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Je continue à croire que ce monde n’a pas de sens supérieur. Mais je sais que quelque chose en lui a du sens, et c’est l’homme, parce qu’il est le seul être à exiger d’en avoir[1].

Albert Camus, Lettres à un ami allemand

Il est bien certain que jamais, à aucune époque, les hommes ne furent aussi éloignés de Dieu, aussi contempteurs de la Sainteté qu’il exige, et jamais pourtant la nécessité d’être saints ne fut aussi manifeste[2].

Léon Bloy, Méditations d’un solitaire en 1916

Le problème du mal tient une place considérable dans La Peste, roman d’Albert Camus publié en 1947. Le contexte épidémique engendre le surgissement de ce problème et l’impose avec toute l’évidence de la souffrance subie par Oran. Dans ce qu’il appellera son roman le plus antichrétien[3], Camus substitue « [à] l’ancien régime du mal (homme fautif, Dieu vengeur, monde mauvais) […] un nouveau régime : homme responsable, Dieu silencieux, monde à construire »[4]. Compte tenu de cette substitution, l’étonnement du lecteur relativement à l’idéal de sainteté auquel aspire Jean Tarrou, personnage important qui croit l’humanité laissée à elle-même sous un ciel vacant, ne peut être que légitime. Que devons-nous comprendre de cette improbable alliance dont le personnage souligne lui-même le caractère problématique : « Peut-on être un saint sans Dieu, c’est le seul problème concret que je connaisse aujourd’hui[5] ». La présente étude s’attachera à répondre à la question suivante : comment le texte dessine-t-il le rapport entre sainteté et athéisme de sorte à permettre la conciliation de ces deux termes apparemment contradictoires ? La réponse à cette question permettra de cerner l’importance spécifique de la notion de sainteté dans un contexte athée et de saisir un sens qui eut été perdu si, à l’évocation de cette même sainteté, le texte avait préféré celle d’une forme ou d’une autre d’abnégation ou d’héroïsme. Avant toute chose, nous présenterons ce que la recherche a pu dire du thème de la sainteté sans Dieu dans La Peste. Ensuite, pour comprendre comment une sainteté sans Dieu fait sens, il faudra d’abord mettre en évidence les motifs traditionnels de la sainteté, cristallisés par le personnage de Tarrou, en privilégiant la dimension hagiographique du récit que ce dernier fait de sa propre vie à l’occasion d’un échange avec Rieux. Après avoir explicité les éléments textuels permettant de rapprocher Tarrou des saints chrétiens, il s’agira d’exposer le renversement que le texte opère sur des aspects essentiels de la sainteté, sans pour autant dépouiller le projet de Tarrou de son caractère sacré. En d’autres mots, nous montrerons comment la sainteté survit à l’absence de Dieu, notamment en lui substituant l’être humain, fondant ainsi une sainteté humaniste (dont les caractéristiques ne manqueront pas d’être définies). Puis, nous verrons comment la place que Bernard Rieux ménage à Tarrou dans sa chronique de la peste peut être interprétée comme une forme de sanction laïque pouvant évoquer la sanctification. Enfin, nous verrons en quoi cette sanction n’est pas absolue, en tant qu’elle ne confère pas au personnage de Tarrou une hégémonie morale, puisque le roman érige d’autres modèles de vertus qui ne sauraient être réduits à la sainteté.

Il n’existe à peu près pas d’études sur la sainteté intra-muros, qui se borneraient à La Peste comme le bacille à Oran. Il semble que ce thème soit toujours pris dans un système camusien plus large (moral ou politique), réduit à un élément d’un ensemble. Ainsi, pour peu que l’on s’intéresse à ce que la recherche a pu dire de la sainteté sans Dieu dans La Peste, on se retrouve rapidement en train de lire des études qui cherchent moins à problématiser ce thème dans son contexte romanesque qu’à le situer, à le traiter comme une étape dans l’évolution de la pensée camusienne. Soit qu’on le considère comme un exemple parmi d’autres du rapport ambivalent que Camus entretenait avec la religion chrétienne[6], auquel cas les extraits de La Peste voisineront des passages tirés d’entrevues, de conférences ainsi que d’autres oeuvres dans lesquelles Camus livre son point de vue sur le christianisme (il s’agit alors pour le critique de dégager une cohérence dans le rapport de l’auteur au religieux), soit qu’on le considère comme la représentation romanesque de nombreuses idées développées dans ses écrits philosophiques en général, et dans L’Homme révolté en particulier[7].

Pierre-Henri Simon, par exemple, emboîtant le pas à Roland Barthes pour qui La Peste était l’« acte de fondation d’une morale »[8], voit en Tarrou et Rieux des humanistes[9] et en la sainteté un « instinct altruiste »[10].

