Corps de l’article

Introduction

Des observations relatives aux modalités de rencontres entre un groupe d’âge, les personnes âgées, un type de ville, les stations balnéaires, et un type de rue, les promenades de bord de mer, sont le point de départ d’un questionnement sur la validité de la notion de droit à la ville. Ce questionnement procède d’une relecture de la thèse de Mathilde Bigo, Les pratiques des femmes âgées sur les promenades balnéaires en Bretagne. Processus de vieillissement et citadinité, sous l’angle du concept de droit à la ville tel que Lefebvre l’a défini en 1968. Cela supposait d’adopter une posture hétérodoxe élargissant le champ d’application de ce droit à la ville à d’autres enjeux que ceux liés aux rapports sociaux de classe. En effet, alors que partout dans le monde les personnes âgées représentent une part croissante des populations, le vieillissement est absent des préoccupations des chercheur.e.s faisant une analyse critique de Lefebvre, comme il l’était chez Lefebvre lui-même. Il est davantage présent chez celles et ceux qui ont en charge d’aménager et gérer les espaces urbains, mais c’est alors un droit à la ville qui relève plus du slogan, « a catchphrase » (Purcell, 2003), que d’une posture critique. Les villes balnéaires littorales qui connaissent un vieillissement à la fois relatif et absolu sont quant à elles un type d’espace particulièrement pertinent pour une démonstration sur l’importance de la dimension spatiale dans le droit à la ville des personnes âgées. Les promenades de bord de mer sont constitutives de la balnéarité de ces villes. Elles forment un type de rue spécifique qui permet de réinterroger le droit à l’appropriation et le droit à la participation, c’est-à-dire les deux fondamentaux du droit à la ville selon Lefebvre. Les pratiques observées sur ces promenades permettent également de questionner le concept de citadinité qui peut être confronté à celui de citoyenneté tel que défini par Lefebvre, tout en en faisant un outil pour caractériser l’inclusion des personnes âgées dans la société et donc, plus largement, leur droit à la ville.

L’article comporte trois parties. La première offre un cadrage théorique qui permet de justifier la pertinence d’une entrée par les pratiques spatiales des femmes âgées sur ces petits bouts de villes bien spécifiques que sont les promenades de bord de mer pour montrer l’intérêt d’élargir le spectre de lecture du droit à la ville de Lefebvre ; cela avec les outils de la géographie sociale qui partent des populations habitantes pour observer les modalités d’appropriation des espaces et les pratiques quotidiennes. Les deux suivantes s’appuient sur quelques résultats de l’exploitation des observations des pratiques in situ sur les promenades balnéaires dans deux communes littorales de Bretagne, Dinard et Larmor-Plage, et des entretiens compréhensifs auprès de 29 femmes à la retraite âgées de 59 à 90 ans rencontrées dans ces mêmes communes. Afin de répondre à l’hypothèse du rôle des parcours personnels dans les pratiques et les modalités d’appropriation des espaces, ces femmes, qui ont été contactées par l’intermédiaire d’associations de loisirs culturels ou sportifs et d’un centre social, connaissent des situations socio-économiques et de santé diverses.

On montre en quoi sortir de chez soi est une condition du droit à la ville et en quoi l’espace de la promenade balnéaire est un espace ressource pour les femmes âgées, en différenciant les modes d’inclusion à l’espace selon l’âge et les capacités physiques. L’intégration dans la réflexion du concept de déprise tel qu’il a été défini par les sociologues de la vieillesse permet d’insister sur la façon dont les femmes âgées adaptent leurs pratiques au fur et à mesure qu’elles avancent en âge pour garder prise sur leurs espaces, et ainsi assurer le maintien de leur citadinité. La dernière partie de l’article intègre d’autres paramètres que celui de l’âge dans la différenciation entre femmes : la situation conjugale, les parcours résidentiels, l’expérience professionnelle, mais aussi la classe sociale chère à Lefebvre donnent un certain sens à la pratique de la promenade balnéaire et, par là, au droit à la ville à l’heure de la vieillesse.

1. L’inscription de l’objet d’étude dans les cadres proposés par Lefebvre

Henri Lefebvre a été l’un des premiers à proclamer la fin de la ville industrielle au profit d’une réalité nouvelle, « l’urbanisation complète de la société » (Lefebvre, 1979). Avec Le Droit à la ville (1968), il avait engagé les réflexions pour une sociologie militante, radicale et critique de l’urbain, et rêvé d’une ville qui ne serait pas celle de l’éclatement en banlieues et périphéries ni du rejet et de la dépossession de la classe ouvrière, pas celle de la suprématie de la valeur d’échange sur la valeur d’usage et de la dimension fonctionnelle au détriment de l’appropriation par les habitant.e.s, mais une ville qui permettrait la réappropriation de l’espace et de la vie citadine (Costes, 2010). Il s’agissait de redonner à celles et ceux qui l’habitent la capacité de participer à la vie de la cité, de faire en sorte que la citoyenneté ne soit pas seulement de droit mais qu’elle soit effective pour les habitant.e.s de la ville.

1.1 Élargir l’horizon du droit à la ville

Le droit à la ville se décline en droit à l’appropriation et droit à la participation. Cependant, plusieurs des chercheurs qui ont analysé le retour en grâce de l’expression « droit à la ville » tant dans l’action publique que dans la recherche s’accordent pour reconnaître que Lefebvre a été plus précis sur le droit à l’appropriation que sur le droit à la participation : « It is important to be clear about exactly who is enfranchised under the right to the city » (Purcell, 2002, p. 102). Le droit à la ville signifie que les habitant.e.s de la ville jouent un rôle dans le processus de prise de décisions qui contribuent à la production de l’espace, mais ces habitant.e.s de la ville, ces citadin.e.s dont Lefebvre souhaite l’émancipation sont la classe ouvrière. Et leur combat est la lutte contre le capitalisme et son produit, la ville capitaliste. Purcell fait de cette réduction de l’habitant.e à la seule classe ouvrière la principale faiblesse de Lefebvre : « One’s class and race and gender and sexuality are all fundamental to inhabiting the city. The struggles of inhabitants against marginalization are struggles against an array of social and spatial structures of which capitalism is only one » (Purcell, 2002, p. 106) . C’est pourtant encore ainsi que Harvey définit le droit à la ville, en pensant aux seuls ‘ dispossessed ’, alors même qu’il affirme que la question de la ville qu’il souhaite ne peut être séparée « from that of what kind of social ties, relationship to nature, lifestyles, technologies and aesthetic values we desire » (Harvey, 2008, p. 23) et alors de même que Lefebvre, lorsqu’il parle d’appropriation, pense avant tout à la possibilité pour les habitant.e.s d’avoir un usage plein et entier de la ville dans leur vie quotidienne (Lefebvre, 1968).

