Volume 52, numéro 3, 2024 Dossier libre : de l’allégorie homérienne à la fiction policière contemporaine
Sommaire (8 articles)
Analyses
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Homère entre allégorie et fiction
Sophie Rabau
p. 9–27
RésuméFR :
À partir de la question de la réception d’Homère au moment de la Querelle d’Homère en France, et en particulier d’une dispute entre Anne Dacier et Houdar de La Motte, on construit une interrogation plus générale sur les rapports entre allégorie et fiction, autrement dit entre sens et représentation fictive de la présence. Plus spécifiquement, on montre comment la tentation de la lecture allégorique peut dissimuler un autre paradigme de réception fondé sur la présentification de l’absence, en particulier de l’absence du corps auctorial. On propose alors une nouvelle vision, inversée, de l’allégorie, où ce n’est plus le thème qui découle du phore, mais bien le phore qui permet d’accéder au thème.
EN :
Starting with the question of the reception of Homer during the Quarrel of Homer in France, which notably pitted Anne Dacier against Houdar de La Motte, a more general inquiry is constructed concerning the relationship between allegory and fiction, in other words, between meaning and the fictive representation of presence. More specifically, it is demonstrated how the temptation of allegorical reading can conceal another paradigm of reception based on the presentification of absence, especially the absence of the authorial body. A new, inverted vision of allegory is then proposed, where it is no longer the theme that follows from the vehicle, but rather the vehicle that allows access to the theme.
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Allégories du progrès : Goethe et Hegel face à l’écriture de l’histoire
Daniel Rudy Hiller
p. 29–51
RésuméFR :
Cet article aborde la manière dont Goethe et Hegel ont développé un nouveau regard sur l’histoire ; un regard dont la nature abstraite et la visée universelle ont conduit tous les deux à retravailler à nouveaux frais une ancienne figure de style : l’allégorie. Tant dans le Faust II que dans La Raison dans l’histoire, c’est effectivement en termes allégoriques que se dessine un nouveau rapport entre le sensible et le conceptuel dans le domaine historique. Comparer les usages esthétiques et éthiques de l’allégorie qui transparaissent dans ces deux ouvrages peut donc non seulement mettre en évidence le fait que Goethe et Hegel partageaient un ensemble de problématiques, mais surtout s’avérer fécond pour identifier les points communs et les différences entre l’écriture littéraire de l’histoire et celle de la philosophie de l’histoire proprement dite. Il y va, en dernier ressort, de l’évaluation que ces deux auteurs font du progrès historique et, par là, de la Modernité elle-même.
EN :
This article studies how Goethe and Hegel developed a new way of looking at history, whose abstract nature and universal scope led them to rework an old rhetorical device : allegory. Indeed, in both Faust II and Reason in History, a new relationship between the sensible and the conceptual in the field of history takes shape in allegorical terms. A comparison of the aesthetic and ethical uses of allegory in these two works can therefore not only highlight the fact that Goethe and Hegel share a common set of problematics, but above all prove fruitful in identifying the similarities and the differences between the literary writing of history and the philosophy of history itself. Ultimately, what is at stake is these two authors’ assessment of historical progress and, by extension, of Modernity itself.
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Vitrines avec livres. Modernité de la nature morte
Éléonore Reverzy
p. 53–69
RésuméFR :
Les vitrines de librairie composent-elles des natures mortes modernes ? Telle est l’hypothèse formulée dans cet article qui s’attache à mettre en relation un certain régime de la littérature et un nouveau rapport au livre chez les lecteurs comme chez les auteurs. Le parcours est résolument dix-neuviémiste et s’étend de Balzac à Catulle Mendès en passant par les Goncourt et Zola.
EN :
Do bookstore displays constitute modern still lifes ? This is the hypothesis put forward in this article, which sets out to establish a connection between a specific regime of literature and a new relationship to books among readers authors alike. The approach is decidedly nineteenth-century, spanning from Balzac to Catulle Mendès, including the Goncourt brothers and Zola.
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Repenser l’engagement d’écriture de Gabrielle Roy : le cas de Bonheur d’occasion
Laurianne Thibeault
p. 71–94
RésuméFR :
Au-delà du récit d’apparence assertive prenant la défense de la classe ouvrière canadienne-française, Bonheur d’occasion mérite d’être revisité pour y voir un exercice d’exploration des réalités sociales. Plutôt que de s’en prendre aux classes dominantes, Gabrielle Roy chercherait à comprendre les conditions de vie des groupes dominés qu’elle représente dans son roman. Son livre donne ainsi à voir la pauvreté à travers un regard toujours empathique, certes, mais prudent en ce qui a trait à l’idéologie. Autant du point de vue narratif que stylistique, on peut déceler des stratégies d’atténuation du discours critique qui protègent l’intégrité de l’autrice pendant qu’elle prend le parti de la justice sociale.
EN :
Beyond a seemingly assertive narrative defending the French-Canadian working class, Bonheur d’occasion deserves to be revisited as an exercise in exploring social realities. Rather than attacking the dominant classes, Gabrielle Roy seeks to understand the living conditions of the dominated groups she represents in her novel. In this way, her book offers a view of poverty that is always empathetic, but cautious when it comes to ideology. Both narratively and stylistically, we can detect strategies for attenuating critical discourse, protecting the author’s integrity while she takes the side of social justice.
