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...c’est peut-être ça que je sens, qu’il y a un dehors et un dedans et moi au milieu, c’est peut-être ça que je suis, la chose qui divise le monde en deux, d’une part le dehors, de l’autre le dedans, ça peut être mince comme une lame, je ne suis ni d’un côté ni de l’autre, je suis au milieu, je suis la cloison, j’ai deux faces et pas d’épaisseur, c’est peut-être ça que je sens, je me sens qui vibre, je suis le tympan, d’un côté c’est le crâne, de l’autre le monde, je ne suis ni de l’un ni de l’autre.

Samuel Beckett, l’Innommable

Dans un court-métrage intitulé Catherine Mavrikakis, enseigner l’impossible, Catherine Mavrikakis avance que « [t]ransmettre, c’est accepter que les autres qui vous reçoivent trahissent ce qu’on fait[1] ». Un peu plus loin au cours du même film, Mavrikakis poursuit : « J’aime l’idée d’échec dans la vie ; ce qu’on a bien échoué. Ce qu’on a voulu pour soi n’était pas nécessairement la bonne chose ; c’est ce qu’on a découvert avec le temps qui est important », avance-t-elle. Bien que la prémisse puisse sembler surprenante, pour ne pas dire paradoxale, elle fait écho en moi, l’errance – et la virtualité de l’échec qu’elle sous-tend – portant à mes yeux une puissance créatrice, motrice, en autant qu’on sache la façonner, lui donner forme, laisser la parole, le mouvement et le sens émerger de cette indétermination première.

Pour approfondir cette résonnance en moi, je voudrais d’entrée de jeu donner à voir une image. Sonder ce que nous dit ce regard vif, précis, posé sur la toile d’une vie à peine entrouverte, déjà investie, en plein vol. Un regard entier, offert à tous les étonnements, et pourtant, marqué d’une inquiétude, que traduit cette petite bouche, lèvres mordues comme sillage d’une angoisse à peine perceptible ; peut-être pourrait-on davantage parler d’une ambivalence ? Mais peut-on vraiment parler d’ambivalence, à un si jeune âge ?

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Inscrit déjà en cette petite ensommeillée d’à peine deux ans, assise sur les marches humides d’un escalier bancal, au petit matin : le désir d’appartenir, de prendre part à un projet qui la dépasse, la prolongeant. Mais un autre désir sur son visage se profile : celui de la trahison. Grandir pour trahir la communauté qui l’a préfigurée d’abord, puis celle qui lui a dicté les tables implicites de la loi, qui la fera circuler dans la sphère sociale et culturelle, selon des paramètres qui ne sont pas nécessairement les siens, et qui, bien souvent, ne lui conviendront pas.

Une enfance fondée sur le désir d’émerger, certes, mais aussi sur un écartèlement, cette impression très vive, déjà, que le monde n’est pas configuré selon des instances familières, qu’elle pourrait épouser à sa guise. Et la naissance, dès lors, d’une idée fixe ressentie comme un impératif : inventer de nouvelles formes, un langage plus près de ce que lui donne à percevoir le monde sensible, la nature, les êtres qui gravitent, avec leur trouble et leur lumière, autour d’elle.

Conscience de l’origine

La parution, quelque 20 ans plus tard, de mes premiers poèmes, allait donner à lire cette traversée du désir vers la parole, de l’ambivalence vers le positionnement, du constat vers la création :

Petite Ottomane
assise sur un royaume stérile
tu tisses des mamelles pour ta naissance à venir
livrée dans tes cages
aux bêtes du silence
tu jettes les feuilles d’or
qui façonnent ton portrait
en marge du grand livre
 
fille de monarque
clouée aux matrices de l’ennui
tu te consumes dans les coquilles les plus vides
casses du sucre sur un empire de noix
avant de basculer
dans les rainures du sang
quitter la fadeur du cocon
puis clouer chrysalide
le tombeau maculé de ta torpeur[2]

Un poème claudiquant, vaguement erratique, métaphorique à outrance, où je tentais tant bien que mal de dissimuler mes lacunes et de moduler les tonalités de mon chant afin de traduire les conditions dans lesquelles je voudrais donner forme à une expérience malaisée : quitter l’état larvaire pour aspirer à la constitution d’un corps propre, celui du poème.

