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« La historia no es sitio donde los antagonismos se resuelvan, sino donde se olvidan. Las victorias terrestres no son optimistas síntesis dialécticas, sino trágica desaparición empírica de uno de los términos del antagonismo anterior[2] ».

Nicolás Gómez Dávila, Escolios a un texto implícito

Les grands tournants historiques s’annoncent souvent par une transformation du regard. C’est le cas de la révolution scientifique du xviie siècle, dont les principaux représentants, saisis par ce que Musil appelle une « véritable ivresse de sobriété[3] », ont cessé d’apercevoir le monde d’après le tableau bigarré offert par ses qualités sensibles, pour n’y voir qu’une « nature » constituée par des corps matériels étendus au sein d’un espace homogène et soumis à des lois mathématisables. Il ne s’agissait pas là d’une démarche vouée seulement à s’ajouter à celles des savoirs traditionnels déjà existants, mais de la mise en place d’un régime de vérité visant à devenir l’unique forme de tout savoir en général. On saisit mieux d’ailleurs l’ambition universelle de ce regard lorsqu’on comprend que, pour la tradition inaugurée par Galilée, même les qualités sensibles des corps n’étaient pas à exclure du champ de la nouvelle science au nom de leur statut purement subjectif, et cela parce qu’in fine il était possible de les traduire par un procédé indirect à un langage mathématique relevant d’un monde objectif[4].

Le prolongement de ce processus objectivant du regard à d’autres domaines a connu, entre la fin du xviiie et le début du xixe siècle, deux témoins de choix : Goethe et Hegel. Une anecdote concernant le premier en offre une preuve initiale. Au cours de l’été 1797, Goethe fait une halte à Francfort lors d’un voyage qui doit l’amener en Suisse. De là, il écrit à Schiller une série de lettres consacrées à lui raconter ses impressions sur l’état actuel de sa ville natale. Un détail en particulier retient son attention : le 16 août, il informe son destinataire sur la manière dont des hommes entreprenants ont réussi à faire de l’ancienne maison de son grand-père – « un ancien écoutète de Francfort[5] » – un prospère lieu de commerce. Et Goethe d’ajouter que même après les guerres révolutionnaires de 1796, à la suite desquelles il a été partiellement réduit à un tas de décombres, cet espace a vu doubler sa valeur par rapport à ce qui avait été payé par ses propriétaires actuels il y a onze ans. Or si dans cette lettre Goethe se montre enthousiaste à l’égard du dynamisme économique dont font preuve ses concitoyens, il ne notera pas moins ceci dans ses carnets de voyage de la même période : « Le Francfortois, pour qui tout est marchandise, ne devrait jamais regarder sa maison autrement que comme une marchandise[6] ». Le reproche implicite dans ses lignes ne saurait être plus cinglant : une fois changé en un lieu de commerce, l’ancien foyer de son grand-père, où l’économique et la vie convergeaient dans l’importance accordée en priorité à sa valeur d’usage, devient aux yeux des habitants de Francfort, même détruit, un espace abstrait dont seul compte sa valeur d’échange.

N’en déplaise pourtant à Goethe, ce type de regard porté sur les objets n’avait rien d’une expérience isolée lors de cette période. À Kant, pour qui l’expérience du monde « ne signifie jamais autre chose que la présence ici d’un chandelier, là d’une tabatière[7] », Hegel répond qu’un chandelier et une tabatière, loin d’être des simples données spatio-temporelles, incarnent la réalisation du concept : leur existence est le résultat d’une modification systématique de la matière rendue possible par l’intellect des artisans. Mais ce qui vaut pour un chandelier ou une tabatière vaut pour tout le reste : dans le monde moderne, aucun objet sensible – le particulier – ne saurait se dérober à l’emprise du concept – le général. Il suffit d’ailleurs de jeter un regard sur l’organisation de la société, de l’État ou de l’économie pour s’en apercevoir : « [L]a pensée a étendu son emprise sur le monde, elle s’était attachée à tout, avait tout examiné, transposé ses formes en tout, tout systématisé[8] ». Pour Hegel, toutefois, cette remarque est davantage qu’un constat empirique : la rationalisation de toutes les activités humaines démontre que la philosophie peut et doit regarder le monde dans son ensemble comme la production et la réalisation du concept, c’est-à-dire de la raison. Mais qu’est-ce que le monde sinon le déploiement de la raison dans le temps ? La tâche la plus élevée de la philosophie consistera donc à envisager l’histoire comme le processus par lequel l’esprit absolu produit un monde de plus en plus en adéquation avec ses concepts grâce à la spiritualisation qu’il opère du sensible.

Ainsi, il sera question dans ces pages de la manière dont Goethe et Hegel ont pris acte de ce nouveau regard porté sur l’histoire, un regard dont la nature abstraite et la visée universelle ont conduit tous les deux à retravailler à nouveaux frais une ancienne figure de style : l’allégorie. Tant dans le Faust II que dans La Raison dans l’histoire, c’est effectivement en termes allégoriques que se dessine un nouveau rapport entre le sensible et le conceptuel dans le domaine historique. Comparer les usages esthétiques et éthiques de l’allégorie qui transparaissent dans ces deux ouvrages peut donc non seulement mettre en évidence le fait que Goethe et Hegel partageaient un ensemble de problématiques – notamment la manière de « produire[9] » l’histoire ainsi que le sens qui devait lui être attribué –, mais surtout s’avérer fécond pour identifier les points communs et les différences entre l’écriture littéraire de l’histoire et celle de la philosophie de l’histoire proprement dite. Il y va, en dernier ressort, de l’évaluation que ces deux auteurs font du progrès historique et, par là, de la Modernité elle-même.

