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En Espagne, comme dans d'autres pays européens, la question de la formation des imams et des cadres religieux musulmans n'est toujours pas résolue. Le bilan dressé par diverses études comparatives permet de décrire une réalité qui est encore loin d'être sur la bonne voie[1]. Dans cette question, comme dans beaucoup d'autres domaines (comme, par exemple, l'incorporation du symbolisme religieux islamique dans l'espace public des sociétés européennes ou le dépassement des débats qui continuent à évoquer le lien automatique entre l'Islam et l'immigration), ce qui est en jeu est la recréation d'un islam européen, en tant que réalité vécue et exprimée par les presque 15 millions de musulmans vivant sur le Vieux Continent. Et puisque ce processus de formation d'un islam authentiquement européen ne sera pas le résultat de la seule volonté ou de l'agency des membres des différentes communautés musulmanes européennes, mais aussi des intérêts et des interférences combinés des États européens et des États musulmans (en tant que chapitre mineur, bien que hautement symbolique, de leurs relations diplomatiques et économiques), la résolution d'une question aussi complexe que la reconnaissance des imams et des cadres religieux islamiques en Europe implique de prendre en compte les processus en cours de reformulation de l'autorité religieuse.

Malgré l'engagement de certains États européens (certains plus que d'autres) en faveur de la création d'un islam ancré dans la réalité locale de tel ou tel pays européen, la tentation de confier les affaires des communautés musulmanes aux gouvernements d'origine a toujours été présente. Et c'est dans le domaine de la formation des imams et des cadres religieux que cette volonté de délégation se manifeste le plus clairement. De même, la question de la formation de ces professionnels de la religion est posée, presque exclusivement, en termes de « validation » des connaissances de ces personnalités selon les principes propres à la société européenne, en tenant pour acquis leur faible formation, leur dislocation sociale ou leur amateurisme. Ce « formatage » explicite des figures d'expression de l'autorité religieuse islamique en Europe pose la question de leur formation comme mécanisme pour pallier leur déficit originel et leur manque d'intégration sociale (puisqu'on utilise souvent le terme de « non-intégration », qui est plus typique du langage lié à l'immigration qu'à la reconnaissance du pluralisme religieux), mais aussi pour intérioriser les valeurs et les principes éthiques des sociétés européennes, la connaissance de leurs histoires nationales et de leurs cadres juridiques constitutionnels, sans oublier, enfin, l'apprentissage de la langue. La formation de ces personnes est comprise en termes d'éducation « compensatoire » à l'égard des professionnels de l'assistance religieuse et de la gestion du culte, qui sont considérés comme des « mal placés », « égarés » par rapport à la société dans laquelle ils sont placés, et sans que leurs connaissances et expériences antérieures soient mises à profit.

Dans le cas de l'Espagne, comme dans d'autres pays européens, les difficultés à élaborer une proposition solide et convaincante en matière de formation des imams et des leaders musulmans s'expliquent pour deux raisons : par l'absence de prise en compte de leur formation, de leur capital d'expérience accumulé au fil des années d’exercice de cette fonction, ainsi que des besoins formulés par les communautés musulmanes elles-mêmes ou encore des fonctions qu'ils doivent développer en leur sein en matière de leadership religieux et communautaire. En bref, il est difficile de proposer des alternatives réussies pour la formation de ces professionnels sans comprendre la signification, la pratique et l'exercice de l'autorité religieuse islamique en Europe.

Ce texte vise à faire le point sur les initiatives de formation d'imams et de cadres religieux islamiques menées en Espagne au cours des dernières décennies, ainsi que sur les débats qui ont surgi autour de ces figures. Nous montrerons tout d'abord le cadre juridique qui définit la figure de l'imam, avant de nous pencher sur leur représentation sociale en tant que figures problématiques. Nous décrirons les initiatives de formation, tant au sein des communautés musulmanes que dans d'autres sphères de formation externes, et nous montrerons les inadéquations entre ces propositions et les fonctions et/ou besoins qui sont exprimés au niveau communautaire sur « ce qu'un imam doit faire ».

Enfin, nous réfléchirons à une voie qui est tout juste en train de se développer en ce qui concerne l'accréditation de ces cadres religieux, sur la base de leur formation et de leur expérience antérieure, dans le domaine spécifique des fonctions dans des domaines qui sont gérés par les administrations publiques (comme l'assistance religieuse dans les prisons ou les hôpitaux, ou la formation religieuse dans le système éducatif). Cet ensemble d'arguments est orienté vers la compréhension du processus de transformation de l'exercice de l'autorité religieuse islamique en Espagne, et de la redéfinition des profils du leadership religieux, motivé notamment par les exigences de la vie quotidienne des musulmans dans des sociétés sécularisées, et par l'inévitable changement générationnel qui s'opère au sein de ces communautés.

