas plus supporter la solitude que la proximité excessive d’une fraternité qui effaçait toutes les distinctions. Il n’allait jamais jusqu’à rompre réellement avec un adversaire ; son seul souci était d’humaniser l’inhumain par un parler incessant et toujours ranimé sur le monde et les choses du monde. Il voulait être l’ami de beaucoup d’hommes, mais le frère d’aucun

Arendt, 2012 [1981] : 40

Cette fusion (par la négation du conflit et du dialogue), tout comme l’exclusion (par la négation de la pluralité), peut donner lieu à la domination et à la destruction : la négation de l’antagonisme, et son remplacement par l’objectif consensuel, empêche l’expression tant des adversaires que des opposants (Mouffe, 2013). De plus, le glissement vers le plan de la morale accompagnant l’objectif consensuel, tend à une exacerbation des conflits qui ne sont pas entendus dans l’espace public, qui risquent alors de dégénérer en violence, allant contre l’objectif de préservation des principes démocratiques (Devette, 2015). Finalement, sur le plan éthique, on peut questionner la portée d’une forme de solidarité qui s’exprimerait seulement envers le semblable.

Il s’agit donc d’un équilibre précaire, mais constitutif du politique selon la pensée arendtienne, qui place la pluralité comme élément central. Arendt elle-même effectue une liaison entre pluralité, identité et esprit agonistique dans la polis grecque, en associant le conflit à la vitalité politique (Arendt, 2012 [1958] : 92). Pour éviter que le conflit ne devienne mortifère, ce dernier doit être conjugué à la liberté de façon à ne pas se transformer en violence[13]. En ce sens, le conflit est toujours inféodé à la pluralité, au fait que « ce n’est pas l’homme, mais les hommes qui peuplent notre planète. La pluralité est la loi de la terre » (Arendt, 2012 [1981] : 34). Le conflit doit donc se délester du désir de souveraineté, qui équivaut à la volonté de possession, de contrôle, voire de destruction d’autrui, afin de s’orienter sur la manière dont le monde est partagé et la façon dont on s’en soucie. Nous proposons qu’à l’instar de l’action arendtienne, le conflit dans la solidarité doit maintenir une distance. C’est dans la mesure où le conflit laisse intact l’espace entre les individus (donc sans fusion réductrice des singularités) et où il porte sur les enjeux du monde partagé en commun (et non sur une identité transformée en « bouc émissaire »), qu’il court moins de risque de se transformer en violence. Ainsi, on peut avancer que la solidarité implique le conflit, mais jamais de manière absolue, hors d’équilibre, puisqu’il s’agit de le lier à un certain équilibre à travers la mise en articulation d’autres éléments, notamment la possibilité de s’associer collectivement dans la pluralité, et celle de maintenir le lieu du conflit dans une opposition qui concerne l’espace du monde commun (plutôt que l’attaque individuelle et identitaire).

Allen, Gündoğdu et Sharon continuent l’amorce d’Arendt sur la solidarité: poursuivre une vision arendtienne de la solidarité permettrait de penser celle-ci sous sa forme politique, avec un fort lien social nous reliant au monde, qui peut surgir de l’agir en commun, tout en évitant les pièges de la sentimentalité, de la perte de la singularité qui mènent quant à eux à une conception antipolitique de laquelle émane les dangers de glorification, d’ambition et de domination (Arendt, 2012 [1963] : 403; Allen, 1999; Gündoğdu, 2014 : 81 ; Sharon, 2018 : 108).