Le Faust de Goethe comme mythe de l’histoire

Le Faust de Goethe peut être interprété comme un « mythe de l’histoire ». Déroutante au premier abord, cette hypothèse de lecture a le mérite de synthétiser l’enjeu de cette oeuvre foisonnante. Avant tout, Faust est une réélaboration du mythe faustien, dont Goethe a pris connaissance à travers un certain nombre de sources allemandes d’abord, puis anglaises[10]. En ce sens, il s’agit d’une oeuvre qui, par le fait de prolonger cette tradition mythico-littéraire remontant au xvie siècle, s’inscrit dans ce processus de réception que Hans Blumenberg nomme « travail sur le mythe[11] ». Or tout en étant liées à un noyau narratif prégnant et relativement fixe, les variations qui constituent le processus de réception d’un mythe en particulier témoignent de l’existence d’un « espace de jeu » (Spielraum) dont dispose chaque auteur au sein de ce processus. C’est précisément cet espace qui, en l’espèce, a permis à Goethe de modifier en profondeur la nature du mythe faustien tel qu’il l’avait connu.

Par rapport aux versions précédentes, en effet, celle de Goethe confère à ce mythe une portée inédite en lien avec une problématique centrale pour la période qui s’étend entre l’essor de l’Aufklärung et l’aube de la révolution industrielle : une fois que l’idée d’un ordre providentiel sanctionné par Dieu s’effondre définitivement, l’enjeu de la pensée n’est plus de prouver la bonté de la création (théodicée), mais de justifier le fait que l’histoire, loin d’être un processus irrationnel, atteste le progrès de la maturité de la raison (anthropodicée). C’est bel et bien cette justification qui constitue l’enjeu du pari conclu au début du Faust I entre le Seigneur et Méphistophélès au sujet de Faust : celui-ci est l’homme hors du commun qui, au nom de l’humanité dans son ensemble, est appelé à justifier la possibilité pour la raison d’être l’instrument de la perfectibilité et du bonheur humains dans l’histoire[12]. Sur ce chemin, on le sait, c’est Méphistophélès, l’esprit de la destruction, qui devra faire office de compagnon. C’est dire que l’existence faustienne se fonde sur une dialectique où la négation et la contradiction sont censées être sources de progrès. Car même si, du point de vue du Seigneur, « le progrès de l’humanité n’est pas forcément linéaire […] il n’en est pas moins incontestable […] puisque la résultante de cette ligne brisée est essentiellement positive. En un mot, l’homme faustien, tout comme l’esprit hégélien, ne progresse pas malgré mais grâce à ses contradictions[13] ». On voit donc bien que, chez Faust, nous avons affaire à une remythisation du mythe faustien sous la forme d’un mythe de l’histoire avec des accents hégéliens.

Pour autant, il est difficile dans la première partie de l’oeuvre de bien mesurer toute l’ampleur de cette remythisation, dès lors que l’action se déroule en grande partie dans le cabinet de Faust et dans le petit village de Marguerite. Si les bases de l’existence faustienne y sont posées, la dialectique sous le signe de laquelle celle-ci se déroule n’est pas encore parvenue à accomplir celui qui est supposé être son but principal : la justification de l’anthropodicée. Ce n’est donc que dans la deuxième partie de l’oeuvre que la problématique anthropologique de base atteint son expression proprement historique. L’action de Faust II se veut ainsi une histoire de l’homme moderne dans différents domaines depuis la Renaissance jusqu’au début de l’ère industrielle, histoire qui trouve chez Faust – et son côté méphistophélique – sa cristallisation la plus radicale.

Ce changement de décor donne lieu à une série de différences formelles et stylistiques importantes par rapport au Faust I. Ces différences ne concernent d’ailleurs pas que la structure générale de la pièce, mais également la manière de dépeindre les personnages : alors que dans la première partie ces derniers possèdent une individualité bien dessinée, dans la deuxième ils apparaissent davantage comme des porteurs de notions générales. Il suffit, pour le constater, de se pencher sur le cas de Faust : comme l’écrit Jochen Schmidt, il est « moins un individu qu’un rôle[14] ». Il en découle non seulement que la personnalité de Faust en tant qu’individu s’est complètement estompée, mais aussi que l’intérêt de Goethe ne porte plus sur les épisodes de la vie d’un personnage. Si l’on tient compte de cette déconstruction de l’individualité dramatique du protagoniste, on est amené à accorder une certaine plausibilité à la thèse proposée par Heinz Schlaffer, selon laquelle une figure rhétorique s’est imposée comme la forme d’expression privilégiée tout au long de Faust II : l’allégorie.

Il est vrai qu’au premier abord cette thèse peut sembler d’autant plus incongrue qu’elle va à l’encontre de ce qui est censé être l’un des principes de la poétique goethéenne : l’opposition entre symbole et allégorie. Développé dans un premier moment à propos des arts figuratifs, ce clivage vise en dernier ressort à établir un critère permettant de distinguer la véritable poésie de ses manifestations inauthentiques. Rappelons l’une de ses formulations les plus connues : « [I]l y a une grande différence selon que le poète cherche le particulier en vue du général ou voit le général dans le particulier. De la première manière naît l’allégorie, où le particulier vaut uniquement en tant qu’exemple du général ; la seconde correspond cependant à la véritable nature de la poésie, elle dit un particulier sans penser à partir du général et l’indiquer[15] ». Dans la mesure où le particulier – le sensible – n’est pour elle qu’un prétexte pour évoquer une abstraction – le concept –, l’allégorie est aux yeux de Goethe une figure transitive, artificielle et utilitaire qui n’interpelle que l’entendement. Le symbole, en revanche, est une image qui, telle qu’elle s’offre à l’imagination dans sa particularité, s’avère un exemple du général, si bien qu’elle est à la fois intransitive, naturelle et désintéressée. En d’autres termes, « le symbole est, l’allégorie signifie ; le premier fait fusionner signifiant et signifié, la seconde les sépare[16] ».