Le dévoilement identitaire progressif s’incarne dès lors qu’ayant publié mon premier opus sous pseudonyme, j’en venais à éclairer, à la manière de Man Ray révélant la grâce de ses images par un subtil montage photographique, ma vraie nature, ce qui allait m’amener à publier mes textes à venir sous mon nom propre.

Selon Jean Starobinsky, toute connaissance de soi est nécessairement anamnèse, remémoration. Récit des antécédents d’un malade, l’anamnèse retrace l’historique de la plainte, la douleur actuelle du patient, ainsi que les résultats des différentes explorations déjà faites et les traitements entrepris. C’est la première étape pour aboutir au diagnostic. Tandis qu’en médecine, l’on doit fonder le diagnostic sur ce qui précède, on ne peut sans doute entreprendre un travail créateur avant d’avoir cerné – à tout le moins minimalement – les raisons profondes qui nous font écrire, et avoir saisi à l’intérieur de celles-ci les symptômes à l’origine d’une transgression (ou de son désir).

À l’instar de Rilke qui répondait à Kappus d’entrer en lui-même et de chercher le besoin qui le fait écrire, sondant en lui la nécessité et le devoir qui sous-tendent la création, Blanchot a bien souligné la difficulté, pour le sujet qui tente d’advenir par l’écriture, « de ressaisir dans l’oeuvre le lieu où le langage est encore relation sans pouvoir, langage du rapport nu, étranger à toute maîtrise et à toute servitude[3] ». On pense au jeune Artaud, aux prises avec ce qu’il appelle cet effondrement central de l’âme, à qui Rivière répond, refusant de publier ses premiers poèmes : « Il y a dans vos poèmes, je vous l’ai dit du premier coup, des maladresses et surtout des étrangetés déconcertantes[4]. » Puis Artaud qui répond à l’éditeur, le suppliant d’éditer ses lambeaux de poèmes avant qu’il ne soit parvenu à donner pleine consistance à sa pensée : « Pensez-vous qu’on puisse reconnaître moins d’authenticité littéraire et de pouvoir d’action à un poème défectueux mais semé de beautés fortes qu’à un poème parfait mais sans grand retentissement intérieur ? »

Trahir en appartenant

Revenir à soi, et se demander à quels riens doit-on faire face lorsqu’on écrit, ou lorsqu’on tente d’écrire autre chose qu’une vie qui nous échappe tout en la configurant à travers (et par-delà) le geste propre – et son désir inhérent – d’écrire. Quelles sont les forces de négation qui vous entravent dans le mouvement créateur, dans le souhait de proposer une parole, un propos, un univers, un langage nouveau ? Si, comme le croit Agamben, l’oeuvre n’est que le prologue (ou le moule à cire perdue) d’une oeuvre jamais rédigée et vouée à ne jamais l’être, la littérature est inévitablement critique d’elle-même, et donne lieu à de nouvelles libertés mais aussi à de nouveaux impératifs : doutes, remises en question formelles et identitaires, sabotage.

Comme l’écrivain qui rédige un journal en marge de l’oeuvre à faire, j’ai longuement rôdé autour des dédales dans lesquels je n’étais pas certaine de vouloir plonger entièrement, au péril de ce que l’on pourrait nommer entendement, dans la mesure où ce qui m’avait été enseigné répondait à une logique que je n’arrivais pas à repérer au sein de mes propres écrits. Ainsi Annie Ernaux relate-t-elle, dans L’Atelier noir, la douleur revécue à la relecture de son journal d’écriture, réédité en 2022 dans la collection « Imaginaire » : « Expérience éprouvante, à la limite de l’effroi, devant ce que ces pages attestent de la genèse difficile de presque tous mes livres, du cheminement obscur, envahi d’hésitation et de doutes vers le moment où il ne sera plus question que d’aller au bout du texte et où tout retour en arrière sera impossible[5]. »