La ville de Lefebvre n’était pas celle des minorités, la ville raciste, patriarcale, hétéronormative à laquelle, pourtant, les personnes sont confrontées au quotidien et qu’elles vivent dans la multiplicité de leurs identités ; elle n’était pas non plus celle des malades, des mal-portant.e.s ou des corps affaiblis et vieillis. Redonner au « droit à la ville » la dimension critique qu’il a perdu avec la banalisation inhérente à son instrumentalisation, notamment par les Nations Unies (Kuymulu, 2013), suppose de le penser en prenant en considération toutes les formes de rapports sociaux, de pouvoir, d’exclusion :

Le retour sur les travaux de Lefebvre vient ainsi à l’appui d’une perspective radicale qui dénonce les manifestations urbaines du capitalisme, l’exclusion liée au contrôle de l’espace public et à la régénération urbaine, et qui débat de la place des minorités en ville, de la protection de l’environnement urbain, ou encore des échelles de gouvernement (Morange et Spire, 2014).

Lefebvre a placé l’espace au cœur de ses réflexions sur les sociétés contemporaines mais l’âge ne faisait pas partie de ses critères de ségrégation ou d’exclusion du droit à la ville. Or, partout dans le monde les personnes âgées représentent une part croissante des populations. Sous l’effet des migrations résidentielles, le vieillissement, tant absolu que relatif, a été particulièrement rapide sur les littoraux bretons ( Tableau 1 ) où plus d’un habitant sur quatre a plus de 60 ans (Bigo, Séchet et Depeau, 2013). La féminisation des personnes âgées est une réalité rarement mise en avant. Pourtant, plus elles avancent en âge, plus les femmes sont prépondérantes dans les classes d’âge : en 2008, 53,8 % des 60-74 ans de Bretagne, 63,2 % des 75-89 ans et près de 80 % pour les 90 ans et plus [1] . En conséquence, elles sont aussi plus nombreuses que les hommes à vivre seules : toujours à la même date et en Bretagne, 54 % des femmes de 80 ans et plus vivent seules contre 23 % des femmes de 60 à 65 ans (à confronter aux 23 et 15 % des hommes des mêmes tranches d’âge). De telles réalités démographiques imposent de ne pas penser le droit à la ville sous le seul angle des classes sociales dans l’économie capitaliste, et pour cela de réfléchir au droit à la ville des femmes âgées mais sans renoncer à la perspective critique impulsée par Lefebvre.

Tableau : Population des 60 ans et plus : effectifs et évolution. Comparaison France/Bretagne (1968-2008)

Tableau : Population des 60 ans et plus : effectifs et évolution. Comparaison France/Bretagne (1968-2008)
Bigo M., 2012 – Source : Données harmonisées RP 1968-2008, Insee 2008

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1.2 Habiter la ville : l’appropriation comme condition de la citadinité

Lefebvre sort d’un strict cadre marxiste orthodoxe qui réduirait la ville à un produit des rapports de production pour la penser comme un espace social et un processus ; il rêve qu’elle redevienne une œuvre, un projet politique (Costes, 2010, p. 179), support de pratiques spatiales qui sont en même temps des pratiques sociales et des éléments de socialisation. L’œuvre, que l’on peut associer à l’espace produit (Lefebvre, 1974), est indissociable des pratiques sociales qui expriment l’action et la capacité d’action :

Je propose le terme de vita activa pour désigner trois activités humaines fondamentales : le travail, l’œuvre et l’action. (…) La condition humaine du travail est la vie elle-même. (…) La condition humaine de l’œuvre est l’appartenance au monde. (…) L’action correspond à la condition humaine de la pluralité, au fait que ce sont des hommes et non pas l’homme qui vivent sur terre et habitent le monde. (Arendt, 1994, p. 41)

Grâce au droit à la ville, au droit à la participation et à l’appropriation, habiter la ville, c’est beaucoup plus qu’en être habitant.e, c’est contribuer à l’œuvre et à l’action. Encore faut-il pouvoir être présent dans la ville et y prendre place aux côtés des autres, dans l’ensemble des relations sociales qui s’y nouent. L’accessibilité des espaces par tous est donc un enjeu. Pour Harvey (2008, p. 23), « the right to the city is far more than the individual liberty to access urban resources: it is the right to change ourselves by changing the city ». Surtout, l’accès aux espaces est la condition de l’appropriation effective qui, plus qu’une simple co-présence spatiale, est un préalable à toute participation active à la ville, à toute appartenance effective au « nous » de la communauté des habitants « which is earned by living out the routines of everyday life in the space of the city » (Purcell, 2002, p. 102).