Étant donné ces présupposés poétiques, la question se pose de savoir pourquoi Goethe a pris la décision de privilégier la composition allégorique pour son Faust II. Il va de soi que la volonté de restituer l’allégorie médiévale dans sa dignité théologique ne peut entrer ici en ligne de compte. D’après Schlaffer, la réhabilitation que Goethe accomplit de cette figure dans son oeuvre tardive se fonde plutôt sur la critique que lui-même en avait ébauchée par le passé. Lorsqu’il s’est attelé à la composition de la deuxième partie de l’oeuvre, dans un laps de temps qui s’écoule entre 1825 et 1832, les contours de l’Europe du xixe siècle avaient commencé à prendre une forme plus définie. Que ce soit dans le domaine économique, social ou technique, un nouvel ordre émanant des révolutions bourgeoises s’était mis en place, marquant par là une distance définitive vis-à-vis de l’« ancien monde » qui était encore perceptible dans le village où se déroulait l’action du Faust I. C’est dire que les défauts rédhibitoires que Goethe avait attribués à l’allégorie se sont révélés particulièrement adéquats pour mener à bien un nouveau projet : donner une forme littéraire aux « puissances supra-individuelles » qui façonnent la société bourgeoise du xixe siècle[17]. Particulièrement évidente dans la consolidation du marché organisé autour de l’argent, dans l’intronisation du savoir scientifique et dans l’émergence du complexe technico-industriel, l’emprise de ces « abstractions » sur la société se traduit, d’une part, par la construction d’un monde artificiel où ce que l’on tenait pour naturel est anéanti, et, d’autre part, par la subsomption du monde sensible sous la logique universelle de l’économie, du savoir théorique et de la technique. L’allégorie telle qu’elle avait été décriée par Goethe rendait possible à la fois de représenter et de critiquer ce nouvel état de choses. Voyons pourquoi.

Premièrement, l’allégorie, dans la mesure où elle relie conventionnellement des signes arbitraires, est capable de figurer « la construction d’une forme sociale qui n’est plus naturelle, dont les objets et les rapports sont produits artificiellement par l’être humain[18] ». C’est donc le lien artificiel qu’elle établit entre sa signification littérale et sa signification abstraite, entre sa composante sensible et sa composante conceptuelle, qui rend l’allégorie comparable à un artifice technique pouvant être construit à volonté. Le Faust II met ainsi en scène un monde où ce que le Goethe classique aurait appelé l’« ordre naturel » est devenu une donnée contingente que l’activité humaine se donne pour mission de modifier selon ses propres desseins abstraits[19]. De surcroît, le fonctionnement du domaine économique, social, scientifique, artistique, militaire et industriel est à maintes reprises présenté comme relevant de la magie. Déjà dans le Faust I, Goethe avait tissé le lien entre la magie et l’artifice technique, mais l’artificialité même de l’allégorie permet en l’occurrence de faire coïncider la forme de l’oeuvre avec son contenu. Ainsi, « dans les machines non-fonctionnelles de l’allégorie Goethe atteint une correspondance, et en même temps une déviation, vis-à-vis des formes de production de la modernité technique. Il ne fait pas que produire dans le monde organisé autour de la division du travail, mais il essaye de le comprendre et de le représenter comme un tout[20] ».

En effet, le caractère abstrait de la composition allégorique conduit à négliger les détails spatio-temporels des milieux de vie particuliers, ainsi que les individus qui les habitent, et ce afin de tendre vers l’interprétation intégrale d’une totalité. Voilà pourquoi le Faust II ne se soucie guère de reproduire fidèlement les contextes engendrés par les nouveautés économiques, scientifiques et techniques du xixe siècle et de la Modernité dans son ensemble. Son but est plutôt de représenter les notions et les puissances abstraites qui, dans les Temps modernes, fabriquent et ordonnent le monde sensible. Ce projet mène d’emblée à la dépersonnalisation – ou, ce qui revient au même, à l’objectivation – des personnages : « [L]’allégorie est un discours objectif qui fait exister les sujets en leur assignant des rôles. Ceux-là n’expriment pas l’individualité d’un caractère, mais le caractère distinctif d’une signification (Bedeutung)[21] ». Personnifications dépourvues de psychologie personnelle – ce qui est parfois explicité par le port d’un masque –, les figures allégoriques instaurent un contexte abstrait au sein duquel elles remplissent une fonction spécifique. Cette déconstruction de l’individualité dramatique rend compte de la variété de rôles qu’adoptent Faust et Méphistophélès tout au long du texte.

Par ailleurs, si les descriptions précédentes jettent une lumière sur certaines raisons à l’origine des différences formelles et stylistiques entre le Faust I et le Faust II, elles soulèvent du même coup la question de savoir s’il existe une unité entre les deux. La posture de Schlaffer, nous semble-t-il, débouche sur une réponse négative : assurer que l’objectif de Goethe dans la deuxième partie de l’oeuvre réside uniquement dans la représentation allégorique de la société bourgeoise du xixe siècle revient à affirmer par la même occasion qu’il aurait renoncé aux enjeux anthropologiques – par exemple : les paris du « Prologue dans le ciel » et celui entre Faust et Méphistophélès – qu’il formule dans le premier volet du drame. Mais si la forme et le style du Faust II témoignent du fait que l’intérêt de Goethe s’y porte davantage sur une série de sujets abstraits que sur les épisodes de la vie d’un personnage, ce constat ne doit pas forcément nous amener à conclure qu’il a perdu de vue les problématiques centrales du Faust I. Nous l’avons déjà remarqué : c’est dans la deuxième partie de l’oeuvre que l’interrogation anthropologique de base trouve son expression proprement historique. Voilà pourquoi lire le Faust II comme une allégorie des Temps modernes revient à dire que c’est là que le mythe faustien devient à proprement parler un mythe de l’histoire.