Ainsi, si la sainteté est souvent saisie par la critique, c’est toujours par sa prise morale ou politique, et jamais par sa prise esthétique ou générique. Autrement dit, il n’est jamais question d’hagiographie quand on parle de la sainteté dans La Peste. Ce mot, lorsqu’il est mis en rapport avec l’oeuvre de Camus, est plutôt réservé à son dernier recueil de nouvelles, intitulé L’Exil et le royaume[11]. Il semble que vraisemblablement, la dimension hagiographique de La Peste n’ait tout simplement pas intéressé la critique. Nous ne pouvons qu’espérer que cette indifférence ne soit pas due à la futilité de l’entreprise.

C’est peut-être Arnaud Corbic qui, dans Camus et l’homme sans Dieu, propose l’analyse la plus originale du thème de la sainteté sans Dieu chez Camus. Corbic, en se référant au théologien Dietrich Bonhoeffer, tente de montrer que l’esprit anti-chrétien du roman ne s’oppose pas à la Révélation, mais plutôt aux dérives auxquelles elle sert de source. Pour ce faire, il pose une définition du chrétien qui permet la conciliation de l’humanisme / sainteté de Tarrou avec la Révélation. Pour Boenhoffer, nous dit Corbic, être chrétien, ce n’est pas être un homme religieux, mais bien un homme tout court. Il fonde notamment cette définition – qui peut surprendre à juste titre – sur l’idée que « Dieu lui-même s’est révélé en un homme “avec” et “pour-les-autres”, en Jésus[12] ». C’est une certaine abnégation de l’homme, une commisération qui le fait chrétien. Corbic rajoute, pour insister sur le pélagianisme de Boenhoffer, que

le chrétien suit le Christ en devenant radicalement homme, et non pas dans des pratiques religieuses. Dès lors, l’« être chrétien » (Christsein) reçoit de l’incarnation sa signification ultime : c’est être homme, c’est devenir humain au sens plein du mot, et, dans le contexte déshumanisant de la prison et des bombardements où Boenhoffer a vécu, ou celui de la peste chez Camus, le rester[13].

Ce bref tour d’horizon achevé, tâchons d’oublier un peu Camus en nous bornant le plus possible au texte du roman.

Pour mieux cerner le rapport entre sainteté et athéisme, il importe de dégager les différents motifs qui permettent de considérer attentivement la sainteté dans un texte où elle semble n’occuper qu’une place superficielle. La sainteté dans La Peste n’est pas qu’épidermique ; si elle affleure ici et là, en quelques mentions textuelles, elle occupe aussi les profondeurs du texte. C’est en saisissant ces émergences de la sainteté que nous pourrons mettre à jour la dimension hagiographique du texte. Celle-ci se décline d’abord par la caractérisation de Tarrou, auquel sont attribuées certaines des qualités traditionnellement attachées aux saints de l’hagiographie médiévale. La première de ces qualités consiste en une certaine excentricité. Tout comme le saint est « en rupture[14] » défini par sa « marginalité[15] », Tarrou est « singulier » (LP, p. 120), un « intéressant personnage » (LP, p. 29) aux carnets duquel on reconnaît une certaine « bizarrerie » (LP, p. 29), et dans lesquels on peut lire sa « curieuse satisfaction [nous soulignons] de se trouver dans une ville [Oran] aussi laide par elle-même » (LP, p. 29). Une autre des qualités que Tarrou partage avec les saints se manifeste quand il déclare que « la seule chose qui [l]’intéresse, c’est de trouver la paix intérieure » (LP, p. 32), rappelant par cette volonté la béatitude à laquelle aspiraient les saints.

À ces correspondances s’ajoute un autre aspect de la dimension hagiographique du texte : la présence de ce qui pourrait être considéré comme une microhagiographie. En effet, il est remarquable que le seul personnage dont la vie soit racontée, ou du moins dont le passé soit évoqué de manière plus substantielle que n’importe quel autre personnage, soit aussi celui qui érige la sainteté en idéal. Mais ce récit enchâssé ne pourrait-il pas être considéré comme une simple parenthèse biographique ? Peut-être. Mais dans la mesure où il présente plusieurs topoï hagiographiques, ce serait occulter une dimension importante de ce passage que de le réduire à un simple récit au contenu biographique. L’un de ces topoï consiste à intégrer dans la vie du saint une période durant laquelle il « aura été […] un grand pécheur[16] », provoquant ainsi un « renversement de situation oppos[ant] l’avant et l’après, afin de mieux mettre en valeur le triomphe des tentations et la force même de la Grâce[17] ». Or, Tarrou reconnaît justement avoir, par son implication dans des mouvements de lutte politique, « indirectement souscrit à la mort de milliers d’hommes, qu[’il] avai[t] même provoqué cette mort en trouvant bons les actions et les principes qui l’avaient fatalement entraînée » (LP, p. 229). Ainsi, le « bonhomme toujours souriant » (LP, p. 28), avant de tenir la vie pour inviolable, avait toléré le meurtre perpétré au nom de certaines idées. Aussi, ce revirement est marqué par une forme d’humilité qui, sans être tout à fait la même que celle qu’ont pu éprouver les saints, n’en diffère pas essentiellement, à savoir la honte : « [J]’ai honte, honte à mourir d’avoir été, fût-ce de loin, fût-ce dans la bonne volonté, un meurtrier à mon tour » (LP, p. 229). Si la mortification n’est pas physique comme elle l’est parfois chez les saints familiers des pratiques ascétiques, du moins est-elle morale. Rajoutons, et c’est peut-être le topos le plus indissociablement lié aux saints, que Tarrou témoigne par son action d’une grande sollicitude à l’égard des malades. Allant au-devant de la mort dont Rieux l’avertit qu’elle risque à deux chances sur trois de s’abattre sur lui (LP, p. 122), il propose, de son propre chef, d’organiser des brigades sanitaires auxquelles, « naturellement, [il] participer[a] » (LP, p. 117). Or, on ne compte plus les saints qui, bravant la mort, se sont consacrés au soin des lépreux, pestiférés et autres souffrants.