La distinction établie par Purcell (2003, p. 578) entre « citadinship » et « citizenship » (« we can think about the right to the city as a specific form of citizenship, or what might be better termed citadinship ») permet de préciser le contenu de la participation dans le droit à la ville. Bien qu’il n’y ait pas de correspondance entre l’anglais et le français, une telle distinction invite à mobiliser le terme « citadinité » et à en préciser le sens et le contenu par rapport à « urbanité » qui est plus communément utilisé par les chercheurs. L’urbanité qualifie l’espace de la ville ; elle conjugue ensemble le fond et la forme, le matériel et le social, pour penser la ville comme « à la fois territoire et population, cadre matériel et unité de vie collective, configuration d’objets physiques et nœuds de relations entre sujets sociaux » (Grafmeyer, 1995, p. 8). Quant à la citadinité, elle qualifie l’habiter la ville, les liens des individus à la ville et des individus entre eux par le biais des pratiques spatiales, c’est-à-dire à la fois l’appropriation de la ville et les sociabilités. La citadinité se mesure à l’aune des pratiques effectives de l’espace défini sur la base des trois dimensions que Lefebvre lui a conférées : l’espace perçu, c’est-à-dire l’espace matériel, concret que les personnes rencontrent dans leur quotidien, l’espace conçu, c’est-à-dire celui des représentations qui dépendent des rapports de pouvoir et des normes ambiantes, l’espace vécu, c’est-à-dire l’expérience que chacun a de l’espace dans sa vie quotidienne. La quotidienneté des pratiques a été l’objet dominant de la première phase des travaux de Lefebvre, avec l’objectif de mettre en évidence ce qui, dans cette quotidienneté, est imposé par les logiques de reproduction des classes dominantes, y compris à travers les espaces par elles produits. Étudier la quotidienneté permet d’analyser les effets du passage de la ville à l’urbain sur la socialisation des personnes dans la ville (Rincón et Núñez, 2013, p. 15), et cela en prenant en considération tous les types de rapports sociaux, dont ceux liés à l’âge et aux capacités corporelles. L’amenuisement des capacités corporelles inhérent à l’avancée en âge bouscule les possibilités d’appropriation des espaces en remettant en cause les pratiques de la ville. Cependant, moins que de s’annuler, celles-ci se réajustent au gré de l’évolution des capacités personnelles et des possibilités offertes par l’environnement. Formalisée pour la première fois en 1988 (Barthe, Drulhe et Clément, 1988), la notion de déprise a permis de renouveler l’approche du vieillissement en focalisant l’attention sur l’évolution des pratiques spatiales. L’avancée en âge impose des stratégies de substitution pour « avoir la haute main » sur certaines activités (Barthe, Drulhe et Clément, 1988, p. 41) et ainsi garder prise sur la ville en préservant la citadinité et donc les possibilités de droit à la ville.

1.3 Pratiquer la rue pour aller à la rencontre des autres habitant.e.s de la ville

La quotidienneté des pratiques habitantes passe par des espaces publics, lieux, bâtiments, rues dans lesquels les personnes interagissent et se socialisent. La rue n’a pas seulement une utilité fonctionnelle ; c’est l’espace de pratiques qui vient avant tous les autres :

La rue ? C’est le lieu (topie) de la rencontre, sans lequel il n’y a pas d’autres rencontres possibles dans des lieux assignés (cafés, théâtres, salles diverses). Ces lieux privilégiés animent la rue et sont servis par son animation, ou bien ils n’existent pas. Dans la rue, théâtre spontané, je deviens spectacle et spectateur, parfois acteur. Ici s’effectue le mouvement, le brassage sans lesquels il n’y a pas de vie urbaine, mais séparation, ségrégation stipulée et figée (Lefebvre, 1979, p. 29) [2]

Les présences corporelles sont la marque de l’appropriation de « la rue qui est à nous » (Zeneidi, 2008) ; nous y sommes anonymes en même temps que visibles aux yeux des autres (Gonzales Rojas, 2013, p. 70). Lefebvre contrebalance le propos en avançant l’argument de la soumission de la rue au diktat de la consommation capitaliste et de sa transformation en une suite de boutiques et une exposition d’objets à vendre (Lefebvre, 1979, p. 32), et en concluant que les lieux qui réunissent toute la population et les espaces de rencontres, de loisirs, de fêtes tendent à disparaître (Rincón et Núñez, 2013).

Les promenades de bord de mer ne feraient-elles pas exception ? Issues des aménagements hérités de la phase d’essor des stations balnéaires, elles sont un type de rue bien spécifique. Ce sont des espaces de déambulation [3] que leurs agencements rendent accessibles à tous et toutes, et où les pratiques des personnes âgées peuvent se réaliser avec moins de contraintes que dans d’autres rues. Ce sont des rues à fort degré de walkability : sécurisation, esthétisme, nature, aménités piétonnes, agencement des mobiliers urbains (Brown et al., 2007 ; Ramirez et al., 2006 ; Saelens, Sallis et Frank, 2003). Parce que l’immobilité, l’arrêt, la lenteur y retrouvent droit de cité, les promenades de bord de mer sont a priori des espaces favorables à la rencontre et à la détente, à la citadinité et au final au droit à la ville.

2. L’accès à la promenade de bord de mer comme condition du droit à la ville dans la station balnéaire

Dans cette deuxième partie, sont d’abord posées des questions relatives à la présence dans l’espace urbain comme condition intrinsèque du droit à la ville. Le ciblage du propos sur les promenades de bord de mer met ensuite en évidence qu’elles sont une ressource pour le maintien de la présence des femmes âgées dans la ville et de leur être de la ville (pour reprendre l’expression de Sidi Boumedine,(1996)) par les possibilités de réaménagement des pratiques que ces promenades autorisent.

2.1 Accéder à la ville et à ses espaces pour « vieillir à domicile »

Les mobilités résidentielles des personnes âgées vers les centres urbains sont une donnée fréquemment observée dans l’analyse des parcours résidentiels (Bésingrand et Soumagne, 2006 ; Caradec, 2010 ; Nowik et Thalineau, 2010 ; Pennec, 2005 ; Rouxel, 2002). Les femmes justifient plus souvent que les hommes ces mobilités par la crainte des risques de relégation qui découleraient de l’éloignement des centres urbains (Pennec, 2005). Toutefois, l’accès à la ville ne débouche sur un droit à la ville que s’il s’accompagne d’un accès aux espaces et aux lieux de la ville qui permettent l’interaction avec d’autres personnes. Que serait en effet la citadinité de personnes ne sortant pas de chez elles ? La question se pose d’autant plus que l’allongement de l’espérance de vie permet de vivre plus longtemps chez soi et que le « vieillir à domicile » correspond à un désir de plus en plus fort des personnes âgées. Celles-ci sont alors attentives à l’intégration de leur logement en ville et au « maintien de liens forts avec le domicile et son environnement » (Pihet, 2006).