La reconnaissance légale par l'égalité de statut avec le sacerdoce

Évoquer la question de la formation des imams en Espagne, c'est non seulement revenir sur une question qui n'a pas encore été résolue, mais aussi s'interroger sur les raisons qui ont conduit au cadre actuel de reconnaissance légale. Il est bien connu que l'accord de Coopération signé entre l'État espagnol et la Commission islamique d'Espagne en 1992 a établi un large cadre pour la reconnaissance de l'islam et des musulmans en Espagne[2], qui comprenait également l'égalité formelle des imams (seuls personnages mentionnés dans le texte de l'accord) avec les prêtres de l'Église catholique. Cette égalisation (qui inclut également les pasteurs protestants et les rabbins juifs, suite à la signature d'accords similaires) ne se fait pas en termes de stricte égalité. La réglementation relative à la reconnaissance des prêtres catholiques découle du cadre général du Concordat signé avec le Saint-Siège en 1976, et des accords ultérieurs signés en 1979. Ils prévoient la contribution financière de l'État, ce qui permet à ces cadres religieux de recevoir une rémunération pour leur travail. Cet aspect spécifique n'est envisagé dans aucun des trois accords signés avec les musulmans, les protestants et les juifs, établissant ainsi une différenciation initiale très importante.

L'égalisation juridique est comprise en termes d'attention au culte et d'attention religieuse aux membres des communautés religieuses respectives, ce qui répond au modèle de relations juridiques et institutionnelles avec l'Église catholique, et qui sert d'inspiration pour la reconnaissance des trois autres minorités monothéistes. Ce modèle contient une composante claire de bureaucratisation religieuse, orientée en faveur des structures représentatives de ces trois traditions qui reçoivent un soutien formel à travers ces accords de coopération. La porte a été ouverte à la « cléricalisation » progressive de l'Islam en Espagne, qui semble contredire les principes d'une tradition religieuse qui ne connaît pas de hiérarchie organisationnelle semblable à celle de l'Église catholique, mais qui n'a pas été ouvertement remise en question par la Commission islamique d'Espagne afin de ne pas interférer avec sa reconnaissance institutionnelle.

Tout d'abord, l'article 3 de l'accord de Coopération établit une première équation entre les cadres religieux et les imams, ce qui prête à confusion car elle semble confondre le leadership communautaire avec l'autorité religieuse au sein des communautés. Cette confusion des profils se produit souvent au niveau général de l'opinion publique, lorsqu'il est supposé que les imams soient les véritables leaders des communautés musulmanes. Deuxièmement, il est indiqué que les cadres religieux et les imams doivent effectuer leur travail sur une base stable. L'accord ne dit rien sur le recrutement ou le statut de l'imam par rapport à sa communauté, ce qui lui permettrait de conserver ce caractère stable. En fait, cette déclaration pourrait être interprétée dans un sens qui suggérerait la responsabilité des communautés de garantir la nature stable de l'imam qui leur offre ses services, et d'ouvrir la voie à la professionnalisation de son profil. Toutefois, au regard de la situation de nombreux imams dans les communautés locales espagnoles, dont le régime contractuel n'est pas toujours réglementé dans le cadre formel des relations de travail, cette possibilité est hautement spéculative (ou incertaine)[3].

Troisièmement, les fonctions de l'exercice de l'imamat sont définies autour des activités de culte, de formation et d'assistance religieuse. L'article se réfère spécifiquement à la définition classique de l'imam, comme celui qui dirige la prière, mais il mentionne également la formation (qui n'est pas spécifiée, et ne concerne pas non plus l'éducation religieuse islamique, qui est couverte par l'article dix de l'accord), ainsi que l'assistance religieuse (qui concerne trois domaines très spécifiques, tels que l'armée, les prisons et les hôpitaux). Enfin, l'article fait également référence à la certification qui sera exigée pour l'exercice de ces fonctions, pour laquelle il ne précise pas la nécessité de démontrer la compétence en matière doctrinale, conformément à certaines exigences standard (comme, par exemple, avoir achevé des études réglementées ou posséder une certification officielle quelconque), mais simplement sur la base de l'indication faite par la communauté elle-même en accord avec la Commission islamique. Sans déterminer une échelle d'évaluation explicite, la décision est laissée aux leaders de la communauté elle-même, qui peuvent évaluer la compétence de cette personne sans avoir à recourir à des critères curriculaires, du moins du point de vue de l'éducation formelle occidentale.

