Volume 53, numéro 1, 2024 Le poème en 1924. Aux marges du surréalisme Sous la direction de Arnaud Bernadet
Sommaire (13 articles)
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Voix oubliées, voix décentrées : lire le poème en 1924
Arnaud Bernadet
p. 7–21
RésuméFR :
Dans l’histoire de la poésie d’expression française, l’année 1924 constitue un incontestable tournant symbolique, marqué par la publication du Manifeste du surréalisme. L’objectif des huit études réunies dans ce numéro est de montrer que 1924 ne se limite pas toutefois au moment avant-gardiste et compte de nombreuses voix décentrées qui se tiennent à distance critique du mouvement d’André Breton.
EN :
1924 represents an undeniable symbolic turning point in the history of French-language poetry, marked with the publication of the Surrealist Manifesto. The aim of the eight essays collected in this issue is however to show that 1924 is not solely defined by this avant-garde moment and includes numerous decentered voices that maintain a critical distance from André Breton’s movement.
Études
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Anthologie de la nouvelle poésie française de Kra : défense et illustration de la diversité formelle de la modernité
Anne Reverseau
p. 25–40
RésuméFR :
Cet article se penche sur la célèbre Anthologie de la nouvelle poésie française, établie et publiée par Philippe Soupault, avec la collaboration de Léon Pierre-Quint, Francis Gérard et Mathias Lübeck aux éditions Le Sagittaire / Simon Kra dans la collection « Documents » en 1924. Il s’intéresse aux choix des textes qui ont été faits et notamment à la façon dont les textes critiques, la préface, mais surtout les notices de présentation de chaque auteur, rendent compte d’une grande diversité formelle. Il insiste sur la volonté de rassemblement de l’ouvrage l’année même où se creuse en France le fossé entre la poésie moderniste et la constellation surréaliste.
EN :
This article examines the famous Anthologie de la nouvelle poésie française [Anthology of New French Poetry], compiled by Philippe Soupault, with the help of Léon Pierre-Quint, Francis Gérard, and Mathias Lübeck, and published by Le Sagittaire / Simon Kra in the « Documents » series in 1924. It focuses on the selection of the texts, particularly on how the critical texts, the preface, and especially the introductory notes for each author reflect a great formal diversity. The article emphasizes the anthology’s intent to consolidate diverse poetic forms in a year when the divide between modernist poetry and Surrealism in France was widening.
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Un reliquaire : les Sept Manifestes dada de 1924
Alexander Dickow
p. 41–59
RésuméFR :
Dans les Sept Manifestes dada de 1924 se révèle l’obsession grandissante de la dimension publicitaire de la parole, et a fortiori de la poésie. Dada dénonce la pulsion publicitaire tout comme il dénonce l’imposture de l’oeuvre d’art, pour lui sans valeur : mais cette dénonciation devient elle-même publicité ; annoncer la vanité de l’art devient art. De même, le recueil dans son ensemble est un reliquaire de vestiges à la fois futiles et précieux ; il exhibe sans cesse ce double statut.
EN :
The Sept Manifestes dada [Seven Dada Manifestos] of 1924 reveal a growing obsession with the advertising dimension of speech, and by extension, of poetry. Dada denounces the advertising impulse just as it denounces the imposture of the work of art, which it considers worthless ; yet this denunciation itself becomes advertising. Proclaiming the vanity of art becomes art itself. Similarly, the collection as a whole is a reliquary of remnants that are both trivial and precious ; it constantly displays this dual status.
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Aux confins du surréalisme, Antonin Artaud…
Olivier Penot-Lacassagne
p. 61–73
RésuméFR :
La publication en septembre 1924 des lettres qu’ont échangées Antonin Artaud et Jacques Rivière, sous le titre Une Correspondance, est saluée par André Breton. Ces lettres proposent une compréhension inédite de la vie psychique et en bousculent les représentations. Mais le déchiffrement d’Artaud est-il proche de l’expérience intérieure surréaliste, qui s’inspire de la psychanalyse freudienne et substitue la distinction du conscient et de l’inconscient à celle du normal et du pathologique ? « L’inconnu » de la Correspondance se confond-il avec la « pensée parlée » ou « l’automatisme psychique pur » du premier Manifeste ? Qu’est-ce que le surréalisme d’Artaud ?