Mythe de l’histoire vs philosophie de l’histoire

Au cas où Schlaffer s’était rallié à cette interprétation, il n’aurait peut-être pas manqué de mettre en relation la composition allégorique de Faust II avec certains aspects de la philosophie de l’histoire de Hegel. Bien que, comme nous le verrons, l’oeuvre de Goethe s’en différencie en n’adoptant pas le schéma d’une téléologie fondée sur la succession du temps chronologique, elle partage tout de même, au moins en principe, un point commun avec la perspective hégélienne : le point de vue abstrait à partir duquel elle « produit » de l’histoire. Dans Die Vernunft in der Geschichte – ouvrage reconstruit à partir des leçons universitaires que Hegel a tenues entre 1822 et 1830, soit à peu près au moment où Goethe rédigeait la deuxième partie de Faust –, on peut lire ce qui suit : « Nous disons d’abord que l’esprit […] est tout à fait individuel, actif, intégralement vivant[22] ». Or si l’esprit existe sous une forme individuelle, il n’est certainement pas un individu en chair et en os, mais plutôt un individu universel qui, il faut le rappeler, n’est pas non plus « une abstraction de la nature humaine[23] ». C’est pourquoi Hegel peut écrire la phrase suivante : « [S]i nous disons que la raison universelle [l’esprit] se réalise dans le monde, nous ne nous référons pas à tel ou tel individu empirique[24] ». Assurément, « l’universel doit se réaliser par le particulier[25] », l’esprit doit donc s’accomplir dans le monde à travers l’histoire des peuples et des individus qui les composent – notamment les « grands hommes » –, mais au moment même où ceux-ci croient poursuivre passionnément leurs intérêts personnels, la raison, rusée, fait qu’ils sont en réalité au service d’une fin supérieure. Il en découle, comme l’explique Michaël Foessel, « qu’une signification ne devient historique qu’à partir du moment où elle excède le jugement de l’individu pour acquérir une dimension universelle[26] ». On voit par là que, chez Hegel, l’écriture de l’histoire se caractérise par l’effacement progressif de tout élément sensible, et ce dans le but d’en dégager une représentation à chaque fois plus pure de la raison. C’est pourquoi d’ailleurs la signification philosophique de l’histoire relève d’un savoir conceptuel absolu : celui de la conscience croissante que l’esprit acquiert dans son mouvement de va-et-vient entre sa temporalisation et le retour à soi. Or la langue de ce savoir n’est la langue de personne en particulier, puisque « le philosophe qui la tient ne fait qu’expliciter en mots l’essence de l’esprit […] ce qu’implique l’effacement du locuteur qui renonce à juger – et même à parler – depuis son point de vue fini[27] ». Il semble donc possible de qualifier d’allégorique le rapport entre, d’une part, les individus et les événements particuliers à travers lesquels l’esprit se réalise, et d’autre part son savoir absolu et la langue objective dans laquelle ce savoir s’exprime. En effet, si « l’individu n’est vrai que dans la mesure où il participe de toutes ses forces à la vie substantielle [de l’esprit][28] », cela signifie que son existence et ses actions particulières ne sont prises en compte par la philosophie de l’histoire que pour autant qu’elles possèdent une dimension universalisable, c’est-à-dire susceptible de fonctionner comme des « allégories » d’un concept universel qui marque une étape dans le progrès graduel de l’esprit vers l’accomplissement et la réintériorisation de sa liberté.

À partir de ces constats, on peut d’ores et déjà établir un premier parallèle entre Hegel et Goethe. En optant pour un discours allégorique qui, par le fait d’objectiver ses personnages et notamment son protagoniste, dépersonnalise l’expression poétique et réclame pour lui un haut degré d’universalité, le Faust II donne une forme imagée aux forces abstraites des Temps modernes. Mais celles-ci ont beau être supra-personnelles, elles n’en sont pas moins pour autant l’oeuvre d’un individu. Ainsi, si dans la deuxième partie de l’oeuvre Faust devient l’allégorie des puissances économiques, théoriques, esthétiques, politiques et techniques qui façonnent la Modernité, ces puissances s’avèrent en dernier ressort l’oeuvre d’un individu universel qui, contrairement à l’esprit hégélien, est une force humaine. Jochen Schmidt a remarqué à ce propos qu’à travers les différents rôles adoptés par Faust au fil du texte, il est possible de percevoir l’élaboration d’un rôle central : « celui de l’être humain autonome […] Cette autonomie caractérise pour Goethe l’homme moderne qui, comme il le disait littéralement, ne s’appuie que sur ses “propres forces”[29] ». Dans le Faust II, c’est donc bel et bien un individu universel libre, et non pas un individu empirique, qui se réalise dans l’histoire. En d’autres termes, Faust devient l’hypostase d’un sujet fictif paradoxal dans lequel convergent le temps de la vie individuelle et le temps de l’histoire.

Les similarités entre l’allégorie goethéenne de l’homme moderne et l’esprit hégélien sont également frappantes. Pour le philosophe allemand, « la substance de l’esprit est la liberté[30] ». Or, l’historicité est inhérente au concept de l’esprit car « réaliser son être est le but que l’esprit universel poursuit dans l’histoire universelle[31] ». Loin donc d’être quelque chose de tout fait, l’esprit est essentiellement le résultat de son activité, de sorte que, étant acte de se faire, il est « mouvement infini, ένέργεια […] qui ne se repose jamais[32] ». L’essence de l’esprit n’existant en principe que sous la forme de son infinie potentialité, son activité historique sert précisément à actualiser son en-soi, c’est-à-dire à le réaliser pour-soi : « son but est de parvenir à la conscience de lui-même, ou, ce qui revient au même, de rendre le monde adéquat à lui-même[33] ». Énergie inépuisable en proie à une inquiétude perpétuelle, essentiellement créateur donc et, par conséquent, inachevé en tant que progressant infiniment, l’esprit est toutefois voué à faire preuve d’insatisfaction vis-à-vis des formes finies dans lesquelles s’incarne sa liberté : « [A]ucune oeuvre – culture, institution, État – n’est susceptible d’arrêter l’action de l’esprit qui recherche la coïncidence avec lui-même, mais ne la trouve nulle part réalisée pleinement dans le monde […] C’est pourquoi il se manifeste en niant – souvent avec violence – les formations spirituelles qu’il avait lui-même engendrées[34]. »

Nous avons affaire dès lors à une potentialité individuelle et autonome qui s’autodétermine dans l’histoire grâce à une activité infinie placée sous le signe d’un mouvement dialectique où la destruction est envisagée comme la condition de possibilité de la création, et dont les résultats lui paraîtront toujours insatisfaisants : voilà une description de l’esprit hégélien qui ressemble à s’y méprendre à la fois au protagoniste de Faust I et à l’existence qu’il mène après avoir scellé son pari avec Méphistophélès. Faust y est effectivement présenté comme un être humain exceptionnel en vertu de son Streben[35] – une énergie transformatrice intarissable – qui, pour être en mesure de se réaliser de façon créatrice dans le monde selon les desseins de sa liberté, nécessite l’action négatrice, voire parfois violente, de Méphistophélès. L’impossibilité de trouver une satisfaction durable dans ses propres créations est également inscrite dès le départ dans l’existence faustienne, comme le prouvent, entre autres, les propos que le protagoniste adresse à Méphistophélès au moment où il spécifie les conditions de leur pari dans la première partie du drame : « Si jamais je m’apaise sur un lit de paresse / Que ce soit fait de moi à l’instant ![36] » (v. 1692-1693). Aussi Faust ne saurait-il concevoir son Streben à partir de ce qu’il lui a permis d’achever dans le présent, mais seulement à partir de ce qu’il lui permettra d’achever dans l’avenir : à ses yeux, chaque nouvelle étape de sa vie contient déjà la possibilité d’être dépassée vers une liberté supérieure. La notion de Streben constitue ainsi un autre chaînon à l’aide duquel nous sommes à même de saisir l’unité sous-jacente aux deux parties de l’oeuvre : alors que dans le Faust I elle est comprise comme le trait marquant d’un individu empirique, dans le Faust II elle devient la substance de l’individu universel qui se réalise dans l’histoire.