Encouragé par les politiques publiques, le « maintien à domicile » est ambigu puisque l’expression qui désigne le fait de pouvoir rester chez soi au lieu de rejoindre une institution du type maison de retraite peut tout autant signifier le repli sur le logement. Bien vieillir chez soi ne se réduit pas à vieillir dans son logement comme s’il existait une frontière hermétique entre l’espace domestique et son environnement. Pour que le logement ne soit pas enfermement mais bulle protectrice, il faut considérer le « home beyond the house » (Cloutier-Fisher et Harvey, 2009). C’est d’ailleurs ainsi que de nombreux travaux relatifs aux mobilités des personnes âgées dans les espaces du quotidien et à leurs pratiques des espaces publics (Cloutier-Fisher et Harvey, 2009 ; Lord, Després et Ramadier, 2011 ; Nader, 2011 ; Schwanen, Banister et Bowling, 2012) pensent le vieillissement au-delà des strictes limites du logement. Cette approche est également présente dans les politiques publiques. C’est en s’inspirant de l’initiative « Villes-amies des aînés » de l’Organisation Mondiale de la Santé qu’en France le Centre d’Analyse Stratégique du Premier Ministre a lancé un appel d’offres sur l’adaptation des villes :

Pour que la personne âgée ne reste pas « prisonnière » de son logement adapté, il s’agit de faire porter l’effort sur l’environnement et l’aménagement urbains. Ceux-ci doivent permettre à la personne âgée d’être mobile et de participer à des activités sociales le plus longtemps possible. Idéalement, les aménagements devraient offrir de multiples services (commerces de proximité, activités de loisirs, services de soins, etc.) et en faciliter l’accès grâce à des systèmes de transport ou de voirie piétonne efficaces (Collombet et Gimbert, 2013, p. 3)

Le risque n’est toutefois pas absent que le bien-vieillir soit réduit aux seuls aspects de santé physique. Enjeu pour l’autonomie des personnes âgées, l’accessibilité à l’espace urbain est aussi à penser comme la préservation de leur espace vécu au sens de Lefebvre, de leur droit à l’appropriation de l’espace urbain et à la participation, et donc au final de leur droit à la ville. Si l’accès aux espaces publics garantit en partie l’autonomie, il permet surtout d’amortir les effets psychologiques et sociaux potentiels de l’avancée en âge en favorisant les relations sociales : confrontation à l’autre ; connaissance et reconnaissance des autres dans l’espace public ; existence de points de rencontre ; acceptation de l’imprévu (Bigo et Depeau, 2014). L’observation des pratiques des femmes âgées sur les espaces urbains littoraux permet d’interroger les possibilités d’être de la ville et pas seulement dans la ville, c’est-à-dire de profiter des opportunités offertes par la ville en matière de création de lien social (Dorier-Apprill et Gervais-Lambony, 2007 ; Lehman-Frish et al., 2007 ; Moncomble, 2009) et d’émergence du sentiment de faire partie du monde.

Certes la citadinité est fondée sur un « vivre ensemble » qui produit « non pas de la socialité seulement, mais une société, c’est-à-dire une capacité collective à faire tenir ensemble des groupes fortement différenciés » (Jaillet, 1999). Et certes « le retour sur les travaux de Lefebvre vient ainsi à l’appui d’une perspective radicale qui dénonce les manifestations urbaines du capitalisme, l’exclusion liée au contrôle de l’espace public et à la régénération urbaine, et qui débat de la place des minorités en ville, de la protection de l’environnement urbain, ou encore des échelles de gouvernement » (Morange et Spire, 2014). Mais encore faut-il ne pas oublier que l’âge est un facteur de différenciation entre femmes et que ses effets sur les corps peuvent produire de l’exclusion.

C’est pourquoi la matérialité des espaces n’est pas un élément mineur et qu’elle est à prendre en considération dans toute défense du droit à la ville. Si la présence en ville et l’accès à ses espaces et services n’assurent pas en eux-mêmes le droit à la ville, ils en sont néanmoins des préalables indispensables. Pour que la ville soit une ressource pour l’inclusion des personnes âgées voulant « s’assurer d’être en prise avec le monde d’aujourd’hui » (Pennec, 2006, p. 54), il faut un environnement urbain et social congruent, adapté aux attentes des individus et qui permette de pratiquer la ville avec les autres citadins. Or les aménagements urbains sont fréquemment critiqués pour leur manque d’adaptation aux besoins et souhaits des personnes âgées [4] (Lord et Després, 2011 ; Membrado, 1998 ; Mollenkopf et al., 1997 ; Pennec, 2005). Avec l’avancée en âge, elles doivent faire face à « la brutalité de l’espace construit » (Oliveira et Abellan, 1994). Des défauts de sécurisation et de confort peuvent être rédhibitoires pour leurs pratiques de la ville. Le moindre relief, la moindre aspérité, le moindre obstacle, tout ce qui peut générer de la gêne pour le corps et du sentiment d’insécurité devient une contrainte. Or, si l’espace urbain en tant que milieu physique, par ses formes architecturales et urbanistiques est jalonné d’obstacles qui gênent l’accessibilité, il devient un frein pour l’accès à la vie sociale (Oliveira et Abellan, 1994) et une entrave pour le droit à la ville.