Le dernier terme de cette série de correspondances de topoï est « [l]a rencontre entre deux saints […] autre thème cher à l’hagiographie, donnant lieu à une scène édifiante, à un concours d’humilité réciproque[18] ». Il se manifeste dans un échange entre Rieux et Tarrou, qui sans constituer le suprême degré de la rivalité, évoque néanmoins cette confrontation entre deux modesties dont l’une s’affirme paradoxalement plus grande que l’autre. À Tarrou qui déclare « [j]’essaie d’être un meurtrier innocent. Vous voyez que ce n’est pas une grande ambition » (LP, p. 231), Rieux rétorque : « [J]e me sens plus de solidarité avec les vaincus qu’avec les saints. Je n’ai pas de goût, je crois, pour l’héroïsme et la sainteté. Ce qui m’intéresse, c’est d’être un homme » (LP, p. 232), ce à quoi Tarrou répond : « [N]ous cherchons la même chose, mais je suis moins ambitieux » (LP, p. 232). Ainsi, l’aspiration de Rieux le porte vers un statut qu’il juge subalterne à celui du saint, et Tarrou replonge sous ce simple statut d’homme. Évidemment, Rieux n’aspire pas à la sainteté, ou du moins ne désigne-t-il pas ainsi ce à quoi il aspire. Cela dit, dans la mesure où il fait preuve d’une humilité analogue à celle de Tarrou en rejetant l’exceptionnel et l’unicité connotés par la sainteté, lui préférant l’universalité de la condition d’homme, et que, comme c’est le cas pour Tarrou, ses actions sont commandées par une abnégation totale, Rieux fait un bon « saint de concurrence ».

Si la caractérisation de Tarrou suffit à lui ménager une place dans la galerie du personnage saint en général, certains traits le rattachent à un saint en particulier : Saint-Roch de Montpellier. Ce dernier, nommé à trois reprises dans le texte (LP, p. 88, 142, 203) sans jamais être rapporté à Tarrou, a néanmoins ceci en commun avec lui qu’il est le fils d’un fonctionnaire de la justice : « avocat général » pour Tarrou et magistrat pour Saint-Roch[19]. Mais le lien le plus évident entre ces deux personnages est le soin apporté aux malades. En effet, Saint-Roch est le saint des malades et des pestiférés. Enfin, comme Saint-Roch qui, à la suite du décès de ses parents survenu alors qu’il n’avait pas encore vingt ans, a abandonné sa situation prospère, Tarrou a « connu la pauvreté à dix-huit ans, au sortir de l’aisance[20] », après avoir quitté son foyer. Le saint comme le personnage de Camus ont abandonné une situation matérielle avantageuse pour se lancer dans des pérégrinations marquées par la précarité, et dont le but était de répandre le bien.

Ainsi, la caractérisation de Tarrou, soulignant notamment sa singularité et son abnégation, établit une proximité avec la figure du saint telle que définie par l’hagiographie médiévale. Cela dit, si Tarrou présente certains traits permettant cette analogie, il prend à divers égards le contrepied de la sainteté. La plus grande distinction qui le sépare des saints traditionnels est évidemment l’athéisme, ou du moins la croyance en un Dieu indifférent au sort des hommes qu’il a désertés (mais cette nuance importe peu, la solitude de l’homme étant ici l’essentiel). C’est bien cette distinction qui constitue le point névralgique du présent travail, et qui est à la source de l’apparente contradiction qu’il s’agit ici de résoudre.

L’athéisme pose bien problème quand il est question de sainteté, puisqu’« [à] l’origine, Dieu seul est saint, et ce n’est qu’à partir de cette perfection originelle qu’il devient possible de ratifier la sainteté de tel ou tel destin[21] ». Dès lors que Dieu est délaissé, l’apparente contradiction entre sainteté et athéisme surgit avec toute la force de l’évidence. Si le saint mérite toujours son titre par rapport à Dieu, en rapport de quoi Tarrou mérite-t-il le sien ? En un mot, qu’est-ce qui vient se substituer à Dieu pour le saint laïc ? Il semble que la réponse soit l’homme, faisant ainsi de la sainteté dont il est question dans La Peste un état essentiellement humaniste et anthropocentrique plutôt que théocentrique.