Allen met de l’avant une conception de la solidarité « arendtienne », en allant au-delà des considérations identitaires, comme celle d’un pouvoir collectif, émanant de l’action en commun : pour Allen, qui s’intéresse au mouvement féministe, cela permet à ce dernier de se réunir et de bâtir des coalitions face aux mouvements sociaux opposés (Allen, 1999 : 112). Sharon, de manière très proche de la lecture de Gündoğdu, élabore une solidarité « artificielle », c’est-à-dire qu’elle n’est pas le produit d’associations organiques et exclusivistes (comme le nationalisme ou la solidarité « naturelle ») ou d’émotivité spontanée (comme la pitié ou la compassion, qui subvertissent le principe solidaire), et « partagée », basée sur des idées et conceptions communes, lui permettant d’être réciproque (Reshaur, 1992 : 723, 726; Sharon, 2018 : 110). Cette conceptualisation de la solidarité, autour du respect et de l’amitié, mais sans être « sentimental », lui accorde un statut politique, comme principe, qui peut donc inspirer l’action et contribuer, au même titre que le pardon et la promesse, à en compenser certains écueils (Arendt, 2012 [1963] : 403; Gündoğdu, 2014 : 81). Ainsi la solidarité peut recevoir et agir devant la vision de la souffrance, mais celle-ci n'en prend pas le contrôle, ne cède pas à la fusion sentimentale (Gündoğdu, 2014 : 81). Pour Arendt, le respect est une notion oubliée des Modernes, mais nécessaire dans l’organisation politique (Arendt, 2016 [1972] : 160-161). Quant à l’amitié, il s’agit de la fondation de l’humanisation du monde, (Arendt, 2012 [1981] : 40; Sharon, 2018 : 110). Plus important encore, ces deux concepts, ne dépendant pas de la passion ou de la sentimentalité, sont plutôt basées sur un choix, celui d’être ensemble, et sur des idées et intérêts partagés, pouvant s’exprimer dans le discours politique (Sharon, 2018 : 110). La sentimentalité, de son côté, n’inspire pas l’action générale, sur la dignité ou le bien commun, car elle requiert une forme d’immédiateté, qui ne permet pas l’organisation politique (Gündoğdu, 2014 : 81). Ce partage de conceptions communes dans le respect trace les premières lignes d’une mesure qui permet de conserver une solidarité comme action de respect, d’amitié, d’affection devant la souffrance, mais sans fusion, hors de la domination et axée sur l’atteinte du bien public et le déploiement éventuel du monde commun.

Pour contribuer à bâtir une proposition politique de la solidarité, il apparaît également nécessaire de réfléchir au pôle réceptif, c’est-à-dire aux conditions d’accueil de l’altérité et de son acceptation, y compris dans la contrariété et dans l’absence de plaisir. À travers le concept de récit chez Arendt, nous étudierons le concept de réception et d’écoute, nécessaire à la solidarité, dans une logique, reprenant le lexique de Rosa, d’« indisponibilité », c’est-à-dire à contrario d’une mise à disposition instrumentale de soi et du monde (Rosa, 2020).

Le pôle réceptif de la solidarité et son incidence politique: Le récit

Le concept de récit chez Arendt est complexe. Nous proposons d’explorer la manière dont il peut être mobilisé pour réfléchir à une forme de solidarité proprement politique, qui laisse apparaître et entre en relation avec la singularité d’un autre être. Pour ce faire, nous proposons de distinguer une forme particulière de récit qui rend compte du deuil et qui s’expérimente d’abord dans la sphère privée pour ensuite circuler dans les autres sphères. Dans la préface de Condition de l’homme moderne, Ricoeur écrit : « Le lien entre action et histoire racontée (“story”) constitue un des thèmes les plus frappants de tout le traité sur la condition humaine » (Ricoeur, 2007 [1961] : 24). La relation entre action et récit est alambiquée et sinueuse ; il est parfois difficile de départager l’action, la parole et le récit. Arendt n’est d’ailleurs pas toujours claire quant à la place que prend le récit à l’intérieur de ses propres catégories : est-ce une forme d’action ou une oeuvre ? Est-ce lié à la sphère publique, privée ou sociale ? Maints auteurs ont analysé plus directement la question du lien entre récit et action à l’intérieur de la pensée arendtienne. Ainsi, Julia Kristeva (2003) avance une conception du récit simultanément du côté de l’action et de l’espace public, en tant qu’élément irrésistiblement appelé au lieu de l’action, dans le même espace (donc public), afin de terminer l’action en révélant son sens. Kristeva considère que « […] seule l’action comme narration et la narration comme action parachèvent [la vie] dans ce qu’elle a de spécifiquement humain » (Kristeva, 2003 : 76). Le récit apparaît ici comme une forme de « praxis » qui, à l’instar de l’agir, ouvre à une réinterprétation continuelle[14]. D’autres auteurs, comme Patchen Markell, propose plutôt de lire le récit du côté de l’oeuvre, en reprenant notamment les propos d’Arendt sur Dinesen. Pour Markell, le récit, en tant qu’oeuvre, institue avec l’action « a relation of provocation and response between things in their meaningful appearances – not just walls or laws but artifacts of all sorts – and what we say about and do to them and the world they constitute »[15] (Markell, 2011: 36).