Il nous reste à élucider une dernière composante de ce premier rapprochement entre Hegel et Goethe. Pour le philosophe de l’histoire, on l’a vu, le principe de développement interne de l’esprit – son en-soi – est la liberté, dont la concrétisation dans l’histoire « ne se réalise pas d’un seul coup, mais graduellement, par étapes[37] ». Or, « l’aspect changeant que revêt l’esprit dans ses figures toujours nouvelles est essentiellement un progrès[38] », celui-ci se définissant comme la progression de « l’imparfait vers le plus parfait[39] ». L’histoire exprime donc à la fois le progrès de la conscience que l’esprit a de sa liberté et celui de la réalité qu’il produit par cette conscience. Il en ressort que ce « développement se révèle être […] une série de déterminations de plus en plus concrètes de la liberté émanant de son concept même[40] ». La philosophie de l’histoire retrace donc ce que l’on pourrait appeler une épopée historique de l’esprit, où le progrès de chaque époque dépend du degré de conscience que les peuples ont atteint de leur propre liberté telle qu’elle se manifeste dans la forme de leur État. Ainsi, pour donner un exemple schématique, d’après Hegel « un seul » est libre dans le despotisme asiatique, « quelques-uns sont libres » dans la démocratie gréco-romaine, « tous sont libres » dans les régimes politiques des Temps modernes[41]. On voit bien d’ailleurs que cette épopée de l’esprit repose sur « la croyance selon laquelle le temps humain est l’allié de la liberté[42] ».

Tout en étant apparenté à cette philosophie de l’histoire, et tout en travaillant avec des éléments semblables – le sujet universel qui se réalise dans le monde grâce à un mouvement dialectique infini –, le mythe de l’histoire qu’est le Faust II n’est pas une épopée du progrès au sens temporel de Hegel. Au lieu de construire un développement téléologique séquentiel, Goethe élabore un zigzag où différentes périodes – la Renaissance, la Grèce antique, le Moyen Âge, et le début de l’ère industrielle – sont agencées synchroniquement, transformant ainsi l’histoire en une métaphore géographique où « l’ancien » et « le distant » s’avèrent interchangeables. De quoi cette spatialisation de l’histoire est-elle le nom ? Pour y apporter une réponse, rappelons que l’une des conditions ayant rendu possible l’élaboration des philosophies de l’histoire « à la Hegel » a été d’interpréter un état de fait géographique – à savoir la coexistence dans le temps chronologique d’une diversité de cultures avec la civilisation européenne coloniale du xixe siècle – comme la « non contemporanéité du contemporain[43] », c’est-à-dire comme une historicisation téléologique où les peuples non-européens, ainsi que les peuples européens du passé, incarnaient un stade précédent d’un processus dont la figure de proue était l’Europe moderne. En renversant ce schéma par la mise en avant de la « contemporanéité du non-contemporain », en faisant donc de l’histoire une métaphore géographique, Goethe conçoit la réalisation du sujet universel comme la conquête de différents territoires – organisés autour d’un domaine spécifique : l’économie, la science, la politique, l’art, la technique – et, par là, du monde entier. En ce sens, comme le signale Moretti à juste titre, les expéditions géographiques du nouveau Faust – allégorie du sujet autonome moderne – doivent être rattachées à l’affermissement du capitalisme comme « système-monde[44] ». À l’instar des pouvoirs hégémoniques du début de l’ère industrielle, Faust dispose d’une large liberté de manoeuvre grâce à laquelle, par exemple, il est en mesure tantôt de bouleverser en sa faveur une situation concrète – précipiter la décadence de la cour impériale en introduisant l’économie monétaire (acte I) –, tantôt de s’assurer la mainmise sur les éléments naturels – notamment la mer – afin de rendre viable une nouvelle société fondée, entre autres, sur le commerce international (acte V).

On comprend mieux maintenant pourquoi la séquence linéaire de la philosophie de l’histoire hégélienne ne saurait convenir au « texte-monde[45] » qu’est le Faust II. Celui-ci se présente comme une « épopée éclatée » dans la mesure où la totalité qu’il représente trouve précisément son unité dans le mouvement perpétuel du protagoniste d’un territoire à un autre, si bien que ce mouvement s’avère « un signe de sa puissance […] [Le schéma téléologique] est remplacé par la digression perpétuelle de l’exploration. Il y a donc un lien solide entre l’épopée et le pouvoir, lien qui ne prend plus la forme d’un but qu’il faudrait atteindre, car chaque but est ressenti désormais comme un obstacle : une limitation du pouvoir davantage qu’une confirmation de celui-ci[46]. »

Si la substance que l’esprit hégélien est appelé à réaliser dans l’histoire est sa liberté, celle que l’individu universel faustien déploie tout au long de ses expéditions est davantage son pouvoir. À aucun moment ce pouvoir ne s’exerce de façon plus éclatante – à la fois sur l’ordre naturel que sur autrui – que dans le cinquième acte du Faust II, où le protagoniste se donne pour tâche de bâtir une nouvelle société censée être le « chef-d’oeuvre de l’esprit humain ». C’est là également que, par-delà le point de vue abstrait à partir duquel Goethe et Hegel produisent de l’histoire, les différences esthétiques et éthiques dans leur usage de l’allégorie ressortent avec le plus d’acuité.