Tarrou manifeste à l’endroit de l’homme une volonté d’entrer en communion qui rappelle le désir des saints de s’imprégner de Dieu. En effet, les deux mots sous les signes desquels il place son rapport à l’homme : la « sympathie » (LP, p. 231) et « la compréhension » (LP, p. 123) en sont un témoignage éloquent. Cette sympathie doit être comprise sous une acception particulière du mot : celle d’une participation à la douleur d’autrui. C’est bien cette commisération, désignée comme « chemin qu’il fa[ut] prendre pour arriver à la paix » (LP, p. 231), qui se donne à lire dans cette déclaration de Tarrou : « [C]’est pourquoi j’ai décidé de me mettre du côté des victimes, en toute occasion » (LP, p. 231). Pour ce qui est de la compréhension, dont il dit qu’elle est sa « morale » (LP, p. 122), elle peut être comprise, à l’aune du refus proféré par Tarrou d’assumer le rôle de juge à l’égard de ceux qui tuent au nom de principes : « Je sais aussi que je ne puis apparemment juger ces autres » (LP, p. 230), comme une indulgence, une tolérance. Ainsi, Tarrou, débonnaire avec les victimes et indulgent envers les bourreaux, rappelle les saints qui non seulement exaltaient la faiblesse en se vouant par exemple au soin des souffrants, mais allaient, conformément à leur miséricorde extrême qui émulait celle de Dieu, jusqu’à pardonner à leurs bourreaux, ceux-là mêmes qui ont assumé à l’égard de leur vie le rôle de juge.

Pour mieux comprendre l’engagement de Tarrou envers l’humanité, il faut s’intéresser à la conversion, thème incontournable de l’hagiographie. Festugière décrit cette conversion de la manière suivante : « Il s’est produit quelque chose d’inattendu, d’imprévisible, Dieu a parlé. Il s’est fait connaître à l’homme par une sorte de révélation directe[22] ». Pour Tarrou, cette chose inattendue et imprévisible, c’est le procès auquel l’invite son père. Lui qui n’avait de « ce qui se passait dans un tribunal […] qu’une idée fort abstraite et qui ne [l]e gênait pas » (LP, p. 226), subit un bouleversement radical en assistant à ce procès. Que ce soit véritablement ce procès qui soit à l’origine d’une révolution de principe, cela est corroboré par la répétition de l’indice temporel « À partir de ce moment-là […] À partir de ce moment-là » (LP, p. 227), qui ancre la conversion dans le temps.

Mais quel était ce procès ? Ce dernier mettait sur le banc de l’accusé un homme condamné à mort. Ce qui est remarquable dans ce passage, et qui d’ailleurs s’inscrit toujours dans la logique de conversion caractérisant la sainteté chrétienne, c’est la place qu’y occupe la révélation. En effet, ce qui se révèle à Tarrou n’est pas Dieu, ce qu’il contemple n’est pas la Grâce, c’est l’homme, dont il dit qu’il n’a eu « d’yeux que pour lui » (LP, p. 226). Cette fixation du regard qui s’abîme dans l’objet de la contemplation, par un passage de l’abstraction (rappelons que Tarrou n’avait qu’une conception abstraite des procès) à la concrétude, lui « révèle » véritablement l’homme qu’il voit. Tarrou déclare : « Mais moi, je m’en aperçois brusquement, alors que, jusqu’ici, je n’avais pensé qu’à travers la catégorie commode d’inculpé » (LP, p. 226). Ainsi, tout est comme si la lentille d’abstraction possédant la vertu de ne laisser passer à l’oeil que la culpabilité en retenant l’humanité était « brusquement » retirée. Tarrou ne voit plus « à travers » quoi que ce soit, il voit directement ; l’humanité lui est révélée dans tout ce qu’elle a de vulnérable et d’insignifiant. L’homme est rendu à lui-même lorsque l’artifice du langage est dissipé par l’expérience sensible. Cette révélation est marquée par la multiplication de détails mineurs relatifs au coupable : « Le noeud de sa cravate ne s’ajustait pas exactement à l’angle du col. Il se rongeait les ongles d’une seule main, la droite » (LP, p. 226). Cette hypotypose rend vivant et réel ce que le signe de « d’inculpé » laisse inerte. Tarrou termine même sa description par « vous [Rieux] avez compris qu’il était vivant » (LP, p. 226). Ainsi, c’est la vie au sein de l’homme qui frappe Tarrou comme c’est Dieu qui transporte le saint. L’importance de la vie est encore accentuée par ce pléonasme, qui sert ici de figure d’insistance : « [J]e sentais qu’on voulait tuer cet homme vivant » (LP, p. 226). Ainsi, cette qualité implicite à tout individu qu’on désire tuer, qui est celle d’être vivant, est dévoilée, révélée par ce pléonasme. C’est ici que le principe fondant la sainteté à laquelle Tarrou aspire se manifeste pleinement : la vie humaine. Ce qui est sacré, inviolable, c’est cette vie. Si « tuer un homme vivant » n’est pas une simple tautologie, mais une réaffirmation du respect absolu dû à la vie humaine, c’est que l’abjection du meurtre est si terrible qu’elle ne semble pouvoir se justifier que par l’oubli de ce qu’un homme tué était un homme vivant. Comme si le meurtre ne pouvait qu’être injustifiable dès qu’on rappelait à son auteur la vie qui habite la victime.

