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La problématique de la formation et du recrutement des cadres religieux musulmans (imams, professeurs de religion, gestionnaires de mosquées ou d’associations islamiques), au coeur des débats politiques en Allemagne comme dans de nombreux pays européens depuis le tournant du XXIe siècle, (Frégosi 1998; Messner, Zwilling 2010; Uçar 2010; Aslan, Windish 2012; Vinding, Chbib 2020) a émergé selon des temporalités diverses et en fonction de contextes différents. Les propos de la chancelière allemande Angela Merkel devant le Bundestag, en décembre 2018, soulèvent ainsi la question de la dépendance de l’islam, en l’occurrence de la formation des imams vis-à-vis des influences étrangères : « De mon point de vue, nous avons besoin d’une formation à l’imamat en Allemagne. Cela nous rendra plus indépendants, ce qui est nécessaire pour l’avenir »[1]. Il s’agit là d’un indicateur particulièrement représentatif de la construction d’un islam allemand et des interactions entre acteurs musulmans, acteurs politiques et acteurs du système éducatif outre-Rhin. La présente contribution, centrée sur la formation des professeurs de religion islamique et des imams en Allemagne, vise à éclairer - à travers la genèse des cursus de formation au professorat ou à l’imamat au sein de l’enseignement supérieur - le rôle dévolu aux différents acteurs impliqués dans ce processus de construction, à la croisée de logiques politique, religieuse, scientifique et institutionnelle. L’ambition est aussi de mettre en évidence l’évolution des attentes des autorités étatiques, ainsi que les enjeux, les obstacles et les perspectives en la matière.

L’émergence de la question de l’enseignement religieux islamique

La délégation de l’enseignement religieux islamique à la Turquie dès les années 1980

Si des demandes de cours de religion islamique émergent en République fédérale au début des années 1980, la formation des professeurs de religion islamique ne se pose en revanche que tardivement, dans la mesure où, des années 1960 à la fin des années 1990, l’islam est considéré outre-Rhin comme une religion étrangère (Toscer-Angot 2021). Pendant des décennies, les acteurs politiques allemands ont en effet estimé que les pratiques islamiques sur le territoire allemand étaient provisoires et que les demandes ou besoins religieux des populations immigrées de confession musulmane relevaient avant tout de leur pays d’origine, c’est-à-dire principalement de la Turquie.

Jusqu’à la fin du XXe siècle, dans la plupart des Länder, les autorités étatiques ont ainsi délégué l’enseignement religieux à l’État turc - par le biais du Diyanet[2], la Direction des affaires religieuses de l’État turc (Tietze 2008). L’Union turco-islamique pour les affaires religieuses (DITIB[3]) — qui représente l’islam officiel turc — implantée sur le territoire allemand dès le début des années 1980, s’impose dès lors comme l’interlocuteur de référence des pouvoirs publics et l’autorité légitime en matière d’islam. Elle prend en charge les besoins religieux des immigrés turcs et s’attache à renforcer leurs liens avec la Turquie. Elle joue notamment un rôle décisif quant au choix des imams ou des professeurs de religion sélectionnés par le Diyanet et envoyés en Allemagne pour une durée comprise entre quatre et six ans. Dès 1984, un accord est conclu à ce sujet entre la RFA et la Turquie. Le rôle joué par la DITIB pendant des décennies est ainsi le reflet à la fois de l’ingérence de l’État turc dans le champ migratoire outre-Rhin et de la volonté des autorités allemandes de traiter l’islam en termes de politique étrangère. Cette gestion de l’enseignement religieux islamique et des pratiques islamiques reflète plus largement la politique allemande d’immigration jusqu’à la fin du XXe siècle. En témoigne le slogan politique répété par les responsables politiques, notamment chrétiens démocrates, jusque dans les années 1990, selon lequel l’Allemagne n’est pas un pays d’immigration.