2.2 Le maintien des pratiques de la promenade de bord de mer pour garder prise

Les promenades balnéaires présentent des formes et des qualités matérielles qui répondent aux critères d’accessibilité. À Dinard comme à Larmor-Plage, elles sont séparées de la circulation automobile et sont pourvues d’un mobilier de confort et de sécurité (banc public, éclairage urbain). Malgré les différences dans les prestations qu’elles proposent (établissement thermal, casino, expositions d’arts à Dinard ; tourisme de plage à Larmor), les deux communes sont aménagées selon le modèle de la station balnéaire organisée à partir de sa promenade de bord de mer (photos 1 et 2). Si l’on y croise des familles, des enfants, des couples ou encore des personnes seules, plus ou moins jeunes, plus ou moins âgées, les femmes âgées en font relativement plus usage que les autres personnes (Bigo, 2015) : les personnes âgées représentent un tiers de l’ensemble des personnes rencontrées sur les terrains des observations in situ , et parmi elles, les femmes sont majoritaires [5] . Cette forte présence sur les promenades de bord de mer contraste avec la réduction des pratiques dans d’autres parties de la ville et avec le déclin de la fréquentation des autres espaces balnéaires, mer et plages.

Fig. 1

Photo 1 : Larmor-Plage, une promenade balnéaire accessible

Photo 1 : Larmor-Plage, une promenade balnéaire accessible
Source : Bigo M., 2011

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Fig. 2

Photo 2 : Dinard, un mobilier qui donne l’occasion de se (re)poser

Photo 2 : Dinard, un mobilier qui donne l’occasion de se (re)poser
Source : Bigo M., 2016

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Au fur et à mesure de l’avancée en âge, les espaces urbains perçus comme porteurs d’insécurité (quelle que soit la nature de l’insécurité) ou dont l’accès est difficile pour les personnes aux capacités physiques amoindries sont délaissés. À l’inverse, dans les stations balnéaires, les promenades de bord de mer restent fréquentées. Elles demeurent même l’un des derniers « bouts de ville » encore pratiqués au grand âge. Quand faire son marché devient trop contraignant, quand parcourir les rues commerçantes éreinte les corps fatigués, quand la circulation automobile fait craindre une bousculade à la personne dont les capacités cognitives s’amenuisent, la promenade balnéaire apparaît comme un espace encore possible.

La fréquentation de la promenade se maintient aussi lorsque la baisse des capacités physiques limite les possibilités d’accéder à l’espace de baignade. Dans ce cas, un réajustement topologique s’opère de la plage vers la promenade comme schématisé sur la figure 1. Alors que l’eau est perçue comme trop froide et le sable trop inconfortable, la promenade aménagée continue à répondre aux besoins du corps vieillissant. L’accès à la plage se réduit également sous l’effet de l’incorporation des normes sociales. Les critères de beauté qui s’imposent aux femmes opèrent une discrimination générationnelle qui tend à exclure de la plage les corps vieillis, surtout s’ils sont féminins (Kaufmann, 1998 ; Urbain, 1994). Certaines se risquent encore sur la plage en mettant en place des astuces, c’est-à-dire des tactiques pour occulter les écarts croissants aux normes corporelles : « Je mets quelque chose sur moi parce que je suis trop moche maintenant, et puis avec un maillot de bain en dessous » (Y., 83 ans) ou encore « quand je vais à la plage, je vais souvent en petite robe. Parce que je trouve que quand on vieillit c’est moche » (D., 62 ans). Mais plus nombreuses sont celles qui arrêtent d’aller à la plage et se replient sur la promenade.

Lorsque le vieillissement fait son œuvre et que la déprise s’impose aux femmes âgées, les promenades de bord de mer permettent une recomposition des pratiques et non leur abandon. Les pratiques évoluent, se transforment, se substituent à d’autres, mais elles se maintiennent parce que des pratiques de reprise se mettent en place au quotidien. Grâce à son haut niveau de walkability , la promenade balnéaire apparaît donc comme un espace capacitant, cumul d’espace perçu et d’espace conçu au sens de Lefebvre. Le rythme de marche s’y ralentit et les arrêts sur les bancs publics se prolongent au rythme de l’avancée en âge et de la réduction des capacités physiques. La prise en charge des femmes les plus en difficulté leur permet de se déplacer, s’asseoir, se relever. Le revêtement lisse du sol rend possible une marche sans risque de chute tout le long de la promenade [6] . Un réajustement métrique s’articule avec le réajustement topologique déjà souligné (figure 1). L’arrêt à proximité de l’entrée de la promenade est caractéristique des pratiques de reprise chez les femmes les plus âgées de notre étude. Le banc à l’entrée de la promenade est alors un « lieu de dépose » qui permet d’être là, au même titre que les personnes dites valides. Ainsi, M., 90 ans qui avait l’habitude de faire une promenade au bord de la mer ne fait plus qu’entrer sur la promenade et s’asseoir sur un banc. Les bancs permettent une marche ponctuée d’arrêts qui ne demande pas au corps d’être performant. Plutôt que de se désengager de sa pratique sur la promenade, M. s’est adaptée à ses nouvelles capacités physiques : elle « déprend » de sa marche pour garder prise par la simple présence dans l’espace du bord de mer, parmi les autres.

En somme, au sein de l’espace balnéaire constitué de la mer, de la plage et de la promenade, deux types de réajustement se mettent en place au cours de l’avancée en âge : le réajustement topologique et le réajustement métrique (respectivement a et b sur la figure 1). Les trois flèches du réajustement topologique sont à comprendre chronologiquement de gauche à droite : la première traverse les trois parties de l’espace balnéaire, la dernière se limite à l’espace de la promenade. Comme cela a été évoqué, le réajustement topologique a lieu en raison du manque de « confort » éprouvé dans l’eau et sur le sable, mais aussi en raison du poids des normes de beauté sur la plage. Concernant les trois flèches du réajustement métrique, elles se lisent de haut en bas. Elles illustrent la réduction d’espace parcouru, depuis la traversée complète de la promenade jusqu’à l’espace réduit du banc sur lequel on viendrait s’asseoir, à l’entrée de la promenade.