C’est bien cette vérité humaniste, celle de la valeur sacro-sainte de la vie humaine, qui se substitue à Dieu dans la sainteté laïque de Tarrou. Cette vérité est révélée non pas à la vue de Dieu, mais à celle d’un être humain dont la vie apparaît avec toute l’évidence du respect qui lui est dû. De plus, cette vérité occupe relativement à la rationalité un statut épistémologique analogue à celui, divin, qui hiérarchise la connaissance chez les saints.

Ce statut est avant tout caractérisé par une dévalorisation du raisonnement, susceptible d’être fallacieux et trompeur. Le père de Tarrou, avocat appelant à la mort de l’accusé, est décrit comme ayant une « bouche [qui] grouillait de phrases immenses, qui, sans arrêt, en sortaient comme des serpents » (LP, p. 226). Ainsi, la parole, en ce qu’elle a de rhétorique (l’avocat voulant convaincre), est assimilée au serpent, animal fortement connoté par la fourberie, et qui, est-il besoin de le rappeler, en tentant Adam et Ève, perdit le genre humain. Il n’est pas indifférent que l’animal dont la perfidie causa la Chute soit assimilé aux paroles voulant provoquer la mort. Aussi, quand Tarrou exprime ses scrupules à ceux au côté desquels il a mené des luttes politiques en Europe, ceux-ci lui « disaient qu’il fallait réfléchir à ce qui était en jeu et ils [lui] donnaient des raisons » (LP, p. 229). La réflexion, la rationalité et l’argumentation servent toutes à justifier la violation de ce que Tarrou-saint tient pour sacré, à savoir la vie.

Le régime épistémique dans lequel s’inscrit la révélation vécue par Tarrou est celui de l’expérience. En effet, le personnage de Camus comprend d’abord l’abjection du meurtre en assistant au procès. Mais ce procès n’engendre que le projet d’abolir la peine de mort, projet dont la réalisation s’accommodera du meurtre, jugé comme moyen nécessaire. Ainsi, la conversion de Tarrou n’est pas complète après le procès. Ce qui détermine définitivement sa trajectoire, c’est l’expérience qu’il fait d’une exécution en tant qu’observateur. Cette expérience, comme avec le condamné, le tire de l’édulcoration de l’abstraction pour le jeter dans la brutalité du sensible. En effet, Tarrou réfute la fidélité des représentations graphiques des exécutions telles qu’elles figurent dans « [les] estampes et [les] livres » (LP, p. 228) pour y substituer un témoignage de première main. Sa description se fait d’ailleurs par le biais d’une structure anaphorique interrogative qui martèle le même « Savez-vous que […] Savez-vous que […] Savez-vous que » (LP, p. 228), comme si la présence à l’exécution permettait l’acquisition d’un savoir, mais d’un savoir insensible à toutes les raisons, qui transcende le plan rationnel de la pensée. La valorisation d’un savoir cataleptique relatif à la valeur de la vie humaine ainsi que la dévalorisation d’un savoir réflexif permettant de pondérer cette valeur au nom de principes, trouvent leur expression la plus claire dans le passage suivant : « Mon [Tarrou] affaire à moi, en tout cas, ce n’était pas le raisonnement. C’était le hibou roux [le condamné] […] Mon affaire, c’était le trou dans la poitrine [du fusillé] » (LP, p. 229). Ainsi, « l’affaire » de Tarrou, c’est le sensible, la concrétude de la douleur subie par l’homme. Nous retrouvons ici la sympathie qu’il tient comme sentier vers la paix, qui le rapproche de la douleur des victimes et désarme le discours des bourreaux. Ainsi, dans La Peste, « [é]rigée contre la thématique de l’Apocalypse, la vie du Saint se mue en hymne à la vie et non à la grandeur de Dieu[23] ».

Ce phénomène correspond d’ailleurs à ce qu’Aude Bonnord observe dans son étude sur les hagiographies du XXe siècle : « Nos auteurs discréditent plus largement le savoir rationnel et élitiste au profit d’une connaissance du coeur qui habite des figures modestes[24] », et qui peut être rapporté à un passage de la célèbre Imitation de Jésus-Christ de Thomas de Kempis ; « [q]uand j’aurais toute la science du monde, si je n’ai pas la charité, à quoi cela me servirait-il devant Dieu, qui me jugera sur mes oeuvres[25] ». Ainsi, Tarrou s’inscrit parfaitement dans cette logique de la compassion en poursuivant une sainteté « opposant l’empathie à la spéculation intellectuelle pour appréhender le monde »[26].