EN :
The publication of an exchange of letters between Antonin Artaud and Jacques Rivière, under the title Une Correspondance [A correspondence] in September 1924, was praised by André Breton. The letters offered a novel understanding of psychic life, challenging conventional representations. But is Artaud’s deciphering akin to the Surrealist inner experience, which draws inspiration from Freudian psychoanalysis and replaces the distinction between conscious and unconscious with that of normal and pathological ? Is the « unknown » of Une Correspondance confused with the « spoken thought » or « pure psychic automatism » of the first Manifesto ? What, then, is Artaud’s surrealism ?
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Spirale de 1924 chez Blaise Cendrars
Claude Leroy
p. 75–89
RésuméFR :
L’année 1924 de Cendrars est marquée par deux événements qui s’enchaînent : la découverte du Brésil durant plus de sept mois et, à son retour en France, l’écriture en six semaines de L’Or, son premier roman. Pendant plus de trente ans, le poète est revenu sur une année devenue pivotale pour interroger le cheminement imprévisible et nécessaire qui conduit de la découverte de son Utopialand à son apprentissage de romancier. Étonnamment nombreux et variés dans son oeuvre, les retours en spirale de l’année 1924 offrent un miroir à sa conception de la modernité et balisent sa recherche du temps perdu.
EN :
For Cendrars, the year 1924 was marked by two consecutive events : the discovery of Brazil where he stayed for seven months and, on his return to France, the writing of L’Or [Sutter’s Gold], his first novel, in six weeks. For more than thirty years, the poet revisited this pivotal year to explore the unpredictable and necessary journey that led from the discovery of his Utopialand to his apprenticeship as a novelist. Incredibly numerous and varied in his works, the spiraling references to 1924 mirror his conception of modernity and map out his search for lost time.
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Toi qui pâlis au nom de Vancouver de Marcel Thiry : trop pâli pour être moderne ? trop dépoli pour ne pas l’être ?
Bertrand Degott
p. 91–107
RésuméFR :
Marcel Thiry (1897-1977) est un écrivain belge d’expression française. Dans son deuxième recueil, quoique inventives et variées, les formes poétiques restent traditionnelles, comme préservées par leur belgitude. Si l’on se rappelle un vers de Thiry, c’est assurément « Toi qui pâlis au nom de Vancouver », éponyme du recueil. Or, Vancouver ne figurant là que comme un « nom », il ne garantit aucune expérience du lieu. Relu à la lumière de l’oeuvre de Thiry et de ses réflexions grammairiennes, le recueil de 1924 permet d’interroger les mouvements qui agitent la tradition lyrique et métrique au début du xxe siècle.
EN :
Marcel Thiry (1897-1977) was a French-speaking Belgian writer. In his second collection, although inventive and varied, the poetic forms remain traditional, as if preserved by their Belgianness. If one of Thiry’s lines comes to mind, it is certainly « Toi qui pâlis au nom de Vancouver [You Who Grow Pale at the Mention of Vancouver] », the eponym of the collection. However, with Vancouver appearing there only as a « name », it guarantees no actual experience of the place. When revisited in light of Thiry’s work and his grammatical reflections, the 1924 collection allows us to question the movements that stir the lyrical and metric traditions at the beginning of the 20th century.