L'aspect le plus pertinent de ce troisième article est peut-être qu'il établit une définition implicite de l'imam, au-delà de ses fonctions religieuses, par son lien avec une communauté spécifique. Il n'est pas envisagé que des imams puissent agir en tant que prédicateurs itinérants, en dehors des communautés musulmanes. Ou, en d'autres termes, seuls ceux qui travaillent dans des entités religieuses islamiques appartenant à la Commission islamique d'Espagne peuvent être reconnus comme imams. Et bien qu'au moment de la signature de l'accord, la nécessité de créer un registre des imams exerçant en Espagne n'ait pas été envisagée (une exigence qui pourrait être interprétée comme une ingérence dans les affaires internes d'une communauté religieuse), dans les circonstances où les imams sont devenus des sujets de questionnement (comme on le verra dans la section suivante), la nécessité de créer un registre a été ouvertement suggérée comme un moyen de contrôler la pratique des imams[4].

Avec la perspective de trente ans d'application de l'accord de Coopération, il est clair que sa signature ne doit pas seulement être comprise en termes de reconnaissance de l'islam en Espagne, mais qu'elle a également ouvert la porte à la bureaucratisation de la communauté musulmane.

La représentation sociale d'un sujet problématique : de l'invisibilité à l'interrogation

Voiles, imams et mosquées. Telle est la triade d'axes problématiques sur lesquels l'opinion publique espagnole a créé l'image de la présence musulmane contemporaine. Une image problématisée qui s'appuie sur de vieux préjugés, mais qui intègre de nouvelles situations qui servent à illustrer l'adéquation remise en question d'une présence qui est encore interprétée comme une conséquence de l'installation de groupes de migrants.

En fait, il y a une évolution des perceptions, qui vont de considérer les musulmans comme des sujets « non intégrés/non intégrables », à en faire une réalité dont il faut se protéger car ils sont présentés comme une menace potentielle, et les montrer comme des « sujets radicalisés/radicalisables ». Une évolution est élaborée dans les perceptions des musulmans, qui s'accumulent, et dans lesquelles les attentats de Madrid en 2004 et de Barcelone-Cambrils en 2017 ont eu une influence décisive sur l'opinion publique espagnole[5].

La société espagnole connaissait peu sur les imams avant 2004. C'était une figure de peu d'importance et invisibilisée, à l'image des communautés musulmanes et de leurs affaires internes. Ce n'est qu'à certains moments précis, que l'on a su que les imams étaient une figure de peu d'importance et invisible en phase avec les communautés musulmanes et leurs affaires internes. C'est juste après l'attentat de Madrid que les imams sont placés au centre du regard sécuritaire qui émerge à la suite du choc. Le ministre de l'Intérieur, José Antonio Alonso, avait déclaré « [qu’] il est nécessaire de s'orienter vers un scénario juridique permettant de contrôler les imams des petites mosquées, où se produit cette articulation du fondamentalisme islamique » (El País, 2 mai 2004). À partir de ce moment, toute expression informelle ou non réglementée du culte islamique a été considérée comme suspecte.

Le paradigme dominant à l'époque consistait à expliquer le processus de radicalisation menant à des actions terroristes par l'influence directe des imams, que ce soit par leurs prêches (khutba) ou par d'autres actions. La surveillance des sermons et le contrôle des activités des imams ont été parmi les premières actions développées par les forces de l'ordre. L'image des imams comme des autorités religieuses mal formés, mal placés, ne connaissant pas la société dans laquelle ils travaillent et ayant de sérieuses difficultés de communication, s'est également répandue dans l'opinion publique.

C'est au début des années 2000, à une époque conditionnée par des considérations sécuritaires toujours présentes autour des imams, que les premières actions en faveur de leur formation ont commencé à être formulées. Ces initiatives ont été abordées en termes contextuels plutôt que doctrinaux. C'est-à-dire en développant des actions de formation pour doter les imams d'une plus grande compétence linguistique, ou pour les sensibiliser aux institutions politiques et sociales espagnoles. Aucune de ces initiatives proposées par les administrations publiques ne faisait partie du contenu de l'accord de 1992, et elles ont été articulées autour de l'hypothèse controversée selon laquelle la formation des imams servirait à mieux intégrer les communautés musulmanes. Pourquoi cet argument n'a-t-il pas été retenu, et n'est-il pas viable ? Tout d'abord, parce que ce sont les imams qui ont réellement besoin d'initiatives pour améliorer leur intégration sociale et leur autonomie, en raison des circonstances objectives qui les affectent[6]. Mais la vérité est que, contrairement à l'opinion publique, les communautés musulmanes en Espagne présentent des indicateurs objectifs de leur intégration sociale (taux d'emploi, scolarisation, maîtrise de la langue) (Planet, 2018), ce qui n'est pas le cas des imams. Cependant, le maintien de cet argument en faveur de leur présentation en tant qu'« agents d'intégration » découle fondamentalement de l'idée que le collectif musulman, étant constitué sur une base religieuse, devrait nécessairement avoir un leadership religieux. Cette deuxième hypothèse erronée a été longtemps maintenue dans la justification des initiatives de formation et la reconnaissance implicite des imams par les administrations publiques.