Nous avons vu que la sainteté de Tarrou substituait à Dieu la figure centrale de l’être humain. De plus, si le personnage de Camus présente certaines caractéristiques traditionnellement attachées aux saints, celles-ci se sont développées en réponse à une conversion dont l’origine est tout humaine. Vérité révélée du caractère de la vie humaine, commisération et sacrifice au nom de cette vérité ; Tarrou réunit des attributs fondamentaux du saint. Cela dit, reconnaître ces vertus et le principe suprême auquel elles se rapportent, puis déclarer la sainteté laïque de Tarrou, c’est faire abstraction d’un élément essentiel de la sainteté traditionnelle : la canonisation. En effet, la sainteté « tient aussi et surtout – c’est son étymologie même [sanctus] – à la sanction qui la reconnait telle a posteriori[27] ». Mais la sainteté peut-elle être sanctionnée sans Dieu ? Répondre par la positive devient possible dès lors que l’on établit une homologie entre le principe en vertu duquel un saint mérite ce titre et celui en vertu duquel Tarrou devrait mériter le sien. Autrement dit, il faut, pour parler d’une sanctification dans le cas de Tarrou, admettre que l’absolu qui détermine sa conduite (l’humanité en tant qu’elle possède une valeur suprême) puisse tout autant être à l’origine de sa sainteté que Dieu est à la source de celle des chrétiens. Dans chaque cas, c’est ce qui détermine la conduite, et ce à quoi on reconnaît une valeur suprême qui sert d’assises à la reconnaissance de la sainteté.

Le premier problème qu’il faut résoudre, c’est le caractère posthume de la sainteté. Comment un laïc peut-il être saint sans Dieu, et donc sans vie après la mort ? La réponse est simple : il faut être saint de son vivant. C’est ce qui se donne à comprendre de ces mots que Rieux adresse à un Tarrou, agonisant, luttant contre la peste : « Non, dit-il. Pour devenir un saint, il faut vivre. Luttez » (LP, p. 257). Ainsi, la sainteté, si elle est poursuivie pour les hommes, doit s’atteindre parmi eux.

Pour savoir si la canonisation peut trouver une correspondance laïque, il faut rappeler que La Peste est un texte à narration homodiégétique, où celle-ci est assumée par le docteur Rieux. En ceci il constitue un témoignage des évènements qui se sont déroulés à Oran, mais un témoignage ayant résulté d’une sélection des faits, dans la mesure où toute chronique résulte de choix arbitraires. Nous avançons l’hypothèse que si ce témoignage sert d’équivalent laïque au procès de canonisation, c’est un procès au verdict mitigé.

Commençons par voir en quoi le texte se fait l’équivalent d’une canonisation, avant de présenter ce qui l’en détourne.

Si ce sont les hommes qui, au nom de Dieu, jugent de la sainteté chrétienne, il semble approprié que ce soit les hommes qui, au nom de l’humanité, jugent la sainteté humaniste. Or, Rieux est cet homme particulier qui témoignera de la sainteté de Tarrou en lui ménageant une place singulière dans sa chronique, celle d’un ami.

Pour comprendre la place de Tarrou dans la chronique, il faut mentionner que le narrateur, dès les premières pages, précise que « [s]a tâche [celle du chroniqueur] est seulement de dire : “Ceci est arrivé”, lorsqu’il sait que ceci est, en effet, arrivé, que ceci a intéressé la vie de tout un peuple, et qu’il y a donc des milliers de témoins qui estimeront dans leur coeur la vérité de ce qui est dit », en ajoutant que son implication « l’autorise à faire oeuvre d’historien » (LP, p. 12-13). Mais il semble que la prétention d’objectivité, à laquelle répond notamment le style sobre de l’écriture[28], soit contredite par la présence de certains passages empreints d’une grande tendresse (pensons à la scène de la nage nocturne).