Partant de cette idée de relation de provocation avec l’action, nous aimerions aborder la manière dont le récit, en tant qu’intersection nébuleuse et fluctuante circulant dans le privé comme le public, contribue à l’apprentissage d’une forme politique de solidarité, notamment en favorisant l’apparition de nouvelles personnes jusque-là restées invisibles, d’une part, et par la mise à distance du souci pour soi-même qu’il provoque momentanément sur le lecteur, d’autre part.

Considérant que les oeuvres en générale contribuent à rendre le monde habitable et relativement durable, le récit joue un rôle indéniable dans la sphère publique en ce qu’il permet d’intégrer l’évanescence de l’action dans la durée relative de la mémoire collective. Parce qu’il met en scène des relations, une vie partagée en commun avec les autres, le récit rend compte au présent de ce qui s’est passé et maintient vivant le sens des événements, parfois bien après que la puissance des actions se soit estompée. On peut penser, par exemple, à Oedipe à Colonne (qu’Arendt aborde à la fin d’Essai sur la Révolution). C’est bien parce qu’Oedipe est rejeté de la cité que cette dernière apparaît dans ce qu’elle a de plus précieux, c’est-à-dire dans la fragilité des réseaux humains qui en constitue le monde commun. Arendt conclut sur les mots de Sophocle : « ce qui permet à l’homme ordinaire, jeune ou vieux, de supporter le poids de la vie : c’est la polis, l’espace des exploits libres de l’Homme et de ses paroles vivantes qui donne sa splendeur à la vie » (Arendt, 2012 [1963] : 584). Arendt permet ici de réfléchir aux liens entre politique et littérature, car si la polis est le lieu de la liberté et des « exploits », ces derniers sont préservés de l’oubli grâce aux récits : c’est Sophocle et Homère qui nous racontent la cité, qui transmettent Oedipe et Achille ; c’est à partir d’eux (et d’autres) que la réinterprétation de la cité grecque est possible.

Si le récit recoupe les deux catégories public-privé[16], nous aimerions aborder plus précisément la manière dont un certain type de récit travaille la sphère privée en favorisant des vertus comme l’écoute et l’attention à l’altérité. Plus centralement, le concept de récit dans la pensée arendtienne permet de penser une forme de solidarité avec quelqu’un de différent de soi en interpellant le lecteur à accueillir l’altérité d’une histoire qui rend compte de la « perte et du deuil ». Ce type de récit ne transmet pas une expérience commune, au sens où l’épreuve décrite n’est pas nécessairement vécue par la majorité. Il favorise une réception de l’histoire d’autrui, mais sans nécessairement la rapporter à soi. Il encourage chez l’individu qui l’expérimente un désaisissement momentanée de sa propre identité[17]. Pour ce faire, il faut :

[être] libre d’établir une certaine distance entre nous et l’objet, et plus l’apparition pure d’une chose a d’importance, plus la distance requise pour sa juste appréciation est grande. Cette distance ne peut s’instaurer que si nous sommes en position de nous oublier nous-mêmes, et les soucis, les intérêts, les urgences de notre vie, en sorte de ne pas nous saisir de ce que nous admirons, mais de le laisser être comme il est.