Le fait de placer trop d'attentes dans le leadership communautaire des imams, et de ne pas tenir compte du rôle dépendant et parfois subordonné qu'ils jouaient au sein des mosquées locales, a fini par avoir un effet négatif sur ces personnalités, car on leur a reproché de ne pas avoir profité de cette formation et de ne pas avoir amélioré leurs compétences linguistiques. Mais il est également important de prendre en compte l'opinion de certaines communautés concernant le fait que leur imam ait reçu ce type de formation. Certains en ont vu le côté positif, mais d'autres en ont douté, estimant que cela allait « occidentaliser » les imams et dénaturer leur rôle de garants d'une tradition - à mi-chemin entre le religieux et le culturel - au sein des communautés musulmanes. Il est clair que personne n'a demandé à ces communautés ce dont leurs imams avaient besoin.

Mais en attendant, la problématisation progressive de leur figure continuerait d'être liée à l'approche sécuritaire qui s'impose. Suite à la vague d'attentats djihadistes en Europe, le paradigme de prévention des processus de radicalisation développé par la police et les services de renseignement espagnols s'est déplacé des activités menées dans les mosquées (et ce que faisaient les imams) vers la compréhension que ces processus de radicalisation étaient promus depuis d'autres sphères, principalement les réseaux sociaux[7]. L'attention s'est déplacée des imams vers d'autres acteurs, beaucoup plus difficiles à définir et à identifier, situés dans l'anonymat des réseaux sociaux, et vers le développement de contre-récits susceptibles de s'immiscer dans l'influence sur les processus de radicalisation individuels. Les activités menées dans certaines mosquées ou les prêches de certains imams (souvent identifiés au salafisme) ont continué à être supervisés par les forces de sécurité espagnoles, mais la priorité s'est déplacée vers les réseaux sociaux et leur influence sur la radicalisation rapide d'un individu par la consommation de matériel extrait de sites web au contenu djihadiste.

Mais les attentats de Barcelone et Cambrils en août 2017 ont non seulement mis en évidence les difficultés inhérentes à la prévention de la violence terroriste, mais ont également recentré l'attention sur les imams, en identifiant que le cerveau des attentats et celui qui a apparemment accéléré le processus de radicalisation des jeunes impliqués était l'imam de la localité dans laquelle ils vivaient et grandissaient. Une fois de plus, les demandes antérieures concernant le contrôle et la surveillance des activités des imams, la création d'un registre (voir note quatre) qui servirait à établir un critère de base de responsabilité de la part des communautés qui les engagent, ou encore à exiger l'expulsion de ceux dont on peut prouver qu'ils adhèrent à des doctrines radicales comme le salafisme, ont été reprises[8]. Une fois encore, la suspicion à l'égard des imams en tant qu'agents déstabilisateurs s'est répandue, mais non plus en termes d'intégration des membres de leurs communautés, mais plutôt en termes de radicalisation et de la menace potentielle que cela représenterait, en particulier dans le cas des jeunes musulmans[9].

Tout ce qu'ils savaient ne valait rien : le « formatage » des imams

Les différentes initiatives qui ont été proposées en Espagne en matière de formation des imams et des leaders religieux musulmans ont été conditionnées par la modulation de ces perceptions problématisées concernant les rôles qu'ils doivent remplir. Une vue d'ensemble indique qu'une idée de formation compensatoire de ce personnel religieux, imaginée en termes de déficit d'intégration, continue de prévaloir. Mais ne pas être à sa place est une chose, être ignorant en est une autre. L'image de la pauvreté intellectuelle et de la précarité des imams est le résultat de préjugés et de l'ignorance de leur parcours éducatif, ainsi que des besoins des communautés pour lesquelles ils ont été recrutés. Mais on ne peut nier qu'il y a aussi une part de responsabilité dans les communautés qui requièrent les services des imams, qui continuent à les maintenir dans un régime de dépendance et de précarité économique, ce qui affecte leur image.