C’est dans le cadre des cours de turc qu’un enseignement de culture islamique est proposé aux élèves d’origine turque. La DITIB n’est cependant pas le seul acteur au sein du champ turco-islamique en Allemagne. D’autres organisations islamiques, implantées dans de nombreux Länder dès les années 1970[4], forment des fédérations pour répondre aux besoins religieux des immigrés turcs et gérer l’islam sur le sol allemand. Elles tentent de se constituer comme interlocuteurs des pouvoirs publics allemands. Dans un champ islamique concurrentiel, on observe ainsi une bataille acharnée pour la reconnaissance comme porte-parole représentatif des musulmans[5], l’enjeu étant la représentativité et l’institutionnalisation de l’islam dans l’espace public.

La spécificité du cours de religion en Allemagne et ses conséquences pour l’enseignement religieux islamique

Les premières demandes de cours de religion islamique à l’école apparaissent au début des années 1980, quelques années après l’arrêt de l’immigration de travail décidé par le gouvernement ouest-allemand en novembre 1973 et le regroupement familial qui en découle. Cette requête semble a priori légitime aux yeux des acteurs étatiques, dans la mesure où l’enseignement religieux dans les écoles publiques est la seule matière scolaire bénéficiant d’une garantie constitutionnelle. Il est en effet défini à l’article 7-3 de la Loi fondamentale comme « une matière d’enseignement régulière […], dispensée conformément aux principes des communautés religieuses, sans préjudice du droit de contrôle de l'État ». Il s’agit d’un cours confessionnel obligatoire[6], placé sous le contrôle de l’État, qui doit en assurer les conditions matérielles et veiller à ce qu’il ne soit pas en contradiction avec les droits fondamentaux inscrits dans la Loi fondamentale. Les autorités scolaires ont également un droit de regard sur les qualifications pédagogiques des enseignants. Les Églises ou communautés religieuses, quant à elles, ont à en déterminer le contenu, d’où l’appellation res mixta[7] (affaire commune) pour désigner un domaine relevant de la responsabilité conjointe de l’État et des communautés religieuses concernées. Le groupe religieux qui souhaite mettre en place un enseignement religieux doit obtenir — à l’échelle d’un Land — le statut de « communauté religieuse » (Religionsgemeinschaft) ou de « corporation de droit public » (Körperschaft des öffentlichen Rechts, KöR), condition préalable pour être reconnu comme partenaire légitime de l’État, habilité à définir le contenu des cours de religion dans les écoles publiques[8].

Le statut de « communauté religieuse » (Religionsgemeinschaft) est porteur de droits collectifs relatifs à la pratique religieuse auxquels le croyant ne saurait prétendre individuellement. Par « communauté religieuse », le droit allemand entend un groupement de personnes liées par des croyances communes. L’octroi de ce statut suppose que le but de l’association concernée soit tourné vers la pratique commune de la religion, que sa dimension exclusivement religieuse soit identifiable et qu’elle présente par ailleurs un certain degré de structure organisationnelle et un nombre suffisant de membres[9].

Quant aux critères requis en vue de l’obtention du titre de « corporation de droit public », ils découlent directement de l’article 140 de la Loi fondamentale, qui reprend la majeure partie des dispositions de la Constitution de Weimar de 1919 relatives aux relations entre l’État et les Églises. A l’époque, l’idée était de maintenir les privilèges des Églises à travers le statut de corporation de droit public (Heinig, Walter 2007). Historiquement façonné pour les Églises chrétiennes, ce statut signifiait que l’État allemand entendait coopérer avec celles-ci, en leur reconnaissant le droit d’intervenir dans la vie publique. L’octroi d’un tel statut suppose que la communauté religieuse concernée présente des garanties de stabilité, à travers ses statuts (Verfassung), sa durée d’existence (Gewähr der Dauer)[10] et un nombre minimal d’adhérents.