Fig. 3

Figure 1 : Les réajustements des lieux de pratiques dans l’espace balnéaire

Figure 1 : Les réajustements des lieux de pratiques dans l’espace balnéaire
Source : Bigo M., 2014

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De cette façon, on veut montrer que la promenade balnéaire est un espace au sein duquel les pratiques des personnes vieillissantes peuvent évoluer sans pour autant que cela constitue un renoncement à l’inclusion parmi les autres. D’une façon générale, avec l’avancée en âge, l’intensité des activités s’amoindrit et l’accompagnement devient nécessaire, mais des pratiques de substitution permettent aux femmes vieillissantes de faire perdurer leur appropriation de l’espace et ainsi leur participation à la vie urbaine. L’évolution des pratiques sur les promenades balnéaires va de pair avec celle du rôle social des femmes âgées. La présence d’une personne chargée de les accompagner, de les soutenir pendant la marche, de les aider à s’asseoir et se relever, etc., s’accroît avec l’avancée en âge. Le passage du rôle d’aidante (s’occuper des petits-enfants, du conjoint, ou d’autres personnes) à celui d’aidée participe des pratiques de reprise et de maintien de la présence sur la promenade balnéaire.

Les promenades de bord de mer sont un support aux expériences de l’altérité par les femmes âgées. La présence des femmes âgées lors des moments où ces promenades sont les plus fréquentées suggère un consentement à la confrontation à l’autre. La matérialité de l’espace et la recherche de confrontation sociale sont d’ailleurs indissociables comme cela a été exprimé au cours de nos entretiens par cette femme disant aller « de banc en banc » [7] . Nombreuses sur la promenade pendant l’été, le week-end et, à l’échelle d’une journée, les après-midi, présentes dans la foule parmi les autres, les femmes âgées se donnent la possibilité de rencontres, le plus souvent avec des femmes plus jeunes, parfois accompagnées d’un enfant. La possession d’un animal à promener favorise aussi la répétition de l’expérience de la rencontre. Celles qui ne bénéficient plus de cet accompagnement sont particulièrement sensibles à ces possibilités d’interaction apportées par la compagnie d’un animal : « Il y a des gens que je vois moins maintenant parce que je ne me promène plus avec mon chien » (E. 70 ans).

3. Des effets de classe et de genre dans la différenciation des pratiques sur les promenades balnéaires

Ces petits lieux que sont les promenades de bord de mer sont favorables au maintien des pratiques des femmes âgées qui, elles-mêmes, sont une condition du droit à la ville. Toutefois, les femmes âgées ne forment pas une catégorie homogène et leur inclusion sociale par les pratiques des promenades balnéaires ne se fait pas de la même façon pour toutes. Des facteurs tenant aux capitaux économique, social, relationnel de chacune entrent en ligne de compte dans la différenciation des pratiques, tant au moment du passage à la retraite qu’ultérieurement. Le panel de femmes interrogées permet de rendre compte de ces différences du fait d’une pluralité de situations socio-économiques mais aussi familiales/conjugales. Notons que les femmes interrogées évoluant dans un milieu socio-économique aisé sont toutes en couple et, si elles connaissent des faiblesses liées à l’âge, elles ont plus de ressources pour les compenser que les femmes de milieux modestes. Ces dernières sont plus souvent veuves et affectées par des problèmes de santé qui ont un impact sur leurs pratiques quotidiennes. Cette remarque suggère un cumul des avantages ou des désavantages selon le capital socio-économique qui n’est pas sans conséquence pour le droit à la ville.

Dans cette dernière partie, le regard passe donc des promenades de bord de mer comme espaces-ressources pour le maintien des pratiques à l’effectivité des pratiques, et donc de l’espace perçu à l’espace conçu et vécu au sens de Lefebvre.

3.1 La retraite, du temps libéré pour s’approprier la ville, mais pas pour toutes

La fin de l’activité professionnelle et l’accès à la retraite libèrent du temps pour soi et occasionnent des transformations dans les pratiques de la ville (Haicault et Mazzella, 1997). La retraite ouvre le champ des possibles dans l’accès effectif aux espaces pour des motivations plus hédoniques que lorsqu’il fallait jongler entre charges familiales et exigences professionnelles. Elle laisse du temps pour sortir de chez soi, aller flâner en ville, parcourir les promenades de bord de mer afin de pratiquer des activités physiques (courir, marcher), se détendre sur un banc, consommer à une terrasse de café ou fréquenter une boutique ou une galerie (certaines parties des promenades sont bel et bien aussi des rues dédiées à la consommation). Si l’objectif de ces pratiques n’est pas toujours expressément celui des sociabilités, elles présentent néanmoins des opportunités de rencontres : « On peut s’arrêter, on peut rencontrer des amis, on peut aller prendre un café, une tasse de thé à la thalasso… c’est selon les rencontres » (C., 66 ans). Pour celles qui ont été très accaparées par leurs activités professionnelles, la retraite est tout sauf retrait. Au contraire, elle autorise à l’envi la présence plus ou moins active ou oisive sur un espace de déambulation dont la fonction la plus explicite est de longer la mer mais qui, on l’a vu, est un espace-ressource pour la citadinité. Toutefois, ces gains de liberté lors du passage à la retraite ne sont pas identiques d’une femme à l’autre. Ils sont en effet intimement liés au capital économique.

Pour certaines, la retraite, la sienne ou celle du conjoint, s’accompagne d’une mobilité résidentielle vers un nouveau lieu de vie, par exemple pour rejoindre un ancien lieu de vacances ou s’installer dans ce qui était la résidence secondaire : « On venait toujours en vacances à Dinard. Mais là, à un moment donné on se pose, à la retraite, et on a choisi d’habiter définitivement Dinard. » (D., 62 ans). La pratique de la promenade rendue possible par la mobilité résidentielle vers une commune littorale répond à la volonté de rompre avec le mode de vie antérieur et de vivre une nouvelle vie. La marche à pied prend notamment une importance considérable pour les femmes qui ont précédemment beaucoup utilisé leur voiture pour le travail, la prise en charge des enfants, l’entretien du foyer : « On fait tout à pied. […] On marche, beaucoup. […] J’ai tellement conduit jusque là, jusqu’à il y a deux ans, en ce moment j’ai envie de faire un break » (D., jeune retraitée et mariée à un ancien directeur d’entreprise). Les niveaux des prix de l’immobilier et des logements dans les communes littorales où l’intense touristification favorise la spéculation immobilière rendent de telles mobilités résidentielles inenvisageables pour les femmes aux revenus modestes. Parmi celles-ci, seules celles qui résidaient déjà en bord de mer peuvent tirer parti de la libération des contraintes professionnelles et familiales pour occuper pleinement, si elles le désirent, les espaces urbains dont les promenades balnéaires. Mais c’est alors plus l’absence de coût de la marche à pied que l’argument de la liberté enfin acquise qui est mis en avant.