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Pour fêter un contre-don : Mauss et Saint-John Perse
Nelson Charest
p. 109–121
RésuméFR :
Il ne s’agit pas d’offrir à Marcel Mauss le contre-don d’une célébration pour souligner le centenaire de la publication de son Essai sur le don, paru en 1923 et 1924 dans l’Année sociologique. Il s’agit plutôt de montrer que cet essai, qui parle tout autant à l’ethnologie, l’économie et la sociologie, porte non pas sur le geste premier de la générosité gratuite, mais plutôt sur l’obligation de restituer. Et c’est pourquoi Mauss a si brillamment corrigé les égarements de l’Occident, en lui rappelant qu’il avait des obligations envers les peuples qu’il avait spoliés. Et loin de proposer une restitution contrite et avilissante, il entend plutôt lui adjoindre la « fête ». D’où l’idée, sinon la nécessité, de lui offrir un répondant qui, en apparence, lui semble tout à fait opposé, soit un Saint-John Perse tout fraîchement baptisé. Celui qui, la même année, semble vouloir maintenir les codes de l’ancienne civilisation que Mauss veut abattre, en chantant « L’amitié du Prince » qui viendra s’adjoindre à « La gloire des Rois » ; qui publie encore une Anabase qu’on pourrait croire colonisatrice, doit peut-être être lu à rebours. Car c’est, à n’en pas douter, à une célébration que nous convie Saint-John Perse, à ce « don du chant » par lequel il augure, parmi tant de naissances, Anabase. Or ce « don », non seulement confirme une forme de restitution heureuse, mais appelle également, comme Ricoeur le note (dans Parcours de la reconnaissance), la modalité et le phrasé poétiques. Et c’est alors avec un véritable regard rétrospectif que nous entendons revenir à l’essai de Mauss, mais pour, peut-être, le déplacer complètement ou, au contraire, le replacer en son lieu propre. Car si cet essai a donné lieu à tant de contestations constructives (celles de Lévinas et de Derrida au premier chef), montrant ainsi sa force intellectuelle, il appert que son apport pour la poésie, toujours entendu en sous-main, semble encore à peine reconnu.
EN :
This is not about offering Marcel Mauss a ceremonial counter-gift to mark the centenary of the publication of his essay Essai sur le don [The Gift] which appeared in the journal of sociology L’Année sociologique in 1923 and 1924. Rather, it is about demonstrating that this essay, which speaks equally to ethnology, economics, and sociology, is not about the initial gesture of gratuitous generosity, but rather about the obligation to reciprocate. This is why Mauss so brilliantly corrected the errors of the West, reminding it that it had obligations toward the peoples it had dispossessed. Far from proposing a contrite and demeaning restitution, he instead intends to add « celebration » to it. Hence the idea, if not the necessity, of offering him a counterpart that, at first glance, seems entirely opposed to him – a freshly baptized Saint-John Perse. The man who, in the same year, seemed to want to uphold the codes of the old civilization that Mauss sought to dismantle, by singing « L’amitié du Prince [The Prince’s Friendship] », which was to be added to « La gloire des Rois [The Glory of Kings] » ; who also published an Anabase [Anabasis] that could be perceived as colonizing, should perhaps be read in reverse. For it is undoubtedly a celebration that Saint-John Perse invites us to, a « gift of song » by which he heralds Anabasis among so many other beginnings. This « gift » not only confirms a form of joyful restitution but also, as Ricoeur notes (in Parcours de la reconnaissance [The Course of Recognition]), calls for poetic modality and phrasing. Thus, it is with a truly retrospective gaze that we intend to return to Mauss’s essay, but perhaps to completely displace it or, conversely, to reposition it in its rightful place. For if this essay has given rise to so many constructive challenges (notably from Lévinas and Derrida), thereby demonstrating its intellectual strength, it appears that its contribution to poetry, always understood implicitly, still seems barely acknowledged.
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Le vers au grand large : de Gangotena à Supervielle
Émilien Sermier
p. 123–138
RésuméFR :
Si l’année 1924 coïncide avec plusieurs débuts littéraires, cet article déploie l’analyse sociopoétique de l’entrée en poésie d’Alfredo Gangotena (1904-1944). Car ce poète équatorien publie alors dans les revues parisiennes de nombreux poèmes en français qui, à l’écart du surréalisme, seront aussitôt remarqués par Jacob, Cocteau, Larbaud, Michaux, Claudel ou Supervielle. Cette étude entend ainsi situer la singularité de ses amples versets dans la production de l’époque, tout en montrant combien ses poèmes activent des parentés avec ceux de Supervielle et de son hétéronyme Guanamiru dans Gravitations.