Un tel regard rétrospectif me fait relire mes premiers poèmes avec le même effroi, le texte devenant mémoire d’une pénible traversée de soi au monde mais aussi en soi-même, entre les forces internes qui souvent divisent volonté et doute, et qui mettent en péril le projet poétique en le minant. Ainsi mis à l’épreuve, le poème devient parfois lieu d’un examen, avant d’assumer son plein pouvoir de transcendance :

ignore la sérénité rageuse des poulpes
arpente les épaves
fouille le destin des larves
purge-toi en elle jusqu’au dégoût
de ce qui n’est plus toi
 
les larmes les petites mains rageuses le cri solide
et le reflux[6]

Sonder l’ampleur du manque

En s’interrogeant sur la notion d’individuation, Cynthia Fleury nous invite à réfléchir à la nature même du pouvoir. « S’individuer, devenir sujet, nécessite de sortir de l’état de minorité dans lequel on se trouve, naturellement et symboliquement », écrit l’analyste et philosophe. Le connais-toi toi-même du fronton delphique ne serait nullement assimilable à l’introspection égocentrée, selon elle. Bien au contraire, il est immédiatement ouvert dans la mesure où il fait de l’autre – de l’autre âme – la condition de l’autonomie première[7]. « Connais tes limites, semble dire l’adage, connais déjà l’ampleur de ton manque puisqu’il s’agit de reconnaître la place de l’autre dans ta quête cognitive[8]. » Reconnaître la place de l’autre dans sa propre avancée, quitte à les trahir, son legs et lui, par la suite : voilà la tâche à laquelle nous convie selon moi l’écriture, tout en nous intimant au patient travail d’anamnèse que sous-tend toute connaissance de soi.

Tu n’es pas monde. Contrairement à ce que croit sans doute l’enfant sur l’image, et qu’elle croira longtemps avant de rencontrer la fin d’un idéal, « l’individu n’est pas tout-puissant : il est résolument fini, écrit encore Fleury. Il n’est que frontière, ligne au-delà de laquelle il se fantasme, ligne en deçà de laquelle il se déçoit[9] ». Or, le processus d’individuation s’avère nécessaire pour fonder un rapport aux autres qui soit basé sur l’ouverture, l’écoute, le dialogue, terreau privilégié à la compréhension et à la conscience du texte.

Dans Les Irremplaçables, Fleury présente l’imaginatio vera comme un mode de véridiction qui a pour pierre de touche l’ouverture de l’autre au monde, à la vision intuitive. Elle cite Jankelevitch qui, à l’instar du « Connais l’instant » de Pittakos le Sage, a cette adresse à l’endroit des créateurs et des créatrices : « Ne manquez pas votre unique matinée de printemps. » Or, cette cognitio matutina, cette connaissance du matin, en alerte, est l’instant à saisir, l’obligation éthique de l’engagement pour celui ou celle qui veut passer d’être créatif (ce qui est à la portée de tous et de toutes) à être créateur.

Vecteur privilégié d’une telle transformation, l’écriture constitua, chez moi, ce tremplin en même temps qu’un chemin à travers lequel je me frayai non sans mal une voie vers le plein exercice du chant :

sans repos danaïde
repousse le mensonge de la soie
que l’horizon se fende en lumières difficiles
et dans les poudreries
les fracas d’équinoxe
accouche d’un rivage
et fuis le vert sérail
où pourriront sans toi
les archives du bombyx[10]

Écrire est devenu chez moi une manière de m’informer sur le rapport que j’entretiens avec mes propres zones d’ombre, leurs sphères de ratage, ce qui demeure de l’ordre de l’indéfini, ce qu’il reste à parfaire, à élucider, sans dénaturer la force initiale de la voix, et la portée du cri. Écrire pour façonner son être et ses attentes à l’aune de ce que Cynthia Fleury appelle Premium doloris : ce que l’on est prêt à faire, le prix – symbolique – que nous sommes prêt.es à payer pour accéder au réel, se tenir face à celui-ci, faire, comme elle le dit si bien, l’épreuve de sa prééminence, de son fracas.