Aussi, le médecin, la figure antithétique par excellence de tout ce à quoi Tarrou s’oppose (le meurtre, la peste, réelle ou allégorique), celui qui par définition est toujours du côté de la victime, du malade, celui dont la fonction essentielle est de préserver et de sauver la vie, le gardien du temple humain, non seulement lui accorde une place extraordinaire dans sa chronique, mais le reconnaît comme ami. Voilà ce qui peut constituer une reconnaissance analogue à celle que l’Église a pu témoigner aux saints chrétiens. Rappelons aussi que si le texte comporte un caractère hagiographique, de par la parenthèse biographique de Tarrou, c’est bien Rieux qui, dans la diégèse, choisit d’inclure cette même parenthèse. Il est bien l’hagiographe puisqu’il a le dernier mot sur le contenu du texte. Il relaie ainsi la vie, mais aussi les convictions de Tarrou, comme en réponse à l’amnésie qui frappe la ville au retour de l’allégresse, après que la peste ait disparu : « Cottard, Tarrou, ceux et celle que Rieux avait aimés et perdus, tous, morts ou coupables, étaient oubliés » (LP, p. 279). Non seulement Rieux immortalise Tarrou, mais il l’offre en exemple, conférant à sa chronique ce qui caractérise essentiellement toute hagiographie : l’exemplarité. Édifiant, le récit, selon les mots du narrateur, sert à « dire simplement ce qu’on apprend au milieu des fléaux, qu’il y a des hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser » (LP, p. 279). Étant donné tout ce qui vient d’être montré à propos de Tarrou, il semble que cette leçon d’optimisme trouve un de ses principaux éléments en ce dernier. Ici encore, les mots d’Aude Bonord, pour peu que l’on se rappelle le contexte d’après-guerre durant lequel naquit le texte de Camus, s’appliquent parfaitement : « Après la Seconde Guerre mondiale, le saint fut érigé, de manière tout aussi aigüe […] en référence éthique qui permettait d’avoir encore foi en la vie contre l’esprit de catastrophe[29]. »

Aussi, attirons l’attention sur la fonction didactique de la chronique, qui rappelle le régime épistémique de Tarrou (privilégiant l’expérience subjective au détriment du raisonnement), et qui n’eut pas été possible sans les écarts que Rieux prit relativement à l’objectivité.

Malgré tout ce qui précède, il serait imprudent de conclure que La Peste est une réactualisation parfaite du récit hagiographique. Il ne serait pas tout à fait exact de voir entre le roman et les récits de La Légende dorée une homologie exacte avec pour seule exception la substitution de l’humanisme à Dieu. Certes, nous avons montré que le roman empruntait à l’hagiographie nombre de ses topoï, mais contrairement à celle-ci, il présente une alternative au modèle de vertu offert par le saint. Ainsi, s’il y a un saint dans le roman, il y a aussi des médecins. En proposant cet autre type, le roman se détourne de la sanctification pure, en consacrant d’autres engagements moraux. C’est notamment en Rieux que se donne à voir cette alternative, mais pour la comprendre, il faut d’abord s’intéresser au personnage de Rambert.

Incapable de tirer de Rieux les services qui lui permettraient de quitter la ville, face à l’inflexibilité du docteur, le journaliste parisien proteste en disant qu’il n’est « pas d’ici » (LP, p. 83), ce qui lui attire la réponse suivante, toujours aussi ferme : « À partir de maintenant, hélas, vous serez d’ici comme tout le monde » (LP, p. 83). Ici, la qualité d’étranger que revendique Rambert constitue à ses yeux une raison suffisante à ne pas partager le sort des Oranais. Il n’a pas à souffrir pour une ville qui n’est pas la sienne, avec des gens qui ne sont pas les siens. Pour ce qui est de la réponse de Rieux, on peut y lire une métaphorisation du lieu. En effet, qu’est-ce que c’est, dans le contexte de La Peste, qu’être d’ici ? Pour peu que l’on consente à voir dans la peste autre chose qu’un mal physique, l’ici cesse de n’être qu’un lieu concret. Être d’ici, c’est partager la souffrance humaine, c’est n’être pas épargné par cette potentialité à faire le mal décrite par Tarrou.

Cette idée trouve son expression la plus claire plus tard dans le roman, quand Rambert renonce au projet de rejoindre à Paris la femme qu’il aime. Plus sévère envers son propre égoïsme, affirmant qu’« il peut y avoir de la honte à être heureux tout seul » (LP, p. 191), Rambert explique à Rieux et Tarrou : « J’ai toujours pensé que j’étais étranger à cette ville et que je n’avais rien à faire avec vous. Mais maintenant que j’ai vu ce que j’ai vu, je sais que je suis d’ici, que je le veuille ou non. Cette histoire nous concerne tous » (LP, p. 191). À en juger par cette réponse et par l’implication de Rambert dans les formations sanitaires, il apparaît qu’être d’ici signifie être un homme avec les autres. Cette explication est d’autant plus importante qu’elle diverge, dans une certaine mesure, de la perspective de Tarrou. En effet, on peut lire dans le texte :

  • Tarrou fit remarquer que si Rambert voulait partager le malheur des hommes, il n’aurait plus jamais de temps pour le bonheur. Il fallait choisir.

    - Ce n’est pas cela, dit Rambert.