L’affirmation du droit à la liberté et au désir de nouveaux espaces serait-elle donc un privilège ? Sans doute puisque l’accessibilité au bord de mer peut être difficile pour les femmes qui, bien que résidant dans une commune littorale, ne disposent pas d’une voiture et encore moins des moyens nécessaires pour habiter au plus près de la promenade balnéaire : les prix des logements atteignent des records en front de mer, vitrine des stations balnéaires en quête d’attractivité et de renommée, haut-lieu de spéculation pour la production immobilière dite de luxe ou de prestige ! Ces femmes dépendent alors de la solidarité ou des transports en commun. Ces derniers, lorsqu’ils existent, suscitent des avis contrastés de la part des femmes âgées enquêtées. Certaines femmes maîtrisent parfaitement les réseaux et dessertes : « Avec la voiture vous êtes obligée de la laisser là et de revenir sur vos pas, tandis que le bus vous pouvez descendre là et le reprendre à l’extrémité. Quand on est seule, c’est bien, on ne fait pas deux fois le même parcours. Et là quand je vais à Guidel-Plage, c’est pareil, je prends le 60, je m’arrête à Guidel-Plage, je descends vers le Fort-Bloqué, je reprends le 30 pour remonter à Lorient. » (Y., 83 ans). D’autres au contraire insistent sur les limites qu’imposent les horaires et les lieux de desserte : « On prend la voiture quand il faut aller loin, où il n’y a pas d’arrêt de bus, ou le soir quand il n’y a pas de bus » (L., 66 ans).

Les inégalités socio-économiques introduisent donc des différences entre les femmes âgées pour tirer parti des possibilités qu’apporte le passage à la retraite. La retraite ne débouche sur un renforcement de l’appropriation des espaces de bord de mer que pour celles qui en ont les moyens matériels.

3.2 Quand les normes de genre structurent les temporalités des pratiques

D’autres différences entre femmes sont inhérentes au poids des normes de genre. Les écarts dans la fréquentation des promenades de bord de mer entre le matin et l’après-midi sont nets. Bien que le sex ratio soit à l’avantage des femmes pour toutes les périodes d’observation (1,4 en moyenne), c’est l’après-midi que la surreprésentation des femmes est la plus marquée (sex ratio de 1,6 contre 1,2 le matin) (tableau 2). Ce n’est pas seulement la météo mais aussi les habitudes de répartition des rôles sexués au sein des couples, y compris lorsque le conjoint n’est plus là, qui déterminent les temps et rythmes de présence sur les promenades de bord de mer. Ainsi, « le matin c’est quasiment que des messieurs ! » [8] signifie surtout que beaucoup de femmes n’envisagent pas de venir sur ces espaces le matin (la moitié des femmes enquêtées ont déclaré ne jamais venir le matin) et qu’elles s’en excluent. L’espace conçu dépend des normes ambiantes, et en l’occurrence de ce qui est pensé comme inconcevable : le matin, il faut d’abord vaquer aux tâches ménagères ou au « train-train de femme d’intérieur » pour reprendre le propos d’une femme qui ne vient sur la promenade que l’après-midi. L’une des femmes âgées interrogées dit même rester chez elle le matin « pour que mon mari trouve une bonne table quand il revient de sa promenade » [9] .

L’appropriation des promenades de bord de mer se fait donc largement dans un entre soi féminin assez marqué qui, certes, peut être une conquête après la tranche de vie dominée par les obligations professionnelles mais qui n’est pas une rupture avec les obligations familiales et conjugales, et cela perdure même après le décès du conjoint.

Tableau 2 : Sex ratio selon les périodes d’observation (femmes âgées / hommes âgés)

Tableau 2 : Sex ratio selon les périodes d’observation (femmes âgées / hommes âgés)
Bigo M., 2013. Source : enquête 2011-2012

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3.3 De l’appropriation à la participation : aller sur la promenade pour rencontrer des gens

Après avoir présenté quelques éléments relatifs à l’appropriation des promenades balnéaires par les femmes âgées, ce dernier temps de l’article porte plus sur le sens donné aux pratiques des promenades balnéaires et aux inégalités en matière de participation qui découlent de la situation familiale. Cela n’est bien évidemment qu’un élément parmi d’autres et qu’il faut combiner avec la situation socio-économique et les parcours de vie pour comprendre la diversité des manières de s’approprier la ville et les promenades balnéaires.