Le pari risqué de la descendance

L’écriture serait, en somme, une forme d’engagement, qui consiste à faire un pas vers l’individuation, en prenant acte de la qualité de présence qu’un individu doit au monde. Travailler dans une intention critique à l’endroit de soi comme d’autrui, dont les textes se font, irrémédiablement, des témoins privilégiés. Avant de (prétendre) devenir écrivain.e, devenir quelqu’un ; non pas soi puisque le soi auquel on aspire n’existe que dans l’ordre du fantasme ou de la frayeur, mais un sujet qui s’éloigne de la potentialité de son propre ratage un texte à la fois, aussi futile ou imparfait ce dernier puisse-t-il paraître à celui ou à celle qui tente de lui donner une forme de vie.

À l’instar de Fleury, je crois que le temps est un objet du pouvoir par excellence. En ce sens, chaque écrivain est riche et puissant, dans la mesure où il.elle peut consacrer son temps à la déconstruction du pouvoir et à l’avènement de la liberté (de créer, de penser, de chercher, d’écrire). Libre de désirer et de trahir, de prolonger la famille tout en la dépassant, de s’inscrire au sein d’une.de communauté.s sans consentir à s’y voir formaté. Libre de sortir de l’ambivalence, face à soi comme aux autres.

Dans Cicatrices. Carnets de conversion, Sara Danièle Michaud témoigne de son rapport maternel à sa fille et, se faisant, évoque les raisons pour lesquelles elle résiste à parler de sa propre mère. Parmi ces raisons, elle nomme le serment, puis cite ce qu’en dit Anne Dufourmantelle, dans La Sauvagerie maternelle : « D’abord psalmodié par une voix, puis détaché, syllabe après syllabe, puis devenu capable de parole, le corps de l’enfant porte en secret des serments qui le lient à la mère, des serments mortifères ou libérateurs qui les engagent dans ce que ni l’un ni l’autre ne “savent” ou du moins ne croient savoir ; ce qu’on appelle un destin[11]. »

Il y a bien dans ce serment, évoqué par Dufourmantelle, une forme de serrement, duquel l’autrice ne saurait entièrement se détacher, un lien inextricable qui la lie à l’oeuvre à faire comme à la mère, puis à la fille qu’elle portera à son tour, pour le meilleur comme pour le pire. « Il faut de la transmission pour domestiquer la sauvagerie[12] », écrit encore Michaud, qui invoque la maternité comme « une pure sauvagerie ». Aussi aurait-on des enfants et les mères auraient-elles des filles pour se libérer du joug de leur propre ascendance, pure illusion en somme puisqu’en devenant mère, on bascule, on campe dans les positions héritées du déluge, depuis les mères de nos mères et celles qui vinrent bien avant elles.

J’ai pensé qu’en donnant naissance je deviendrais plus libre, et qu’en ces voies ouvertes se dessinerait la voix d’une poète qui m’était encore étrangère. Or, si mon rapport à l’écriture – à la temporalité de l’écriture surtout – a changé, c’est bien plus, dois-je l’admettre, par contingence et par fidélité au réel que par quelque aspiration que ce soit. On écrit moins, puis l’on gruge la moindre veine disponible pour venir irriguer la toute petite parcelle de jardin que l’on peut trouver à sarcler entre les cris et les boires, entre les crises et les soins.

Et pourtant, dans cet empêchement chronique qui devient notre pitance, dans tout ce que nous avons souhaité en enfantant et qui nous dérobe à une forme d’essence inscrite en nous, même enfouie très loin de ce qui nous fait vivre, émerge éventuellement un mouvement de retour, une forme de balancier qui un jour nous rappelle que l’enfant a grandi et qu’à notre insu, comme nous l’avions fait à notre mère, il nous a trahi en n’ayant plus tout à fait besoin de nous pour assurer sa survie. Dans le temps de l’attente et de l’abnégation, dans celui de l’impossible échappée, quelque chose s’est produit, s’est mis en germe, qui fleurira éventuellement sous une forme encore inédite, et non moins prédestinée.