Le « chef-d’oeuvre de l’esprit humain » : accomplissement de l’histoire ou champ de ruines ?

D’après la téléologie qualitative animant le développement de son Streben, les rôles de « colonisateur » et d’« homme d’État » que Faust assume dans le dernier acte de la pièce constituent l’aboutissement de tous les autres rôles qu’il a adoptés tout au long de la pièce. Du haut du palais édifié au milieu de son « rivage sans limites », Méphistophélès lui rappelle ainsi le début de son entreprise : « À cet endroit, tout a commencé, / Ici s’éleva la première baraque de planches ; / Vers la mer, on creusa d’abord un petit fossé / Où maintenant la rame s’active à faire jaillir l’écume. / Ta haute conception, le zèle des tiens, / Ont reçu la mer et la terre pour prix[47] » (v. 11227-11232). C’est donc grâce à la force de son esprit et à la masse de travailleurs dont il a disposé – « ta haute conception, le zèle des tiens » – que Faust a été à même de vaincre la mer, et, ce faisant, de conquérir une propriété (Eigentum) sur laquelle exercer sa domination (Herrschaft). À ses yeux, toutefois, le pouvoir acquis par ce moyen a été mis au service de l’humanité : selon ses propres mots, sa propriété est un « chef-d’oeuvre de l’esprit humain / Qui a mis en oeuvre ingénieusement / La conquête, pour les populations, d’un large espace habitable[48] » (v. 11248-1150). Le personnage de Philémon – sur lequel nous reviendrons par la suite – fournit au début du cinquième acte des éclaircissements supplémentaires sur la manière dont cet espace a été construit ainsi que sur sa finalité : « D’un seigneur intelligent les serviteurs hardis / Ont creusé des fossés, construit des digues, / Restreint les droits de la mer / Pour être les seigneurs à sa place […] À droite et à gauche s’étale largement / Un espace densément habité[49] » (v. 11091-11094 ; 11105-1106). La rhétorique politique qui commande la teneur de ces propos ne saurait être plus suggestive quant au renversement résultant de la fondation du nouvel ordre social : les « droits » de la « mer dominatrice » (herrische Meer) ont dû céder face au mélange d’intelligence et de travail qui distingue l’activité de l’humanité moderne, de sorte que, à travers la colonisation d’un « espace densément habité », ce sont les serviteurs (Knechte) dans leur totalité – et non seulement Faust – qui sont devenus les seigneurs (Herren) du monde, c’est-à-dire des individus autonomes à part entière. Se dessine ainsi l’image de l’humanité moderne triomphant à la fois de l’ordre naturel et des institutions féodales, si bien que l’État faustien semble recouper le diagnostic de Hegel selon lequel seuls les régimes politiques des Temps modernes reconnaissent que « tous les hommes sont libres ».

Pour autant, l’acte qui est censé mettre en scène le progrès apporté par l’accomplissement dans l’histoire de l’allégorie de l’individu universel est construit de façon à en souligner les limites et les excès. La première scène, « Contrée dégagée », débute par la visite qu’un voyageur rend aux deux vieillards qui, par le passé, lui ont sauvé la vie après avoir fait naufrage : Philémon et Baucis. Empruntés aux Métamorphoses d’Ovide[50], ces deux personnages étaient à l’époque les seuls habitants du territoire qui allait devenir le rivage sans limites de Faust, et leur vie dans leur petite cabane, quoique modeste, se déroulait paisiblement et en harmonie avec la nature environnante. À l’instar de leurs modèles antiques, en outre, Philémon et Baucis n’ont pas hésité à porter secours au naufragé et à lui offrir, malgré leur pauvreté, toute l’hospitalité dont ils étaient capables, le remplissant ainsi d’une reconnaissance éternelle (v. 11043-11074). Ces quelques traits suffissent pour reconnaître chez ce vieux couple une allégorie de la « vie idyllique », celle où l’être humain, se dessaisissant de soi, fait preuve de Weltfrömmigkeit, d’une piété vis-à-vis d’autrui et de l’ordre naturel.

Au demeurant, lors de leurs retrouvailles, le couple de vieillards renseigne le voyageur sur les changements que leur idylle a subis tout au long de la construction de l’État faustien. Et, à la différence de Philémon – qui, on l’a vu, ne cache pas son enthousiaste à l’égard de ce « tableau paradisiaque » (v. 11086) –, Baucis, sa femme, en rapporte une version diamétralement opposée :

  • Le jour, les serviteurs faisaient du bruit en vain,

    Pioche et pelle, un coup après l’autre,

    Mais où les petites flammes voltigeaient la nuit,

    Se dressait une digue le jour suivant.

    Le sang des sacrifices humains dut couler,

    La nuit retentissait de cris de souffrance,

    Des braises de feu ruisselaient vers la mer ;

    Et le matin, c’était un canal.

    C’est un homme impie, ce qu’il convoite,

    C’est notre hutte, notre bosquet ;

    Tandis qu’il bombe le torse en tant que voisin

    On doit faire preuve de soumission[51].

v. 11123-11134

Ces propos révèlent l’envers sombre de la création faustienne. Là où, naïvement, Philémon avait dépeint l’édification de digues et de canaux comme le fruit d’une étroite collaboration entre l’intelligence du seigneur et la hardiesse de ses serviteurs, Baucis, recourant à l’hyperbole, met en relief l’exploitation impitoyable de la masse de travailleurs qui a rendu cette oeuvre possible. C’est dire que l’organisation du travail instaurée par Faust, aussi innovante et visionnaire soit-elle par ailleurs, se paye au prix de « sacrifices humains » qui font couler le sang et provoquent une immense souffrance. Loin d’être donc un espace de liberté pour ses serviteurs, son État se fonde sur leur asservissement et sur son pouvoir dictatorial : « Seule pèse la parole du seigneur […] / L’esprit d’un seul suffit pour un millier de mains[52] » (v. 11502 ; 11510). Qui plus est, Méphistophélès est celui qui lui a octroyé les moyens techniques pour réaliser les projets de son esprit le plus rapidement possible : si le matin les serviteurs se démenaient avec « pioche et pelle », la nuit ils faisaient usage de « machines » qui permettaient d’achever en l’espace de quelques heures les travaux entamés le matin. Aussi n’est-il guère étonnant que cette vitesse nocturne apparaisse aux deux figures idylliques – habituées à vivre et à travailler selon la temporalité des cycles naturels – comme suspecte, voire comme un « prodige » magique.