Le changement de paradigme des pouvoirs publics et ses conséquences pour l’enseignement religieux islamique

Le changement de paradigme des pouvoirs publics allemands

La réforme du code de la nationalité de 1999, qui entre en vigueur le 1er janvier 2000, impulsée par la nouvelle coalition SPD-Verts[11], dirigée par le chancelier social-démocrate Gerhard Schröder, ouvre un nouveau chapitre de l’histoire des relations entre acteurs politiques et acteurs musulmans, marqué par la volonté des autorités étatiques allemandes de ne plus aborder la question de l’islam comme relevant de la politique à l’égard des étrangers (Ausländerpolitik)[12], mais comme un objet de politique publique. À la suite de l’acquisition de la nationalité allemande par de nombreux Turcs établis en Allemagne depuis plusieurs années, les acteurs politiques expriment le souhait de ne plus transplanter sur le sol allemand un islam lié à ses origines nationales et de ne plus laisser à la DITIB le monopole en matière de gestion de l’islam. L’enjeu est de remédier au déficit d’autorité et de légitimité des professeurs de religion ou des imams turcs envoyés outre-Rhin, qui ne parlent généralement pas l’allemand, ne sont pas familiarisés avec la culture allemande et sont en décalage avec les populations musulmanes d’origine turque (Ceylan 2010).

L’implantation de l’islam sur le territoire allemand et la volonté de le soustraire à l’influence de la Turquie donnent lieu à un changement de paradigme du côté des autorités publiques. Il s’agit désormais pour celles-ci d’intégrer l’islam au paysage institutionnel allemand, afin de mieux l’encadrer, le tout conjugué à des préoccupations sécuritaires dans le sillage des attentats du 11 septembre 2001. Le mot d’ordre est alors de faire émerger un islam affranchi des influences et des financements étrangers. Les pouvoirs publics allemands soutiennent ainsi la mise en place d’un enseignement religieux islamique en langue allemande à l’école au même titre que le cours de religion catholique ou protestant.

S’il existe un consensus parmi les responsables politiques allemands à propos de la mise en place généralisée d’un enseignement religieux islamique à l’école[13], on constate que, faute d’instance représentative des musulmans, la reconnaissance des organisations islamiques comme « corporations de droit public » ou comme « communautés religieuses » ne progresse guère jusqu’au début du XXIe siècle[14]. Des solutions provisoires permettant de pallier une telle absence sont toutefois mises en oeuvre à l’échelle locale et des expérimentations menées dans différents Länder[15], qui s’apparentent plus à des cours de culture islamique qu’à des cours confessionnels. L’enseignement religieux islamique se voit alors avant tout confronté au défi de la formation des professeurs de religion, qui en est le corollaire.

La création d’instituts de théologie islamique : un modèle aligné sur la théologie catholique et protestante

La volonté de développer des lieux de formation universitaire coïncide avec un processus d’enracinement de l’islam sur le territoire allemand et avec l’émergence de nouvelles générations musulmanes en quête de références islamiques. À la suite des déclarations de bon nombre de responsables politiques, qui plaident dès 2000 pour la création de véritables cursus universitaires de formation des professeurs de religion islamique ou de théologie islamique[16], la Conférence allemande sur l’islam (DIK)[17], une instance de dialogue entre acteurs étatiques et acteurs musulmans, créée en 2006, demande dès 2008 la généralisation de l’enseignement islamique sur tout le territoire allemand et fait de cette question une priorité[18].