EN :
While the year 1924 coincides with several literary beginnings, this article explores the sociopoetic analysis of Alfredo Gangotena’s (1904-1944) entry into poetry. This Ecuadorian poet published a number of poems in French in Parisian magazines at the time, which, while distant from Surrealism, were immediately noticed by Jacob, Cocteau, Larbaud, Michaux, Claudel, and Supervielle. This study aims to situate the singularity of his ample verses within the literary production of the period, while also demonstrating how his poems activate connections with those of Supervielle and his heteronym Guanamiru in Gravitations.
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Poésie et profondeurs : « Toucher violemment le fond des choses » : les « Poèmes de Guanamiru » (Gravitations) de Jules Supervielle
Sophie Fischbach
p. 139–155
RésuméFR :
Les « Poèmes de Guanamiru » de Supervielle, recueillis dans Gravitations en 1925, témoignent d’une pratique singulière du poème : sous couvert de Guanamiru, le héros du roman de L’Homme de la pampa devenu double du sujet poétique, advient une écriture éruptive, nourrie de la lecture de Lautréamont et favorisée par la rencontre avec Henri Michaux. Fondée sur une conception spécifique de l’opacité et de la profondeur, elle se situe fermement à l’écart du surréalisme.
EN :
Supervielle’s « Poèmes de Guanamiru [Poems of Guanamiru] » featured in the collection Gravitations (1925), reflect a unique approach to poetry : under the guise of Guanamiru, the hero of the novel L’Homme de la pampa [The Man of the Pampas], who becomes a double for the poetic subject, an eruptive style of writing emerges, nourished by the reading of Lautréamont and fostered by the encounter with Henri Michaux. Based on a specific conception of opacity and depth, it stands firmly apart from Surrealism.
Analyses
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Fonctions de l’énonciation poétique dans Mahmoud ou la montée des eaux (2021) d’Antoine Wauters
Fatima Zohra Rghioui, Cassandre Heyraud et Camilo Balaguera
p. 159–173
RésuméFR :
Nous nous proposons, dans cet article, de nous intéresser aux fonctions de l’énonciation poétique dans Mahmoud ou la montée des eaux d’Antoine Wauters, oeuvre à la croisée des genres, oscillant entre texte poétique, monologue théâtral et récit autobiographique. Le personnage principal, jadis poète, porte en effet un regard rétrospectif sur sa vie, marquée par la perte et l’errance, en mobilisant des procédés pluriels (« je » subjectif, lyrique, voire élégiaque, disposition en vers libres, insertion de textes littéraires créant un effet de patchwork polyphonique) qui sont autant de media pour permettre au lecteur de réfléchir notamment au rôle et au pouvoir de la poésie et à la place du poète dans la cité.
EN :
In this paper we examine the functions of poetic enunciation in Mahmoud ou la montée des eaux [Mahmoud or the Rise of the Waters], by Antoine Wauters, a work that sits at the crossroads of genres, oscillating between poetic text, theatrical monologue, and autobiographical narrative. The main character, once a poet, looks back on his life, marked by loss and wandering, using a variety of devices – a subjective « I », lyrical, even elegiac, free verse arrangement, insertion of literary texts creating a polyphonic patchwork effect – that act as means for allowing the reader to reflect on the role and power of poetry, and the place of the poet in the city.