Arendt, 2016 [1972] : 269

La conception arendtienne du récit implique une réceptivité qui est une mise à distance momentanée de soi. Il s’agit d’une forme d’attention sans égard pour soi-même permettant de laisser autre chose que soi exister pleinement. Grâce à ce décentrement, la personne est capable de recevoir une histoire différente et de s’y lier, même de s’y sentir interpellée sans cependant entrer en fusion avec le récit.En abordant William Faulkner, Arendt rappelle combien la littérature ne guérit pas, mais montre à nouveau ce qui n’a pas été regardé (ou trop peu, ou mal). Écrire une histoire, c’est donner une chance à la fugacité de la vie en la répétant dans un récit et, par-là, c’est expérimenter à nouveau cette vie passée en lui donnant une chance d’être enfin reçue. L’histoire racontée à l’écrit prend davantage de temps que la parole accompagnant directement l’action, mais elle permet aussi, par cette temporalité, de toucher différemment : de révéler du sens dans le jeu de la puissance. Cela a un « effet tragique », comme l’affirme d’ailleurs Arendt. C’est « délibérément que je mentionne la tragédie, car, plus que tout autre genre littéraire, elle représente le processus de reconnaissance » (Arendt, 1992 : 30). En revenant sur certains moments et en les transformants en histoire racontable, il s’agit de rendre compte de ce que la puissance a pu détruire et, par-là, de la fragilité inhérente à l’acteur, bien sûr, mais aussi et surtout du monde partagé en commun. Pour autant qu’il se joue sur le régime du deuil, de l’exposition de ce qui est perdu, le récit est par lui-même bien vivant, car il met en scène une seconde fois la relationnalité humaine, le fait que personne ne se suffit à lui-même, et c’est au présent, en s’adressant au lecteur, qu’il la transmet et la fait vivre en lui. Sans récit, il n’y a pas de répétition de ce que fut une vie, une histoire ou un monde ; il n’y a pas de « bouleversement tragique [;] un des éléments fondamentaux de tout agir [car] il en établit le sens » (Arendt, 1992 : 31). Par le terme de « tragique » Arendt renvoie au pâtir propre à tout agir et au fait que l’acteur n’est pas souverain de son action, Le récit, parce qu’il raconte des actions passées en restituant le tragique est ce qui permet de trouver des significations dans le monde. Si l’agir est puissance, le récit est signification ; mais, dans les deux cas, ils sont conditionnels à la pluralité et doivent circuler avec d’autres – l’agir et le récit n’existent pleinement que lorsqu’ils sont plusieurs : « Le monde commun prend fin lorsqu’on ne le voit que sous un seul aspect, lorsqu’il n’a le droit de se présenter que dans une seule perspective » (Arendt, 2012 [1958] : 106).