Les interactions qui se jouent entre la DIK et le Wissenschaftsrat[19], un Conseil scientifique consultatif composé d’universitaires, de scientifiques, de ministres des Länder et de délégués du gouvernement fédéral, sont alors déterminantes. Le rapport de 169 pages publié par le Wissenschaftsrat en janvier 2010 (Recommandations en vue du développement de cursus de théologie et de sciences des religions dans les établissements d’enseignement supérieur allemands[20]) donne le coup d’envoi de la mise en place des futurs instituts de théologie islamique[21]. Dans le catholicisme ou le protestantisme, l’obtention d’un diplôme de théologie suppose une validation par la double tutelle des autorités universitaires et des autorités religieuses, à savoir l’autorisation de l’évêque diocésain pour l’Église catholique et d’un représentant habilité pour l’Église protestante[22]. Le modèle des facultés de théologie catholique ou protestante intégrées aux universités publiques — à l’articulation des champs religieux et universitaire — est ainsi considéré par les acteurs politiques et académiques notamment comme le cadre de référence pour l’ancrage institutionnel de l’islam.

La création de facultés ou de centres de théologie relevant des affaires communes (res mixta) pour lesquelles la coopération entre l’État et les communautés religieuses est requise conformément au droit constitutionnel en matière religieuse (Walter, Oebbecke, Ungern-Sternberg, Indenhuck 2011), l’élaboration de l’offre de formation et la nomination des futurs professeurs de théologie islamique sont du ressort des communautés islamiques, d’où la nécessité d’associer des représentants musulmans aux procédures d’accréditation et de recrutement[23]. En l’absence d’instance légitime représentative des musulmans, le Wissenschaftsrat prévoit la création d’un organe qui aurait à jouer en quelque sorte le rôle de gardien de la foi musulmane authentique pour chaque institut de théologie islamique, à l’instar du rôle des Églises chrétiennes pour les facultés de théologie catholique et protestante. Il préconise ainsi la constitution d’un comité d’experts (Beirat) compétents en religion islamique, en vue d’une coopération entre les universités et les organisations islamiques. Face à l’éclatement du paysage islamique et au caractère hétérogène des populations de confession musulmane, le Wissenschaftsrat insiste sur la nécessité d’intégrer dans ces comités aussi bien des responsables de grandes fédérations islamiques que des personnalités musulmanes de la vie publique indépendantes, possédant une bonne connaissance de l’islam, afin de ne pas donner aux seules fédérations – généralement conservatrices - un trop grand poids dans le processus de décision.

À la suite de projets déposés durant l’été 2010 et évalués par une commission d’experts du ministère fédéral de l’enseignement et de la recherche, les universités de Münster, Osnabrück, Tübingen, Erlangen et Francfort/Gießen sont retenues dès 2011 pour accueillir des formations universitaires en théologie islamique[24]. Les instituts universitaires de théologie islamique qui en résultent proposent des cursus de licence, de master et de doctorat où l’islam est enseigné selon la méthode historico-critique à travers de nombreuses matières issues de différents champs disciplinaires (exégèse coranique, doctrine islamique, histoire de l’islam, didactique de la religion islamique, sciences humaines et sociales…). À ces premiers instituts sont venus s’en ajouter deux nouveaux en 2019, à Berlin et Paderborn. Entre 2011 et 2021, ces formations ont bénéficié du soutien financier du ministère fédéral de l’enseignement et de la recherche (BMBF) à hauteur de 44 millions[25], le reste étant financé par chaque Land concerné et par les universités elles-mêmes.

La formation des imams

Si la formation des professeurs de religion islamique est désormais bien établie au sein des universités et si on dénombrait quelque 2500 étudiant(e)s inscrit(e)s dans les différents cursus des instituts de théologie islamique en 2021 (Ehret, Khalfaoui 2021), les premières tentatives visant à mettre en place des formations universitaires à l’imamat ont en revanche été infructueuses[26], la formation des imams étant avant tout l’affaire des communautés islamiques.

Pour la majorité des sunnites dans les pays musulmans, l’imam est un homme qui se tient devant les fidèles pour diriger la prière et qui peut donner des conseils aux membres de la communauté. Les imams sont généralement choisis par une communauté en fonction de leurs connaissances religieuses et de leurs qualités humaines, mais ils peuvent également s’autoproclamer comme tels. L’absence d’un « clergé » institué et d’une formation à l’imamat unifiée dans l’islam (Gaborieau, Zeghal 2004) a pour conséquence que tout musulman peut prétendre occuper cette fonction a priori (Jouanneau 2013).