LP, p. 191

La remarque de Tarrou évoque son ambition de sainteté. En effet, nous sentons dans ce point de vue la marge que quitte le saint pour se retrouver parmi les hommes, à partager leur malheur. Il existe un écart. Cette phrase donne à voir un « malheur des hommes » lointain, comme le malheur des employés de bureau ou des victimes de guerre. Ce sont aussi la nécessité du choix ainsi que le sacrifice de son bonheur pour les hommes qui donnent à cette remarque les accents de l’absolu caractérisant la sainteté. Rambert, au contraire, ne considère pas qu’il est en son pouvoir de décider de rejoindre ou non les hommes dans leur souffrance. Plutôt, l’expérience qu’il fait de la peste lui apprend qu’il n’y a pas de choix, que la solidarité dans le malheur s’impose avec toute la force de l’évidence. Ce « nous » que Rambert emploie s’oppose d’ailleurs au binôme « je / les hommes » utilisé par Tarrou dans sa confidence à Rieux. Ainsi, il n’est pas question pour Rambert d’exception ou de sainteté, simplement d’humanité.

Si l’expérience qu’il fait de la peste achève la conversion de Rambert, c’est Rieux qui l’initie. Rieux qui, lui aussi ayant une femme à rejoindre, reste à Oran. C’est après avoir découvert que le médecin se trouve dans une situation analogue à la sienne que Rambert s’implique – d’abord provisoirement, jusqu’à son départ projeté – dans les formations sanitaires. C’est par Tarrou qu’il l’apprend, alors qu’il supposait que les deux hommes « n’[avaient] rien à perdre dans tout cela » (LP, p. 154) :

  • Savez-vous que la femme de Rieux se trouve dans une maison de santé à quelques centaines de kilomètres d’ici ?

    Rambert eut un geste de surprise, mais Tarrou était déjà parti.

    À la première heure, le lendemain, Rambert téléphonait au docteur :

    - Accepteriez-vous que je travaille avec vous jusqu’à ce que j’aie trouvé le moyen de quitter la ville ?

    Il y eut un silence au bout du fil, et puis

    - Oui, Rambert. Je vous remercie.

LP, p. 154

Dans cet extrait, l’épuration du style, la simplicité des dialogues confèrent à la scène sa charge émotionnelle. Pas de déploiement rhétorique ici, d’amples développements sur les états d’âme de Rambert, simplement le constat que Rieux, malgré sa situation, demeure à Oran, en plus de souhaiter sincèrement à Rambert ce que lui-même se refuse : « Vous avez raison, Rambert, tout à fait raison, et pour rien au monde je ne voudrais vous détourner de ce que vous allez faire, qui me paraît juste et bon » (LP, p. 153). Nous comprenons que Rambert a compris. En présence d’une compréhension – rappelons l’importance qu’elle prend pour Tarrou – et d’une sympathie totales, il apprend son métier d’homme.

Clarifions. Lorsque Rieux dit à Rambert qu’« il ne s’agit pas d’héroïsme dans tout cela », (LP, p. 153) mais plutôt « d’honnêteté » et que dans son cas, l’honnêteté « consiste à faire [s]on métier » (LP, p. 153), l’on pourrait se borner à penser au métier de médecin. Seulement, quelques éléments nous poussent vers une autre lecture. D’abord, l’expression « dans tout cela », bien que référant évidemment à la situation de la peste, introduit un indéfini, quelque chose de plus général ou existentiel, que nous aurions tendance à identifier, en resituant La Peste dans le cadre de la pensée camusienne, à la condition humaine. Le « dans tout cela », son caractère de situation, renvoie ainsi au « d’ici » dont il a été question plus tôt. Une autre expression, banale de prime abord, achève de conférer au dialogue ses dimensions existentielles : « mon métier ». Bien sûr, Rieux est médecin, mais étant donné la connotation dont cette fonction se charge (Rieux écrit, dans les dernières lignes du roman, que certains hommes « ne pouvant être des saints et refusant d’admettre les fléaux, s’efforcent cependant d’être des médecins » [LP, p. 279], en faisant référence, bien sûr, à la charge symbolique du médecin plutôt qu’aux années d’études dans lesquelles se lanceraient des hommes au moindre signe de fléau), il est permis de lire dans ce métier qui n’est pas nommé quelque chose de plus grand, la compassion, l’humanisme. Faire son métier, pour Rieux, c’est être un homme, presque au sens où Boenhoffer l’entend, avec et pour les autres.

Pour conclure, nous avons montré que la conciliation entre athéisme et sainteté n’est pas impossible. Le texte l’opère d’abord en assimilant, au moyen de certains motifs hagiographiques, Tarrou aux saints de la tradition chrétienne en général et à Saint-Roch en particulier. Ensuite, nous avons vu que le régime épistémique de Tarrou – celui de la vérité révélée – était analogue à celui des saints chrétiens, et qu’il substituait à Dieu la vie humaine dans ce qu’elle a de sacré. Enfin, nous avons montré que, malgré la dimension hagiographique du roman, il s’en dissociait en ceci qu’il ne reconnaît pas à la sainteté une forme d’hégémonie morale. Il présente, notamment par le personnage de Rieux, des modèles de vertu et d’humanisme alternatifs, capables d’engager des hommes comme Rambert sur la voie de leur métier, celui d’être un homme.