C’est ce temps qui a manqué à Sylvia Plath, au moment où elle se débattait avec les obligations du quotidien et épongeait les pleurs des enfants, seule dans cette grande maison du Devonshire, en plein hiver, là où les textes d’Ariel sont venus, lui ont offert une suspension, comme une jachère de l’âme, avant de la faucher en pleine échappée, laissant son cheval partir sans elle vers le lieu où elle aurait pu livrer les fruits de ses recherches les plus fécondes. Aussi les fleurs sont-elles omniprésentes dans son recueil posthume, tulipes, roses et coquelicots disséminés au sein de poèmes comme autant de pigments voués à recueillir la trame de ses aspirations volées, anéanties.

[…]
The tulips are too red in the first place, they hurt me.
Even through the gift paper I could hear them breathe
Lightly, through their white swaddlings, like an awful baby.
Their redness talks to my wound, it corresponds.
They are subtle : they seem to float, though they weigh me down,
Upsetting me with their sudden tongues and their color,
A dozen red lead sinkers round my neck[13].

Tandis qu’il porte souvent une valeur positive, le rouge des fleurs représente ici l’envers de la passion amoureuse, le poids d’une vie marquée par la douleur et les déceptions. À l’intérieur du poème, Plath y présente les fleurs rouges comme autant de protagonistes d’un mal impossible à guérir, puisqu’elles font écho à son abyssale solitude. Comme souvent dans le recueil, il n’est pas question de sauver quoi que ce soit ici, puisque le meilleur est derrière, et la survie, d’emblée compromise. Voyeuses, féroces, tumultueuses, les tulipes deviennent incarnation d’une souffrance latente dans la psyché de la poète, marquant la fin d’une époque heureuse et l’enfoncement dans un climat asphyxié. La fleur est un danger puisqu’elle confine l’esprit de l’autrice dans un état de claustration duquel elle ne parvient plus à s’extraire, condamnée à errer dans le vacarme envahissant.

La nature constitue aussi l’épicentre de la poétique chez Louise Glück, qui dans L’Iris sauvage, met au jour un impressionnant réseau de recours naturels pour fournir, dirait-on, une survie possible au lyrisme constamment menacé par la gravité du regard posé par la poète sur le monde. Aussi dans le poème éponyme avance-t-elle :

It is terrible to survive
as consciousness
buried in the dark earth.

Avant de poursuivre, plus loin dans le poème :

You who do not remember
passage from the other world
I tell you I could speak again : whatever
Returns from oblivion returns to find a voice :
 
from the center of my life came
a great fountain, deep blue
shadows on azure seawaters[14].

Ainsi, le salut de l’écriture – et son incarnation propre – peuvent-ils parfois venir d’une forme de répit de la conscience, relayée par un rapport plus immédiat (pour ne pas dire pur) à la nature, et à ses ressources insondables. Comme si après avoir erré longuement dans les confins de la vie cérébrale, la pensée s’offrait de vivre un instant suspendue au dehors, dans les sentiers d’une vie moins confinée, ouverte sur le règne végétal et sur le sillage des eaux profondes.

Je ne crois pas à la vocation, dans son héritage biblique du moins. Mais je crois qu’il existe bien quelque chose de sacré dans l’impérieux désir qui peut habiter un être, et se traduit chez moi dans cet élan qui procède tant de la nécessité de trahir que de celui de fonder un monde par attachement, et par appartenance. Comme la mère s’éloigne furtivement de son enfant et se sent aussitôt fautive de créer un espace – même infime – hors de lui, la poète en moi a constamment l’impression de devoir voler la part créatrice d’elle-même à une autre, qui me demeure inconnue, et dont les fruits semblent condamnés à l’innommable, jusqu’à ce qu’une forme, une image survienne et que, dans l’espace du poème, une échappée devienne possible. La lame de Beckett, ce très mince lieu où le langage s’esquisse par-delà ce qui se tramait bien avant notre présence au monde : voilà mon habitat, et l’univers que je tente de traduire, tant bien que mal, lorsque l’écriture se fait le meilleur substitut au vide devant lequel nous propulse toute vie faite de ruptures, de transgressions, d’attachements mais aussi de fracas.