En contexte migratoire, les différentes tâches dévolues aux imams varient largement et évoluent également. Outre leur rôle lors de la prière du vendredi, ils exercent de multiples fonctions à l’intersection entre le guide spirituel, l’assistant social, voire le conseiller conjugal. La multiplication de leurs tâches et les requêtes croissantes de fidèles — dont les connaissances sur l’islam sont majoritairement issues d’internet — qui leur demandent de préciser ce qui est autorisé et interdit par l’islam, de prendre position sur les sujets les plus variés, entraînent au fil des ans un besoin de formation plus solide et plus structurée. Le statut d’imam demeure toutefois incertain, car il n’est pas défini juridiquement. Hormis les imams envoyés par des États étrangers, ils sont encore majoritairement bénévoles ou faiblement rémunérés par des associations.

À partir du début des années 1990, des instituts privés, rattachés aux principales fédérations islamiques qui structurent le champ islamique en Allemagne, voient le jour outre-Rhin[27], avec comme objectif d’assurer la formation d’imams, de professeurs spécialistes du Coran ou de responsables associatifs musulmans sur le sol allemand. Ces instituts privés, qui échappent à tout contrôle des autorités étatiques, forment des imams qui sont ensuite recrutés par des mosquées gérées par la communauté qui les a formés.

Au tournant du XXIe siècle, les imams envoyés par le Diyanet[28] font l’objet d’un discrédit général de la part des autorités étatiques allemandes, dans la mesure où ils sont considérés comme incapables de répondre de manière adéquate aux besoins des populations musulmanes (de deuxième, puis de troisième génération) établies en Allemagne (Ceylan 2010). C’est encore plus vrai depuis la tentative de coup d’État de juillet 2016 en Turquie.

Quelle adéquation entre les cursus de formation et les débouchés professionnels ?

Alors même que la formation à l’imamat est un enjeu pour les acteurs musulmans comme pour les pouvoirs publics, le rapport publié par le Wissenschaftsrat en 2010[29] n’abordait pas la question de la formation des imams, ces derniers étant à ce jour encore majoritairement originaires de pays étrangers (Turquie, Maroc…). En lien avec l’évolution des attentes et les considérations sécuritaires des pouvoirs publics, très présentes depuis les attentats terroristes des années 2010 et le départ de jeunes partis rejoindre l’État islamique en Syrie, un large consensus a émergé au cours des dernières années sur la nécessité de professionnaliser la formation des imams en Allemagne et de repenser la question des débouchés professionnels[30].

Le 28 novembre 2018, le ministre fédéral de l’intérieur Horst Seehofer affirmait à l'occasion de l'ouverture de la quatrième phase de travail de la Conférence allemande sur l'islam (DIK)[31] que la formation à l’imamat en Allemagne était une question prioritaire[32]. Le rapport d’expertise sur la formation des imams en Allemagne de 2019, rédigé par Rauf Ceylan[33], professeur de sociologie des religions à l’université d’Osnabrück et spécialiste en pédagogie de la religion islamique, insistait, quant à lui, sur le rôle clé des imams au sein de leur communauté, soulignant le besoin de rattrapage en matière de formation et de professionnalisation de ces derniers. Après les tentatives infructueuses visant à mettre en place des formations à l’imamat au sein des universités lors de la décennie 2010-2020 , une initiative récente et novatrice vient de voir le jour à Osnabrück.

Une formation à l’imamat novatrice, affranchie de la Turquie

Le centre de formation à l’islam (Islamkolleg) d’Osnabrück, fondé en 2019 par des personnalités musulmanes de la vie publiques (théologiens, professeurs…) et des fédérations islamiques, a inauguré au printemps 2021 un cursus de formation pratique en langue allemande de deux ans - ouvert aux étudiant(e)s titulaires d’une licence (Bachelor) de théologie islamique ou d’un diplôme équivalent - destiné à former des imams, l’objectif étant de pallier une lacune dans les formations universitaires existantes. C’est en effet la partie pratique qui manquait jusqu’à présent dans les cursus académiques de théologie islamique.