Tout d'abord, il est important de souligner que ces initiatives de formation développées en Espagne ne sont pas conçues sur la base du parcours éducatif et de l'ensemble des expériences des imams dans l'exercice du leadership religieux. Ils ne prennent pas non plus en considération les besoins des communautés musulmanes quant à l'identité de leurs autorités religieuses. La définition des fonctions qu'un imam doit remplir en Espagne correspond davantage aux préoccupations de la société espagnole qu'aux réalités des communautés pour lesquelles il travaillera. Il est vrai que l'exercice de l'imamat en Europe redéfinit ses fonctions classiques d'attention religieuse. Mais penser aux connaissances qu'ils doivent avoir pour travailler dans la société espagnole d'un point de vue spécifique, génère une fois de plus une idée surdimensionnée du leadership communautaire des imams, comme des figures définies par un caractère de médiation, d'intermédiation et de négociation pour résoudre et/ou prévenir d'éventuelles situations de désaccord entre musulmans et Espagnols. Leur représentation du collectif local auquel ils appartiennent est pensée en termes de modération dans le discours et la pratique. Et on est frappé par le contraste établi entre les exigences fixées par les communautés musulmanes pour engager leurs imams, dans lesquelles la compétence linguistique et les capacités de communication vers l'extérieur de la communauté ont une valeur relative, par rapport à la priorité de diriger le culte, de réaliser les services religieux et d'être les garants de la transmission de la tradition islamique. Il est clair que nous sommes confrontés à une situation de dissonance entre deux logiques que les imams pensent de manière sensiblement différente.

Curieusement, le processus d'inculturation et de « formatage » de l'autorité religieuse que ces formations intègrent implicitement ne vise pas tant une dimension doctrinale que sa réorientation vers le leadership civil. Car à l'origine de la nécessité de former les imams, le vieux problème de la représentativité d'un collectif hétérogène demeure.

Le deuxième élément à souligner est le conflit qui surgit par rapport au contenu de ces cours, à savoir s'il faut ou non incorporer des questions doctrinales. Dans le programme caché de ces cours, on attend des imams qu'ils assimilent un contenu doctrinal islamique compatible avec les valeurs et les principes des sociétés européennes. Il ne faut pas oublier que la dimension de la formation doctrinale repose sur la reconnaissance de l'autorité religieuse de l'institution qui la dispense, et celle-ci n'est pas nécessairement située dans les universités espagnoles, car elle est valorisée par les communautés musulmanes elles-mêmes. Un doctorat de l'université Complutense de Madrid n'est pas valorisé pour devenir imam; un séjour à l'université Umm al-Qura de La Mecque est quelque chose qui mérite d'être reconnue.

Afin de surmonter ce conflit de compétences, ces formations comprennent généralement peu d'éléments doctrinaux (parfois enseignés par des professeurs non musulmans), laissant place à des sujets plus liés à l'histoire, au droit, aux institutions sociales et à une formation dans la langue du pays où les imams et les cadres religieux exerceront leur fonction. Nous espérons que l'intégration de ce contenu plus « contextuel » contribuera à rendre les principes doctrinaux exprimés par ces personnages plus compatibles avec la société dont ils font partie. Là encore, cette hypothèse ne repose sur aucune certitude.

Pour commencer la description des différentes formations destinées aux imams et aux responsables religieux musulmans en Espagne, je citerai tout d'abord celles qui sont proposées depuis des décennies au sein même de la communauté musulmane, comme un indicateur supplémentaire du développement de leurs propres structures organisationnelles. Par le biais de réunions, de séminaires et d'autres activités informelles, certains des grands centres musulmans espagnols, tels que la mosquée de Fuengirola ou les deux plus grandes mosquées de Madrid (Abu Bakr, dans le quartier Estrecho, et le Centre culturel islamique de Madrid-Mezquita Omar Ibn Khattab, financé par l'Arabie saoudite), ont formé des imams de toute l'Espagne. Bien qu'elles ne bénéficient d'aucune reconnaissance officielle, ces formations ont été très appréciées par les communautés musulmanes.

La signature des accords de coopération, et la constitution de la Commission islamique d'Espagne en 1992, ont signifié le début d'une consultation interne parmi les premières communautés fédérées pour proposer un programme de formation pour les imams. Ces propositions ne se sont jamais concrétisées en raison des désaccords internes qui ont caractérisé le fonctionnement interne de la Commission[10]. Suite au décès en 2020 de Riay Tatary, leader historique de la Commission, le nouveau conseil d'administration a proposé la création d'une commission pour les imams et la formation, qui à ce jour n'a pas rendu publiques de propositions concrètes.