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Voix et énonciation dans Le Musée des contradictions d’Antoine Wauters
Ismaïl El Jabri, Marie Schaeverbeke et Joana Thanasi
p. 175–188
RésuméFR :
L’article interroge l’énonciation dans Le Musée des contradictions d’Antoine Wauters. Dans cet ouvrage, les genres du roman, de la nouvelle et de la poésie s’allient pour proposer des discours à la fois indépendants et solidaires. Quant aux personnages, piégés dans les paradoxes de leur intériorité et écrasés par une extériorité politique violente, ils voient l’indicible de leur désespoir « exprimé » grâce au pouvoir de la poésie. Ces discours sont donc ceux de monstres marginaux, appartenant à une communauté de marginaux. Nous verrons dans quelle mesure le mélange des genres littéraires ancre l’énonciation à la fois dans l’intimité de l’introspection mais, plus encore, dans celle d’une communauté à définir.
EN :
This paper focuses on enunciation in Antoine Wauters’s Le Musée des contradictions [The Museum of Contradictions]. In this book, the genres of novel, short story, and poetry come together to offer discourses that are both independent and cohesive. The characters, trapped in the paradoxes of their interiority and crushed by a violent political exteriority, feel the unspeakable aspects of their despair « expressed » through the power of poetry. These voices, therefore, belong to marginalized monsters, part of a community of outcasts. We will explore how the blending of literary genres anchors enunciation both in the intimacy of introspection and, more importantly, in the intimacy of a community yet to be defined.
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Modernisme et crise de la représentation dans Aveux non avenus
Desiré Calanni Rindina
p. 189–209
RésuméFR :
Dans Aveux non avenus, à travers une fragmentation narrative et visuelle stratégique, Cahun met en évidence l’impossibilité de la constitution littéraire d’un moi unique et cohérent, ainsi que l’insuffisance des instruments littéraires pour refléter la réalité, tant intérieure qu’extérieure. Sous l’influence des maîtres du soupçon, l’oeuvre traduit la crise de la représentation moderniste, substituant au sujet cartésien unique et cohérent une identité parcellée impossible à saisir.
EN :
In Aveux non avenus [Disavowals or Cancelled Confessions], Cahun highlights – through strategic narrative and visual fragmentation – the impossibility of the literary constitution of a single, coherent self, as well as the inadequacy of literary instruments to reflect reality, whether internal or external. Influenced by the masters of suspicion, the work reflects the modernist crisis of representation, substituting the single, coherent Cartesian subject with a fragmented identity that is impossible to grasp.
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L’art de l’amitié chez Montaigne : une pratique poétique, sociale et utopique de l’écriture
Claude Tuduri
p. 211–224
RésuméFR :
Les Essais façonnent un art de l’amitié inséparable d’une certaine forme d’écriture et de modernité. Il appelle en effet à tempérer la radicalité des appartenances politiques et religieuses. Aimer l’autre comme soi-même, c’est distinguer les dérives violentes des communautarismes d’une relation intersubjective salutaire. À travers la figure de l’ami de prédilection, Étienne de La Boétie, Montaigne peut voir se révéler en lui « la forme entière de l’humaine condition ». À la parole unificatrice de l’amitié succède le deuil de l’autre et le temps de l’écriture. Cependant, avec lui, la relecture de l’histoire collective et individuelle dévoile une « arrière-boutique », la poétique irréductible d’un « je » protéiforme et dialogique capable de résister à la « servitude volontaire » mais aussi à tout scepticisme de l’autre : non plus un ami exclusif, mais des amis, un corps social et utopique.
EN :
Essays shape an art of friendship that is inseparable from a certain form of writing and modernity. Indeed, it calls for tempering the radicalism of political and religious affiliations. To love the other as oneself is to distinguish the violent excesses of communitarianism from a healthy intersubjective relationship. Through the figure of his chosen friend, Étienne de La Boétie, Montaigne sees revealed in him « the entire form of the human condition ». The unifying word of friendship is followed by the mourning of the other and the time of writing. With it, however, the rereading of both collective and individual history reveals a « back room », the irreducible poetics of a protean and dialogical « I » capable of resisting not only « voluntary servitude » but also any skepticism of the other : no longer an exclusive friend, but friends – a social and utopian body.