Comme l’a bien montré Liesbeth Schoonheim, la notion de récit chez Arendt est intrinsèquement associée à l’épreuve du totalitarisme et à l’influence de la pensée de Walter Benjamin (Schoonheim, 2020 : 849-850)[18]. L’histoire est marquée par la disparition des victimes, tant sur le plan politique au travers des différents massacres que sur le plan épistémologique, puisque les victimes sont effacées de la mémoire collective. Arendt rappelle combien le témoignage des survivants des camps est habité par l’impossibilité de rendre compte pleinement de l’entreprise de destruction nazie, car celle-ci visait jusqu’à la disparition de l’humanité, de manière collective et en chaque personne. C’est en ce sens que le témoignage des survivants est une parole dont la part muette, hantée par ceux et celles qui sont disparus avant même d’apparaître comme humains, est aussi significative que la part proprement dicible[19]. Parce que l’horreur vécue n’appartient jamais en propre à personne (bien qu’elle s’implante au fond de chacun et en modifie la subjectivité), que les plus grandes souffrances sont muselées (bien qu’il faille en rendre compte), témoigner doit, alors, laisser une part de silence dans ce qui est restitué. Ce qui est raconté révèle plus qu’une histoire, c’est la marque subjective d’une non-coïncidence à soi-même. Faire le récit, essayer de rendre compte de ce qui a eu lieu est extrêmement difficile[20]. La narration, alors, restitue une expérience dont la transmission est déployée sous le signe du manque : quelque chose est tronqué à jamais dans ce qui est raconté. Cette situation de la perte dans le récit est ce qui convoque le lecteur à être attentif devant ce qui ne peut être écrit (mais qui habite l’écriture et en est même la source), à saisir le sens des silences et des ruptures à l’intérieur du texte. Comme l’écrit Anny Dayan Rosenman : « Cette parole fait place au silence, mais il faut des mots pour entendre le silence qui les troue, de même qu’il faut de l’écriture pour entendre, lire, percevoir le versant silencieux du texte » (1998 : 13).

Le récit fonctionne en révélant le tragique de la vie à plusieurs, le fait que l’action manque presque toujours son but[21], et cette révélation a l’effet d’un deuil d’abord privé mais au potentiel de devenir public, notamment pour trois raisons. Premièrement, le récit fait vivre au lecteur la perte de ce qui est raconté. Deuxièmement, cette perte, du moins dans les grands récits, ceux qui ont la capacité de rendre compte de l’ensemble d’une vie dans un monde pluriel, est foncièrement relationnelle et donne à voir l’ambiguïté de toute vie humaine exposée aux autres et au monde. Troisièmement, par la perte vécue et la relationnalité du récit, le récit peut déposséder le lecteur de lui-même et faire de lui une personne qui accueille, au sens fort du terme, l’altérité. En ce sens, nos propos font échos à ceux de Schoonheim :

the transition from the private to the public sphere involves a transfiguration of subjective feeling into public assertion; in the case of the loss of a loved one, in Arendt’s words, ‘the transfiguration of grief into lamentation.’ Even if Arendt did not yet use the terms public and private in 1951, her task of redeeming the lost lives transforms the night time thoughts of her friends and family members into a public outcry over their death.

Schoonheim, 2020 : 851-852

Ce monde, dit Arendt, interpelle les sens de telle manière que « [c]e qui peut voir veut être vu, ce qui peut entendre veut être entendu, ce qui peut toucher veut être touché » (Arendt, 1992 : 34). Aussi, ce n’est pas parce qu’Arendt serait, comme il lui a été souvent reproché[22], « sans coeur » que certaines émotions lui semblent dangereuse en politique, mais bien parce qu’elles peuvent créer un effet de fusion qui diminuent la pluralité du monde (Arendt, 2012 [1958] : 99-100). Comme l’avance Valérie Gérard, « […] pas plus que de compassion, il n’est question de générosité ou de tolérance, mais de capacité de faire une place à ce qui d’abord n’a pas de place dans les cadres d’intelligibilité de la réalité sociale, capacité d’accepter ce qui est, hors de soi » (Gérard, 2011 : 181). Dans cette optique, le concept arendtien de récit, en plus d’être ce qui confirme et permet le souvenir des actions, convoque aussi à l’expérience de l’altérité, de ce qui est foncièrement autre que nous, et invite à traiter cet autre en égal, avec respect, et à lui faire une place. Cette leçon prend naissance grâce à un travail sur soi, dans la capacité à entrer en contact avec autrui sans prétendre y voir le miroir de soi-même, sans communion, mais plutôt en relation avec une personne perçue comme unique et différente. Par une attention soutenue à l’altérité, ces récits cultivent l’humilité morale et politique nécessaire à l’écoute, tout comme ils travaillent la sensibilité du lecteur vers le souci des choses périssables du monde, la complexité immaîtrisable des actions et la vulnérabilité des acteurs.