Les premières initiatives de formation formelle destinées aux imams et aux cadres religieux ont été initialement proposées en dehors des deux principales fédérations islamiques. Il convient tout d'abord de mentionner l'initiative commandée par le ministère de la justice à un membre du conseil d'administration de la Fondation Pluralisme et Coexistence[11], Germán Ruipérez, qui est également un expert en e-learning. Le cours virtuel, initialement intitulé « Culture et religion islamiques », a connu différentes éditions entre 2005 et 2011, avec le soutien du Plan national pour l'Alliance des civilisations[12] et la collaboration de Mansur Escudero, alors secrétaire général de la Fédération espagnole des entités religieuses islamiques (FEERI). En 2007, ce cours a été intégré à la formation proposée par l'université Camilo José Cela (ce qui a impliqué l'obtention d'une certification officielle), et a été rebaptisé « Expert en culture et religion islamiques ». Le cours comprenait les modules suivants : histoire et culture espagnoles, le Coran et Mahomet, le cadre juridique de l'Islam en Espagne, la pensée islamique, et Islam et démocratie. La FEERI a fourni un certain nombre de conférenciers pour cette formation, les autres venant d'universités espagnoles. Toutefois, la majorité des étudiants étaient des non-musulmans qui souhaitaient se former sur l'islam en Espagne.

L'initiative suivante a vu le jour en janvier 2009, proposée par l'Université nationale d'enseignement à distance (UNED), avec le soutien de la Fondation Pluralisme et Coexistence, qui a chargé à cette occasion le professeur Gustavo Suarez Pertierra, du Département de droit ecclésiastique de l'État, d'organiser deux cours intitulés « Aspects sociologiques de l'islam en Espagne » et « Islam et principes démocratiques », dispensés par différents professeurs universitaires, et auxquels a également participé le président de la Commission islamique d'Espagne, Riay Tatary. Ce cours virtuel, d'une durée de cinq mois et de 16 ECTS, a été suivi par un total de 47 étudiants, dont 42 ont reçu des bourses de la fondation Pluralisme et Coexistence. Ce format et ces conditions (puisqu'il n'était pas nécessaire d'avoir des qualifications supérieures pour accéder au cours), ont favorisé la première incorporation d'imams et de cadres religieux islamiques, qui faisaient partie de communautés appartenant à la Commission islamique d'Espagne. Le contenu de ce cours était organisé en quatre blocs : le fait religieux et ses fondements, l'Islam en Espagne, l'Islam et le droit en Espagne, et la religion et la culture islamique. Ce dernier bloc n'a jamais été développé, car il n'a pas été possible de recruter un diplômé d'une université islamique. Cette formation a été réalisée en trois éditions, jusqu'à l'année académique 2010-2011.

Les deux cours présentaient finalement des profils très similaires : formation en ligne, nombre réduit d'ECTS, programme essentiellement basé sur la loi sur la liberté religieuse et la sociologie religieuse en Espagne, et professeurs d'université qui n'étaient toutefois pas accrédités pour enseigner la théologie islamique. Il s'agissait donc d'une formation dont l'orientation était clairement contextuelle[13]. Le fait qu'ils ne comportaient pas de contenu théologique mais plutôt quelques aspects fondamentaux de la culture islamique n'a pas favorisé la participation des imams et des responsables d'associations. Il a été nécessaire, comme dans le cas de l'UNED, de fournir des bourses aux étudiants afin de les inciter à participer.

Alors que les universités ont présenté leurs propositions dans un contexte de concurrence mutuelle, d'autres initiatives ont été présentées dans une perspective différente, et qui seraient organisées par différentes fédérations musulmanes au niveau régional. Tout d'abord, le Conseil islamique et culturel de Catalogne, qui était à l'époque la fédération regroupant le plus grand nombre d'entités religieuses islamiques dans cette région, a organisé une formation en collaboration avec le ministère marocain des affaires religieuses, avec le soutien financier du département des affaires religieuses de la Generalitat de Catalogne. Un accord de collaboration a été signé avec le gouvernement régional pour initier une formation linguistique et une formation au contexte social et institutionnel de cette société, destinée aux imams des communautés fédérées de cette entité. À l'issue de cette formation, qui a duré 150 heures et a comporté diverses activités de formation (langue catalane, droit et histoire de la Catalogne, et visites de différentes institutions), les imams ont reçu un diplôme, qui n'avait pas de reconnaissance académique officielle, mais comprenait un certificat attestant qu'ils avaient réussi la formation. Cette formation a duré de 2003 à 2010. À l'heure actuelle, ni le Conseil islamique et culturel de Catalogne ni le gouvernement régional catalan ne semblent avoir l'intention de reprendre ce type de formation.