La nouveauté tient en particulier au fait que cette formation à l’imamat a été créée par de petites associations ou fédérations islamiques indépendantes : le Conseil central des musulmans en Allemagne[34] et d’autres plus récentes comme le Conseil central des Marocains, l’Alliance des communautés malékites, la communauté islamique des Bosniaques et la fédération des Musulmans de Basse-Saxe, tandis que les grandes fédérations islamiques liées à la Turquie (DITIB, VIKZ, Millî Görüş[35]) n’en font pas partie. Quant à la direction scientifique, elle est assurée par Bülent Uçar, professeur de pédagogie de la religion islamique à l’université d’Osnabrück depuis 2008 et directeur de l’Institut de théologie islamique d’Osnabrück depuis 2012.

L’un des objectifs affichés est d’assurer la formation des imams, et plus largement des aumôniers musulmans, des gestionnaires des lieux de culte et des associations islamiques, en dehors de toute influence étrangère, de la Turquie notamment. Au programme des enseignements figurent non seulement la récitation du Coran, la formation aux prêches, l’accompagnement spirituel, mais également l’éducation politique avec des thématiques telles que la liberté d’opinion, la démocratie, les droits de l’homme, l’égalité entre hommes et femmes. Ce programme est financé pour une période expérimentale de cinq ans — à hauteur d’un million d’euros par an — par le ministère des sciences et de la culture de Basse-Saxe et le ministère fédéral de l’intérieur. Ce dernier en attend à terme une diminution importante de l’influence turque dans les mosquées allemandes et une réduction du nombre des imams envoyés en Allemagne par l’État turc. Le soutien financier du ministère de l’intérieur accordé au centre de formation à l’islam (Islamkolleg) d’Osnabrück témoigne des attentes de l’État allemand. Les considérations sécuritaires ne sont pas absentes de ce projet dont les enjeux sont tout autant religieux que politiques. La formation des imams est également perçue par le ministère de l’intérieur comme un moyen de prévention de l’islamisme et de lutte contre la radicalisation, courant ainsi le risque de dévoyer la fonction d’imam. Les grandes fédérations islamiques n’ont, du reste, pas manqué de dénoncer l’ingérence de l’État dans les affaires des communautés religieuses et une atteinte à la neutralité confessionnelle de l’État et au principe selon lequel seules les associations ou fédérations islamiques sont habilitées à former leur personnel.

L’indépendance vis-à-vis des principales grandes fédérations islamiques susnommées peut être considérée aussi bien comme un atout que comme un inconvénient en termes de débouchés professionnels. D’une part, cela confère aux futurs titulaires du diplôme d’imam une légitimité accrue aux yeux du grand public, mais à l’inverse, leur formation académique les prive d’une certaine légitimité auprès des mosquées étroitement liées aux grandes fédérations islamiques qui ont peu de chances de les embaucher. Reste à voir quels seront le succès et les débouchés de cette formation à l’imamat qui a débuté avec une promotion de quelque 30 personnes.

Désormais dans la ligne de mire des pouvoirs publics allemands depuis la tentative de coup d’État de juillet 2016 en Turquie, la DITIB est fortement soupçonnée d'être le bras religieux du régime d’Ankara, d’espionner les opposants au régime turc proches de la mouvance Gülen[36] et de freiner l’intégration des personnes d’origine turque établies en Allemagne. Sous le feu des critiques, la DITIB a ouvert en janvier 2020 dans l’Eifel en Rhénanie du Nord-Westphalie, un centre de formation à l’imamat[37] qui propose aux titulaires d’une licence de théologie islamique, un cursus de deux ans dispensé pour l’essentiel en allemand. L’objectif est de réduire l’envoi d’imams depuis la Turquie et, à l’issue de ce parcours, de recruter dans des mosquées gérées par la DITIB des imams rémunérés par l’État turc. Cette formation et celle proposée à Osnabrück se trouvent ainsi en concurrence.