C’est donc une toute autre image de Faust qui se profile à travers les mots de Baucis : il s’agit d’un homme impie (Gottlos) et orgueilleux dont l’autoritarisme agressif l’amène à vouloir s’emparer de la petite idylle de ses voisins afin d’étendre ses domaines.

Car Baucis avait raison : Faust est hanté par le fait de ne pas posséder la maison du vieux couple : « Ces quelques arbres qui ne sont pas à moi / Me gâchent la possession du monde[53] » (v. 11241-11242). Réticent à transiger face à n’importe quel obstacle pouvant compromettre « la toute-puissance de [s]a volonté souveraine » (v. 11255), Faust, parlant de Philémon et de Baucis, finit par demander à Méphistophélès de les « écarter de sa route[54] » (v. 11275). Et bien qu’au départ il prévoie de leur accorder un autre logement, Méphistophélès, face à la résistance affichée par le vieux couple, déploiera une violence acharnée qui conduira à leur mort et au rasage de leur hutte. Faust aura beau exprimer par la suite un certain regret à l’égard de cet « acte impatient » (v. 11341), il n’en dira pas moins ceci : « Mais si les hauts tilleuls sont anéantis, / Réduits à d’horribles troncs à moitié carbonisés, / Un belvédère sera bientôt construit / Pour voir tout ce que j’ai réalisé / et d’où l’on verra jusqu’à l’infini[55] » (v. 11341-11345).

Tout comme l’intrigue de Marguerite élaborée dans le Faust I, la destruction de l’idylle de Philémon et Baucis est en lien avec une situation historique concrète : le processus de modernisation enclenchée entre la fin du xviiie et les premières décennies du xixe siècle. En ce sens, comme l’écrit Marshall Berman, les deux vieillards « sont les premières incarnations dans la littérature d’une catégorie de personnes qui sera abondante dans l’histoire moderne : celles qui entravent la marche du progrès et qui de ce fait sont éliminées en tant qu’obsolètes[56] ». Car, en effet, la volonté de créer un espace totalement moderne ne peut que l’emporter sur toute considération morale. Voilà pourquoi la mort du vieux couple, de même que l’incendie de leur maison, représentent allégoriquement l’estocade finale portée à l’ancien monde et, par la même occasion, figurent le triomphe de la « rationalité instrumentale » de Faust, aux yeux de qui l’ordre naturel et ses serviteurs ne sont qu’une pure potentialité matérielle qui, étant contingente, est susceptible d’être façonnée au gré de ses projets techniques et économiques.

Cette rationalité explique l’abîme qui, dans le cinquième acte, se creuse entre la froide inhumanité régissant l’existence faustienne et l’humanité chaleureuse qui caractérise celle de Philémon et Baucis. On se tromperait toutefois si l’on envisageait cet écart d’un point de vue purement psychologique : ce qui s’y joue n’est rien de moins que la façon dont Goethe, à la différence de Hegel, « produit » de l’histoire, et, par là même, représente le progrès.

Pour le philosophe, on l’a vu, l’individu qui se réalise dans le monde n’est pas un individu empirique, mais un individu universel : l’esprit absolu. Cela suppose que la théorie hégélienne du processus historique se fonde sur la distinction entre ce que Franz Josef Deiters, reprenant à son compte la théorie de Kantorowicz, appelle « les deux corps de l’histoire » : d’un côté, la suite des événements réels vécus par des individus empiriques avec leurs passions et que Hegel rejette comme étant fausse, et, de l’autre, cette même séquence et ces mêmes individus en tant qu’ils distillent – la plupart du temps à leur insu – des concepts idéaux que le philosophe ne ferait que coucher par écrit en ce qu’ils expriment l’essence de l’esprit[57]. Pour autant qu’elle distingue, tout en les reliant, le corps sensible et le corps universel qui constituent le processus historique, l’écriture de la philosophie de l’histoire est allégorique. Or, l’intérêt profond de Hegel ne porte que sur le pôle conceptuel de l’allégorie, et ce pour une raison simple : considéré du point de vue d’un spectateur empirique, le pendant sensible de l’histoire apparaît comme un immense champ de ruines « où résonnent les lamentations sans nom des individus », si bien qu’on « en arrive à [ressentir] une douleur profonde, inconsolable que rien ne saurait apaiser[58] ».

Rien sauf la raison, bien entendu : aussi faut-il cesser « de se complaire mélancoliquement dans les sublimités vides et stériles qu’inspire ce premier bilan négatif[59] », afin de se placer dans la perspective du savoir absolu. En s’élevant à sa hauteur, on est à même de saisir la nécessité de ce processus fondé sur la négation – c’est-à-dire sur la destruction et la violence –, puisqu’on finit par comprendre que les ruines et les victimes que la tempête de l’histoire laisse derrière elle ne sont qu’une étape inéluctable dans le progrès graduel de l’esprit vers un degré supérieur de sa liberté. Il s’ensuit que la froide inhumanité du travail de l’esprit correspond, dans l’écriture de la philosophie de l’histoire, au pôle conceptuel de l’allégorie. Ne s’intéresser qu’à celui-ci est le but même d’une écriture de l’histoire qui se serait enfin rendue « insensible au sensible [car] cette insensibilité-là est la marque de la vraie liberté[60] ». Ainsi la philosophie de l’histoire enseigne-t-elle « que l’action de l’esprit ne répond pas aux désirs des individus, mais manifeste une liberté continuellement insatisfaite de ses réalisations. Plus cruelle pour les espérances finies, cette liberté est surtout plus vraie en regard de son concept qui est justement de n’admettre aucune borne[61] ». Ce n’est donc pas seulement que la philosophie de l’histoire hégélienne n’a rien à offrir aux victimes : sa conception progressive du processus historique exige que l’histoire soit écrite contre toute revendication de leur souffrance : « [L]a raison ne peut pas s’éterniser auprès des blessures infligées aux individus car les buts particuliers se perdent dans le but universel[62] ». Mais si Hegel est persuadé que le savoir absolu est le meilleur moyen de dépasser la terreur suscitée par la contemplation de ce champ de ruines qu’est l’histoire, son universalité glaciale et abstraite, loin de résorber cette terreur, ne fait en réalité que la décupler : il s’agit pour ainsi dire d’une esthétique du choc qui nie catégoriquement l’impact des traumatismes historiques sur les individus qui les subissent ainsi que les souffrances bel et bien réelles qui en résultent. Tout se passe donc comme si, pour reprendre la formule de Musil citée au début de cet article, l’état de sang froid ou de neutralisation du sentiment qui caractérise l’écriture de l’histoire de Hegel fût en réalité le résultat d’une « véritable ivresse de sobriété ».