Deuxièmement, la Fédération islamique de Murcie a proposé une formation pour les imams en 2007. À l'époque, cette fédération n'était pas enregistrée au sein de la Commission islamique d'Espagne, mais son principal dirigeant, Mounir Benjelloun, deviendra plus tard le secrétaire général de la FEERI. Au départ, l'objectif de cette formation n'était pas seulement d'offrir une formation théologique, mais de fournir une éducation de base sur l'Islam. La formation a duré environ 300 heures. Les enseignants qui ont participé pour la première fois à ce cours venaient principalement de Belgique, de France, d'Espagne, du Maroc et d'Égypte, et proposaient des matières telles que le fiqh ou le tafsir, mais aussi l'espagnol, des cours d'informatique et d'internet et des techniques d'expression en public. Le cours n'a bénéficié d'aucune collaboration académique ni d'aucun soutien institutionnel. Dans la continuité de ces cours, la FEERI a proposé en 2013 une formation dont le contenu et la durée ont été étendus (deux ans), et qui s'adressait spécifiquement aux imams. Cette formation avait lieu pendant les week-ends, au siège de la mosquée Assalam à Valence. Ce cours a été organisé avec la Fédération musulmane de la Communauté de Valence (FEMCOVA), la Ligue espagnole des imams et en collaboration avec l'Institut européen des sciences islamiques et l'Université islamique de Rotterdam.

En septembre 2016, a été annoncé publiquement le projet de création de la première université islamique d'Espagne, placée à San Sebastian (Pays basque). Son responsable, Rachid Boutarbouch, est lié au mouvement marocain Justice et Spiritualité. L'initiative était parrainée par l'Université islamique du Minnesota (États-Unis), et les classes virtuelles devaient commencer au cours de l'année universitaire 2016-2017. Mais la vérité est que les cours n'ont commencé que lorsque le siège de cette université a déménagé à Barcelone en 2019, dans le centre islamique « Maison des sciences et de la connaissance ». Au cours de l'année universitaire 2020-21, cette université a commencé son enseignement en ligne, proposant un diplôme de quatre ans en études islamiques de 240 ECTS, en espagnol et en ligne. Par la suite, elle a ajouté d'autres cours, tels qu'un diplôme pour l'enseignement de l'arabe et de l'éducation islamique (120 ECTS et 2 ans) et un programme intensif pour la formation des imams et des guides religieux (mixte et trois ans), qui est soutenu par la FEERI. Cette formation, qui s'adresse spécifiquement aux imams, aux prédicateurs et aux administrateurs de mosquées, vise à

obtenir la qualification d'imam d'une mosquée, améliorer le discours islamique, ouvrir l'étude de l'islam à l'environnement social et culturel, donner la capacité d'élaborer des programmes d'études qui répondent aux aspirations de la jeunesse musulmane, et lutter contre les interprétations fausses et radicales du Coran[14].

Pour en revenir aux propositions de formation promues par les institutions universitaires, on assiste actuellement à un processus de réorientation stratégique. D'une part, les approches généralistes sont abandonnées au profit d'une orientation plus spécifique par rapport au type de profil d'étudiants à former. Il s'agit donc de cours relativement courts qui, par exemple, sont orientés thématiquement vers la direction et la gestion d'entités religieuses[15]. D'autre part, les plans d'études sont conçus avec la participation active des organes représentatifs des musulmans, afin de les impliquer et de garantir la contribution des étudiants issus des communautés musulmanes elles-mêmes. Ce cours mixte est organisé conjointement entre la Faculté de droit de cette université et la Commission islamique d'Espagne depuis 2018, a une durée de dix mois et comprend un total de 30 ECTS. Les enseignants sont des professeurs d'université et le bloc consacré à la formation en matière religieuse est dispensé par des enseignants nommés par la Commission islamique. Au cours des quatre éditions de ce cours, une moyenne de vingt-cinq étudiants se sont inscrits chaque année, dont la grande majorité sont des musulmans. Ce cours comporte une ligne de formation spécifique destinée aux enseignants de religion islamique. Compte tenu du déploiement progressif de l'enseignement religieux islamique dans le système éducatif espagnol, il est nécessaire de disposer d'un vivier d'enseignants ayant la formation avancée nécessaire, ainsi que la certification de la Commission islamique d'Espagne. Étant donné la nécessité d'approfondir la formation de ces futurs professionnels de l'enseignement, et afin d'offrir cette formation dans toute l'Espagne, il est prévu qu'à partir de 2023 ce diplôme devienne un master interuniversitaire de 60 ECTS, avec la collaboration des universités de Saragosse, d'Estrémadure et de Rovira i Virgili (Tarragone).

Conclusion : explorer la voie vers l'accréditation des professionnels des soins religieux

À partir de ces deux dernières initiatives, on peut envisager une approche différente pour discuter de la formation des imams et des leaders religieux islamiques en Espagne[16]. Si l'on abandonne les dénominations et que l'on se concentre sur le vaste répertoire des fonctions de soins religieux, il est possible de formuler une alternative dans le domaine en question. Jusqu'à présent, et de manière réaliste, les différentes initiatives évoquées dans la section précédente ont eu peu d'impact sur l'exercice de l'imamat en Espagne. Si, dans le cas du diplôme universitaire de l'Université de Saragosse, le nombre d'étudiants musulmans augmente par rapport aux non-musulmans, c'est parce que cette formation peut les qualifier pour postuler à un poste d'enseignant en éducation islamique dans le système espagnol. En d'autres termes, la formation reçue permet aux étudiants d'acquérir des compétences professionnelles. Et très important et significatif : près de la moitié de ces étudiants sont des femmes, ce qui signifie que les femmes ont accès à ces spécialisations professionnelles. C'est le nouveau paradigme qui s'ouvre, car ces formations sont comprises d'un point de vue strictement éducatif, et non comme un simple accès à une certification sans reconnaissance officielle.