Une « agonistique de la résonance » : une solidarité active, politique et incarnée dans le monde

Au travers des concepts d’action et de récit chez Arendt, nous avons approché la solidarité dans la recherche d’une mesure difficile, instable et précaire entre des exigences différentes et parfois conflictuelles, afin de proposer une vision politisée de la solidarité, qui s’incarne dans le monde.

Est-il possible de relier cette conceptualisation à la résonance de Rosa? Les propositions de Rosa et d’Arendt répondent au même constat : l’existence d’un phénomène global d’aliénation lié à la modernité, le sentiment d’une perte de monde. La solution de Rosa est la résonance; celle d’Arendt est l’agir. Malgré cela, une résonance comme l’entend Rosa ne permet pas de saisir l’action et reste ainsi trop en dehors du politique. Il associe la dimension conflictuelle à une tentative de saisie, de maîtrise ou d’imposition de la résonance, ce qui n’est ni possible ni souhaitable, et donc de domination. Or, comme notamment démontré par les contributions mobilisées dans ce texte, il est non seulement possible de dissocier la domination du conflit, mais l’absence de conflit n’équivaut pas nécessairement à l’absence de domination, au contraire. De plus, bien qu’il reconnaisse, en référant à Arendt même, la distinction du pouvoir et de la domination, l’analyse de Rosa reste aveugle à la fluidité des rapports de pouvoir et à la vision d’un pouvoir « en puissance », qui diffère de la domination, et qui est intrinsèquement lié à l’action et la possibilité de d’arrangements de pouvoir alternatifs (Tassin, 2017 : 449; Rosa, 2021 : 705).

Il serait alors possible de bonifier l’idée de résonance, car une vision politique de la solidarité doit considérer la valeur constitutive et le potentiel de résonance de la confrontation et des luttes, notamment pour au niveau collectif. Les luttes, formes d’agir politique, contribuent à la création d’espaces de confrontation, et, ce faisant, de manière performative, à l’émergence et aux façonnements constants de nouvelles identités politiques non organiques et non essentialistes au sein de l’espace agonistique (Honig, 1992).

Dans son analyse de Rosa, Olivier Voirol propose une autre lecture, plus fluide, qu’il est possible de relier à notre proposition de solidarité (Voirol, 2020). Situant la résonance par rapport au projet de la modernité, il propose de lire le phénomène de peur de « perte du monde » à travers une « […] lutte dans [d]es termes non instrumentaux […] » (Voirol, 2020 : 18). Comme Honig, il propose de voir l’espace agonistique comme étant ouvert à la redéfinition et au mouvement, tout en gardant sa « part de sensible » nécessaire à la résonance. Pour Voirol, « [l]a théorie de la résonance gagnerait ainsi à reposer la question de la conflictualité à partir de l’héritage de la théorie critique pour mieux faire place à l’agonisme du monde » (Voirol, 2020 : 18).

Cette « agonistique de la résonance » de Voirol à partir de Rosa et les visions de la solidarité à partir d’Arendt (la solidarité « arendtienne » et « post-identitaire » de Allen, l’approche dialectique « politique/antipolitique » de Gündoğdu et la « solidarité sans sentimentalité » de Sharon) en plus de notre analyse arendtienne des pôles actifs et réceptifs de la solidarité, permettent de conceptualiser une forme de solidarité politique et incarnée dans le monde. La solidarité sans domination devient donc à la fois un partage actif, basé sur des idées et des conceptions communes[23] qui ne sont pas fixées et qui sont en constant renouvellement dans l’espace agonistique, ainsi qu’une réception ni instrumentale ni réconfortante de l’altérité. Cette idée de solidarité, axée sur le respect et le commun plutôt que la similitude, rejette la fusion sentimentale, lui préférant un statut politique pouvant mener à l’action, avec la possibilité collective de l’atteinte du bien commun, en sachant que ce dernier sera toujours l’objet de nouvelles définitions.