Il n’en va pas de même dans le cas du mythe de l’histoire qu’écrit Goethe. Certes, Faust, dans sa froideur inhumaine, se conduit dans le cinquième acte comme l’allégorie de l’individu universel autonome s’accomplissant dans l’histoire : il incarne par là le pôle conceptuel de l’allégorie qui, par son insensibilité vis-à-vis du sensible, signale le progrès de la puissance de son Streben. On peut donc y voir l’allégorisation d’un processus historique que, loin d’être individuel, Goethe considère comme global, voire irréversible. Mais si Faust est porteur d’une force progressive inarrêtable vouée à détruire l’ancien monde, la question se pose de savoir si le progrès apporté par la mise en place de son « chef-d’oeuvre » justifie les décombres sur lesquels il s’est bâti. La manière de représenter la destruction de Philémon et Baucis infirme cette hypothèse. Contrairement à ce qu’affirment les interprétations hégéliennes de Faust – notamment celle de Lukács[63] –, leur tragédie caractérise une façon de produire de l’histoire qui s’appesantit sur les victimes que l’histoire laisse sur son chemin.

Dès lors, ces deux personnages constituent une allégorie des souffrances subies par tous ces individus dont le mode de vie, vu depuis la hauteur du savoir absolu, apparaît comme obsolète et, par conséquent, susceptible d’être éradiqué. Suivant Benjamin – pour qui l’allégorie baroque est l’expression de ce que l’histoire « a toujours eu d’intempestif, de douloureux et d’imparfait[64] » –, on pourrait dire que leur mort et l’anéantissement de leur idylle montre la facies hippocratica de l’histoire : les ruines que le progrès laisse dans son sillage. Il s’agit en ce sens d’une allégorie qui s’attarde mélancoliquement du côté du sensible, qui travaille l’image comme un élément possédant une valeur intrinsèque ne se laissant pas réduire au concept. Ce faisant, elle élabore poétiquement les terreurs traumatiques de l’histoire, sans pouvoir pour autant, il est vrai, les dépasser : ce sont plutôt les terreurs de l’histoire vécues par les individus qui sont ici rendues virulentes, comme pour éviter qu’elles tombent dans l’oubli. Il reste que, contrairement à la neutralisation du sentiment opérée par Hegel, la reconnaissance de leur douleur constitue ici au moins l’amorce d’une consolation adressée à tous ces individus.

En somme, en opposant ouvertement au cinquième acte les deux pôles de l’allégorie, Goethe rend visible l’opération escamotée à partir de laquelle Hegel était en mesure d’extraire du corps sensible de l’histoire un « langage universel » au détriment des souffrances individuelles, déstabilisant par la même occasion la subordination de l’image au concept sur laquelle se fonde l’écriture philosophique de l’histoire. C’est pourquoi l’on peut dire que, en fin de compte, l’écriture de l’histoire de « Hegel est hantée par les fantômes de Goethe[65] ».

Conclusion : le régime moderne d’historicité remis en question

Dans la Krisis, Husserl assimile les vérités objectives de la science galiléenne à un « vêtement d’idées » qui siérait, tout en la travestissant, à la concrétude du monde de l’intuition sensible, c’est-à-dire à l’expérience préscientifique et indépassable appartenant au « monde de la vie » (Lebenswelt)[66]. Il en va à peu près de même dans le cas de la philosophie de l’histoire de Hegel : les concepts universaux relevant de l’essence de l’esprit enrobent le pendant sensible de l’histoire et, à en croire Goethe, en déforment l’expérience concrète. Loin de nous pourtant l’intention d’idéaliser l’expérience du monde de la vie ou les époques précédant l’émergence de la science moderne comme des paradis de l’intuition sensible. Par-delà leur réalité historique, toujours présente ou déjà révolue, le monde de la vie husserlien et l’ordre naturel goethéen peuvent être envisagés comme autant de repoussoirs critiques destinés à réévaluer le nouveau rapport entre le sensible et le conceptuel instauré par la Modernité. Car, pour ne parler que de lui, Goethe est bien conscient du fait qu’on ne peut « sortir » de l’histoire, qu’un retour à une quelconque idylle demeure impossible. Il reste que la représentation allégorique de l’anéantissement du monde de Philémon et Baucis permet de saisir par contraste ce qui est sacrifié dans l’accomplissement historique de l’individu universel autonome, à savoir d’autres possibilités empiriques d’existence, notamment d’autres formes de temporalité.

La philosophie de l’histoire de Hegel reste tributaire de la célèbre métaphore de Schiller selon laquelle « l’histoire du monde est le tribunal du monde ». Il s’agit là d’une image qui résume mieux que toute autre le régime moderne d’historicité axé sur la notion du progrès, c’est-à-dire sur la croyance selon laquelle l’écoulement du temps historique est à la fois l’allié et le juge de la liberté. Or si l’écriture philosophique de l’histoire se fait la porteuse de cette temporalité futurocentrée devenue une expérience commune au xixe siècle, la « littérature, elle, va s’attacher aux failles du régime moderne, à saisir ses ratés, à appréhender l’hétérogénéité des temporalités à l’oeuvre pour en faire un ressort dramatique et l’occasion d’un questionnement de l’ordre du monde[67] ». La représentation allégorique du mode de vie de Philémon et Baucis, ainsi que la mélancolie qui préside à la mise en scène de leur mort, constituent précisément un ressort dramatique grâce auquel il devient possible de questionner le progrès qui était censé caractériser le nouvel ordre faustien.