Conclusion

Depuis les années 1980, on constate que la structuration interne de l’islam outre-Rhin est un processus en évolution permanente. Le financement des professeurs de religion islamique et des imams par des sources presque exclusivement étrangères jusqu’à la fin des années 1990 a fait l’objet de vives critiques des acteurs politiques et a donné lieu à un changement de paradigme au tournant du XXIe siècle, le mot d’ordre étant dès lors de promouvoir un islam allemand, affranchi des influences étrangères.

La création d’instituts de théologie islamique à partir de 2011 résulte ainsi de la conjonction d’intérêts initialement divergents. Il s’agit de la part des autorités étatiques de répondre d’une part aux demandes des acteurs musulmans en matière de formation universitaire des professeurs de religion islamique. On peut y voir d’autre part la volonté des pouvoirs publics de produire des spécialistes de théologie islamique, formés dans des universités allemandes, reflétant le souci de mettre la théologie islamique aux normes allemandes en l’adossant au modèle historique des facultés de théologie catholique ou protestante. La fondation de ces instituts est également apparue comme un enjeu crucial pour les Églises chrétiennes — en proie à une profonde désaffection —, leur permettant de conserver une position dominante dans le champ religieux. Au-delà de l’inclusion de l’islam dans le paysage de l’enseignement supérieur, on peut toutefois se demander si l’alignement de l’islam sur le dispositif juridico-institutionnel allemand, façonné historiquement pour les Eglises chrétiennes, ne conduit pas à une cléricalisation ou une « christianisation » de l’islam, en d’autres termes à un « formatage par l’institution » pour reprendre les termes d’Olivier Roy[38]. En l’absence d’instance représentative des musulmans et au sein d’un champ islamique en proie aux divisions, ne donne-t-il pas un poids excessif aux acteurs institutionnels musulmans, et notamment aux grandes fédérations islamiques conservatrices, susceptibles d’outrepasser leur rôle au sein des comités d’experts (Beiräte) qui procèdent au recrutement du corps professoral en matière de théologie islamique ? En lien avec le poids encore prépondérant de ces acteurs —et notamment de la DITIB — au sein du champ islamique se pose la question de leur représentativité, étant donné que seuls 15 à 20% des populations de confession ou de culture musulmane en Allemagne en sont membres. Il n’en demeure pas moins que les besoins en professeurs de religion islamique[39] — estimés à près de 2000 pour tout le territoire — sont loin d’être couverts aujourd’hui par ces cursus universitaires. Il est à noter toutefois que près d’un quart environ des étudiant(e)s inscrit(e)s dans ces cursus arrêtent leurs études en fin de première année, les attentes des étudiant(e)s et l’offre éducative n’étant pas toujours au diapason[40].

Quant à la formation des imams, elle s’avère encore plus complexe. Outre les formations dispensées dans des instituts islamiques privés, les premiers cursus universitaires de formation à l’imamat mis en place à l’université d’Osnabrück dans les années 2010 ont révélé un hiatus entre les cursus et les débouchés professionnels. Afin de réduire le nombre d’imams envoyés de l’étranger et d’opérer un rééquilibrage en donnant moins de poids aux associations ou fédérations islamiques liées à la Turquie, les pouvoirs publics ont apporté leur soutien financier à la formation à l’imamat en deux ans, désormais proposée par l’Islamkolleg d’Osnabrück, dispensée exclusivement en allemand. Cette initiative novatrice demeure toutefois un véritable défi, dans la mesure où se pose la question de savoir qui recrutera et rémunèrera les imams diplômés à l’issue de leur formation.