La solitude est une problématique de taille dans les questionnements relatifs au droit à la ville des personnes âgées. Avec l’avancée en âge, la part des femmes vivant seules augmente puisqu’aux célibataires et divorcées s’ajoutent les veuves. Pour celles qui cherchent à rompre leur solitude, la promenade de bord de mer est un espace propice aux rencontres qui donnent un sens à la pratique de la ville : « C’est pour ça qu’on sort, c’est pour voir du monde ! [...] Si je sors et que je ne rencontre personne, c’est moins agréable » (B., 77 ans) ; « On rencontre des gens, on se dit bonjour, c’est très sympathique [...] on bavarde, ou on marche un peu ensemble » (D., 76 ans). Ces rencontres permettent de limiter les moments de solitude, et surtout de créer du lien pour maintenir des formes de socialisation. Le droit à la ville se conjugue ici au droit à continuer à exister avec les autres, à faire partie du monde malgré la perte des proches et la remise en cause des rôles sociaux suite au départ des enfants, à l’absence des petits-enfants pendant les vacances, au décès du conjoint. La rencontre et les temps d’échanges avec d’autres personnes font exister et être encore au monde : « Tout seul, faut rencontrer, faut parler […] si y a quelqu’un à côté de moi, je m’assois et on parle. […] c’est le but, j’dis ‘faut pas être seule, faut avoir des contacts’ sinon la vie est monotone. » (H., 73 ans). La promenade est donc un espace ressource pour la rencontre et les sociabilités dans l’anonymat, caractéristiques de l’espace public, mais aussi une occasion de retrouvailles avec « les copines », de façon plus ou moins prévisible. La rencontre sur la promenade est une opportunité pour un moment de connivence, de solidarité entre femmes seules, une soupape face au « grand vide, le soir » :

Alors soit on s’arrête un peu, soit on fait juste un coucou de la main mais c’est un p’tit signe quoi, un truc, c’est un fil de plus dans la journée. Puis quelques fois ça fait plaisir de rencontrer quelqu’un qu’on n’a pas vu depuis longtemps, ça fait plaisir de se dire « tiens là elle est un peu comme ça, j’ai l’impression que ça va lui faire du bien si on bavarde trois minutes ». Vous voyez c’est très important. (M., 80 ans)

Pour les femmes qui vivent encore en couple, la pratique de la promenade n’a pas la même signification selon les moments de la semaine : les temps amicaux de promenades entre copines pendant la semaine succèdent aux temps conjugaux des sorties dominicales (cf. tableau 2 qui indique un moindre déséquilibre du sex ratio pour les observations réalisées en fin de semaine). Surtout, elles n’expriment pas avec la même intensité que les femmes seules et plus âgées la nécessité de venir sur la promenade pour interagir avec d’autres personnes. D., 62 ans, s’en rend bien compte :

Je rencontre des dames qui vont se promener pour rencontrer du monde. Et qui nous le disent. Elles disent ‘on sort pour rencontrer du monde’. Je crois que c’est parce qu’en fait on est encore en couple, par rapport à d’autres personnes qui sont seules, c’est différent.

Indirectement, cette femme pose bien les difficultés pour les femmes âgées à garder prise, à s’approprier la ville via l’investissement des promenades balnéaires, à participer à la vie urbaine, et donc à préserver leur droit à la ville.

Conclusion

Lefebvre est une, si ce n’est la, référence incontournable pour la recherche urbaine critique (Gintrac, 2015). Les chercheurs sont amenés à s’interroger sur la banalisation du concept de droit à la ville et la généralisation de son usage en tant qu’étendard dans des politiques urbaines qui n’assurent ce droit à la ville que pour une partie des citadin.e.s. Les espaces urbains sont en effet d’abord pensés pour des adultes, mobiles, ayant les moyens de consommer. Pour rappeler la portée critique du droit à la ville tout en défendant l’idée qu’il ne faut pas le penser uniquement sous l’angle des rapports sociaux de classe, nous avons utilisé une petite lorgnette : les pratiques des promenades de bord de mer par les femmes âgées dans deux stations balnéaires de Bretagne.

Les résultats du travail de terrain ont été réinterprétés sous l’angle de l’appropriation de l’espace et de la participation, c’est-à-dire des deux conditions du droit à la ville. Il appert que les promenades de bord de mer sont des espaces favorables à l’adaptation des pratiques spatiales. Plus que d’autres espaces publics et d’autres types de rues, elles permettent de garder prise dans la ville et la société tout en étant des lieux de repli quand les femmes considèrent qu’est venu le temps de ne plus aller s’exposer sur la plage.

Cependant toutes les femmes ne bénéficient pas également des possibilités de maintien de la citadinité par les pratiques des promenades de bord de mer car les effets de l’âge sur les capacités corporelles se combinent avec d’autres critères de différenciation. Les dotations en capital économique jouent pleinement en faveur de celles qui peuvent effectuer une mobilité résidentielle vers les stations balnéaires, voire choisir un logement au plus près de la mer, et qui sont autonomes dans leurs déplacements. Toutes ne tirent pas le même profit de la réduction des contraintes temporelles et de l’accroissement du temps pour soi qu’apportent la retraite et le départ des enfants, d’autant qu’aux écarts de dotation en capital économique s’ajoute le poids des contraintes de genre. L’espace-temps conçu pour la pratique des promenades se limite souvent à l’après-midi, dans un entre-soi largement féminin. Cependant, même temporellement limité par des normes inhérentes aux rapports sociaux de sexe et à la répartition des rôles, l’accès à la promenade offre la possibilité d’être de la ville, notamment pour celles qui sont seules et qui viennent s’y créer des occasions de rencontres.

Malgré l’étroitesse de la lorgnette, le texte a une portée générale, d’abord parce que le vieillissement est devenu un enjeu social majeur ; ensuite parce qu’il montre que le droit à la ville dans une perspective radicale ne doit pas être restreint au dévoilement des effets de l’économie capitaliste et à la seule prise en considération des rapports sociaux de classe, même si ceux-ci ne peuvent être ignorés — ne serait-ce que parce que dans le contexte actuel de globalisation néolibérale peu d’aspects de la vie échappent aux logiques du marché — ; enfin parce qu’il redonne à l’espace perçu toute son importance en rappelant que le droit à la ville commence par l’accès à la ville, à ses aménités et ses espaces de centralité. Les promenades de bord de mer sont l’archétype de la rue en tant qu’espaces favorables au droit à la ville. Les observations faites à Dinard et Larmor-Plage doivent inviter à réfléchir à l’aménagement de tout espace urbain pour préserver les possibilités d’appropriation des espaces publics par les personnes vieillissantes, puisque c’est une condition sine qua non du droit à la ville dont l’effectivité ne se comprend qu’en prenant en considération les rapports sociaux de toute nature, y compris ceux liés aux corps.