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La « matière-émotion » dans À l’orient de tout de François Cheng
Chunfeng Wu
p. 95–108
RésuméFR :
Cet article analyse le lyrisme critique dans À l’orient de tout de François Cheng à la lumière de la « matière-émotion ». L’objectif est de montrer que l’émotion suscitée au contact charnel avec la matière ne relève nullement d’un pur épanchement de l’intériorité, mais bien d’une résonance à la Voix cosmique. Cette interaction étroite entre le sujet et l’objet met, dans un premier temps, en cause la figure traditionnelle du sujet lyrique en faisant de lui une entité aux prises directes avec le monde. Dans un deuxième temps, à partir de la culture chinoise, notre article vise à mettre en lumière un chant où le moi, le monde et les mots sont indissociablement soudés.
EN :
This article analyzes the critical lyricism in François Cheng’s À l’orient de tout in the light of “matter-emotion” with the purpose of showing that emotion aroused by carnal contact with matter is not pure internal flow, but rather a resonance with the sound of the universe. This close interaction between subject and object first challenges the traditional image of the lyrical subject, making them an entity in direct contact with the world. The second part, from the perspective of Chinese culture, focuses on a song in which the self, the world and words are inextricably linked.
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Le saint sans Dieu : la sainteté athée dans La Peste d’Albert Camus
Mohamed Chrouh
p. 109–123
RésuméFR :
Dans cet article, j’ai essayé de tirer un sens de la déclaration apparemment contradictoire de Jean Tarrou, personnage de La Peste. Ce dernier aspire à la sainteté, mais ne croit pas en Dieu. Je montre que le roman de Camus peut être considéré comme une hagiographie qui mettrait de l’avant non pas une dévotion à Dieu, mais un humanisme acharné.
EN :
In this paper, I aim to elucidate the seemingly paradoxical assertion by Jean Tarrou, a character in La Peste (published in English as The Plague). Tarrou aspires to holiness, but does not believe in God. I show that Camus’s novel may be regarded as a hagiography that advocates not for a devotion to God, but rather for a steadfast commitment to humanism.
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« Ainsi ira le monde… ». Anticiper, déjouer le futur et rouvrir l’histoire
Anne Isabelle François
p. 125–138
RésuméFR :
L’article examine deux fictions à horizon uchronique, Ponce Pilate (Roger Caillois, Gallimard, 1961) et Good Omens (Terry Pratchett et Neil Gaiman, Corgi, 1991). Relevant d’une forme de spéculation paradoxale, les romans se construisent en regard des logiques de théodicée et des paradigmes fermés (histoire, théologie, schème eschatologique). En un dispositif narratif original, qui restitue aux acteurs des intrigues leur liberté de choix et d’action, tout en octroyant le même privilège aux lecteurs et lectrices, les romans varient le genre de l’anticipation et offrent un commentaire critique de la légitimité sinon de l’autorité du fait accompli, mettant en œuvre le principe de l’aléatoire de la nécessité dans des mondes où rien n’est écrit par avance.
EN :
The article presents a comparative analysis of two speculative fictions set in uchronic horizons : Ponce Pilate (Roger Caillois, Gallimard, 1961) and Good Omens (Terry Pratchett and Neil Gaiman, Corgi, 1991). Both novels represent unique examples of a paradoxical form of speculation, deliberately crafted in opposition to the logics of theodicy and closed paradigms such as history, theology, and eschatological schemes. Employing an original narrative device, these works aim to restore freedom of choice and action to the characters within the plot, extending the same privilege to the readers. In doing so, the novels transcend the boundaries of the anticipation genre and provide a critical commentary on the acknowledged legitimacy and authority of the fait accompli, introducing the principle of the randomness of necessity in fictional worlds where nothing is predetermined.
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Fiction policière et monde animal : excentrer le regard dans Sur les ossements des morts d’Olga Tokarczuk et Anima de Wajdi Mouawad
Élodie Coutier
p. 139–151
RésuméFR :
À partir de l’analogie entre la chasse et la lecture que construit l’historien Carlo Ginzburg lorsqu’il théorise le « paradigme de l’indice », en l’appliquant notamment aux enquêtes de Sherlock Holmes, cet article explore la rencontre de la fiction policière avec le monde animal dans deux romans contemporains d’Olga Tokarczuk et de Wajdi Mouawad. Les indices narratifs conduisent, dans les deux cas, à un face à face entre deux silences réunis par un procès commun : celui de la justice face à des crimes de masse historiques restés impunis, et celui de l’humanité face aux violences subies par les animaux.
EN :
Building upon Carlo Ginzburg’s renowned “evidential paradigm,” which draws an analogy between hunting and reading, a concept rooted in the detective tales of Sherlock Holmes, this paper delves into the intricate interplay between the crime novel genre and the pervasive theme of animal presence in the narrative. Focused on works by contemporary authors Olga Tokarczuk and Wajdi Mouawad, this exploration unravels a multiplicity of narrative clues in both novels, ultimately converging on the simultaneous revelation and adjudication of two distinct forms of silence. The first pertains to the judicial system’s reticence concerning historical crimes that remain unpunished, while the second addresses humanity’s collective silence in the face of everyday violence inflicted upon animals.