La formation basée sur les compétences permet de se concentrer sur des rôles spécifiques qui peuvent nécessiter une expertise particulière. Il est clair que la spécialisation ouvre la voie à la fragmentation du leadership et donc de l'autorité religieuse. Mais aussi, c’est évident que le même cadre religieux ne peut plus être responsable de l'ensemble des soins religieux. L'exemple évident est, depuis de nombreuses années, la décision des communautés musulmanes de laisser les cours d'éducation coranique dans les mosquées locales entre les mains de l'imam. Les imams, sans aucune formation pédagogique, ont appliqué la même méthodologie par coeur que celle qu'ils avaient reçue dans leur enfance, avec pour conséquence l'échec de leurs résultats. Aujourd'hui, la grande majorité des mosquées laissent cette formation aux mains de membres de la communauté formés comme éducateurs (principalement des femmes et des étudiants), ce qui a permis d'améliorer ostensiblement cette priorité de transmission et de continuité générationnelle.

Au-delà des strictes dimensions du culte (qui doit continuer à être guidé par une logique éminemment doctrinale, et sur lequel les initiatives de formation proposées par les institutions universitaires européennes non musulmanes ne devraient pas insister), le champ des soins ou de l’accompagnement religieux s'ouvre et se spécialise de plus en plus. Outre le domaine éducatif susmentionné, d'autres exemples de soins religieux seraient ceux effectués dans les prisons (pour les adultes, les femmes et les jeunes), les hôpitaux (de l'accompagnement des malades et des mourants, à la participation aux équipes de soins palliatifs), les maisons de retraite (sans se limiter exclusivement à la pratique du culte), les casernes militaires (intégrées dans le régime militaire spécifique), les cimetières et les morgues (effectuant la purification rituelle du corps du défunt et procédant à son inhumation), les équipes d'urgence (dans le cas de la prise en charge des victimes d'attentats, d'accidents ou de catastrophes naturelles), ainsi que dans tous les domaines susceptibles de développer ces soins religieux. Lorsque cette prise en charge s'effectue dans le cadre des espaces publics et des institutions, il est nécessaire de tenir compte des directives et des cadres organisationnels qui les concernent. Pour donner un exemple : les personnes qui vont assurer un service d'assistance religieuse dans une prison ou dans un hôpital doivent être conscientes du contexte spécifique dans lequel elles vont accomplir leur tâche. Cela permet non seulement de les sensibiliser à la manière dont ces soins doivent être dispensés, mais aussi de s'assurer qu'ils peuvent être intégrés dans le fonctionnement de l'institution.

Une voie de professionnalisation et d'accréditation de ces spécialistes s'ouvre, dans une dynamique générale en Europe en ce qui concerne la qualification de « nouvelles professions », qui doit servir à assurer la reconnaissance des domaines de soins religieux à la disposition des citoyens dans les différentes sphères de la société. Comme on peut le constater, l'accent est mis sur les spécialisations plutôt que sur les cadres. Ainsi, les cours de formation proposés par les établissements d'enseignement supérieur devraient abandonner le vieux paradigme peu utile de la formation des imams à travers les valeurs européennes, pour se concentrer sur la conception de programmes permettant d'accéder aux accréditations que les administrations publiques devraient exiger de ces professionnels afin de mener à bien leurs tâches de soins religieux au sein de leurs institutions. De plus, dans cette perspective, l'incorporation des femmes à ces fonctions est promue, sur la base de leur propre formation supérieure, brisant ainsi le monopole androcentrique qui était assumé dans l'exercice de l'autorité religieuse.

A court et moyen terme, ces nouveaux profils professionnels seront définis dans le cadre des compétences professionnelles communes actives dans l'Union européenne, afin de préparer leur accréditation. La formation et l'accréditation sont le binôme qui est en train d'être formulé pour briser le blocage restant dans la reconnaissance des érudits islamiques en Europe. Cela pourrait être un moyen efficace de contribuer à ce que l'exercice de la liberté religieuse dans nos sociétés ne soit pas soumis au principe de suspicion ou de méfiance permanente qui a défini l'image des imams, comme nous l'avons vécu pendant plusieurs décennies en Espagne.