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On voit depuis une vingtaine d’années en France une accélération des publications liées directement à la crise écologique. Des maisons d’édition spécialisées sont apparues, on pense par exemple à Wildproject née en 2009 qui publie des auteurs classiques comme Rachel Carson ou Arne Naess mais aussi des philosophes contemporains comme Baptiste Morizot et des études situées à mi-chemin entre études littéraires et pensée de l’écologie comme Une Bête entre les lignes. Essai de zoopoétique d’Anne Simon ; et de nouvelles collections sont nées dans le domaine de la philosophie et à ses marges, par exemple chez Actes Sud, la très belle collection « Mondes sauvages » (2017), « L’écologie en question » (2014) aux Presses universitaires de France ou encore une collection comme « Biophilia » chez José Corti qui a pour vocation de « mettre le vivant au coeur d’éclairages ou de rêveries transdisciplinaires[1] » et où sont publiés éthologues, philosophes, zoologues, ethnologues, systématiciens, folkloristes, naturalistes, explorateurs et poètes. Il existe depuis 2018 un Prix du roman d’Écologie décerné chaque année à un roman francophone « qui place l’écologie au coeur de son intrigue[2] ».

Il y a là un phénomène indissociablement littéraire, critique et théorique qui tend à

dépasser les représentations traditionnelles non seulement par l’attention à la mise en scène de thèmes naturels, mais aussi par des tentatives de décentrement du point de vue énonciatif, en accordant à la littérature le pouvoir de rendre sensible et de faire parler l’environnement [...]. Pluralisé et relativisé, le point de vue humain, renonçant à l’ethnocentrisme, est ressaisi par un impératif de générosité dirigé vers ce que Jakob von Uexküll nommait les Umwelt, les mondes propres des non-humains : devenues en droit personnalités juridiques, les entités naturelles deviendraient en fiction des instances énonciatives. Et parallèlement, une critique néo-darwiniste rapporte, comme Jean-Marie Schaeffer, la création d’une oeuvre d’art à celle d’un nid d’oiseau, et propose de réfléchir l’histoire de la littérature par le modèle de l’écologie culturelle et de l’histoire environnementale des idées pour sortir d’une vision « spéciste » de l’art. Les narrations décentrées par la présence du monde naturel articulent de manière inattendue le monde humain à son dehors et produisent un effet de défamiliarisation aux bénéfices cognitifs autant qu’éthiques[3].

C’est dans ce contexte que je voudrais mettre en regard deux essais : Je est un nous[4] de Jean-Philippe Pierron et Agir non agir[5] de Pierre Vinclair. Il s’agit d’auteurs forts différents comme on le verra : s’ils ont tous deux une formation philosophique, Pierre Vinclair est poète, essayiste, traducteur et directeur de la revue Catastrophes (c’est même sans doute l’un des poètes contemporains les plus importants et les plus prolixes) ; Jean-Philippe Pierron, quant à lui, enseigne la philosophie à l’Université de Dijon et publie principalement des essais philosophiques. Son approche d’une écriture qu’il qualifie lui-même comme poétique tient moins à une fréquentation assidue de la poésie qu’à une nécessité éthique et théorique. Toujours est-il que dans ces essais chacun des deux auteurs tente, par l’écriture, d’inventer des formes de résistance écologique fondées sur une mobilisation et une réévaluation de certaines des caractéristiques du lyrisme comme expression personnelle, visée d’un idéal, recherche d’une musicalité de la parole[6] ou encore, et surtout, une pratique de la parole qui fasse du sujet la caisse de résonance d’une altérité débordante et le déprenne de lui-même au moment même où il s’énonce[7]. Ces essais nous aideront à poser les questions suivantes : Que peut faire la parole lyrique de la crise écologique ? En quoi cette dernière infléchit-elle les visées, la fonction et la définition de la parole lyrique ? Réciproquement, quelles ressources la tradition lyrique offre-t-elle pour faire face à la crise écologique ? Poser ces questions nous conduira à montrer comment l’inscription de problématiques écologiques en littérature est loin d’être simplement thématique et qu’elle nous amène à reconsidérer nos idées de la littérature.

Deux projets écopoétiques

L’Écobiographie (Jean-Philippe Pierron)

Dans son essai Je est un nous, Pierron se fait le promoteur d’une pratique d’écriture qu’il nomme « écobiographie » et qui serait le récit poétique des expériences du sujet par lesquelles se révèle sa coappartenance à un environnement. L’écobiographie a la forme d’une autobiographie :

On connaît le pacte autobiographique qui lie l’auteur d’un récit à son texte. Avec ce texte il ne s’agit pas simplement d’une fiction, mais bien d’un témoignage. Il atteste un engagement de la texture de soi dans la chair du texte. De sorte que, dans ce texte, le lien du je qui énonce, qui écrit, et de celui qui le vit est constituant et continu. L’écobiographie élargit cette expérience. Elle intègre dans le récit de soi un plus que soi ouvert et offert aux capillarités du monde qui, sans qu’elles le destituent, le constituent[8].

Il s’agit donc d’une écriture à la première personne qui ancre les contenus dans la présence d’un corps-énonciateur non fictif. Sa fin est moins esthétique qu’éthique puisque Pierron la conçoit comme une pratique de soi qui permettrait de mettre à jour l’appartenance du sujet au tissu relationnel dans lequel il est toujours plongé (en tant que vivant) mais qu’il refoule du fait de son conditionnement par une culture de la raison instrumentale, définitoire de la modernité selon l’auteur. Son essai cherche donc à « valoriser une approche d’écologie à la première personne invitant à une réforme du soi écologique par une compréhension renouvelée de nos liens avec la Terre[9] ».

Cette réforme de soi en vue de corriger un détachement spirituel et rationnel qui, pathologiquement, couperait l’homme de ce qu’il est (un tissu de lien) n’est pas sans rappeler Rousseau, un des pères du lyrisme romantique de langue française, chez qui Pierron trouve un modèle d’articulation d’une écologie étatique (Du contrat social), d’une écologie de la formation citoyenne (Émile) et d’une écologie individuelle et intérieure – l’écobiographie du philosophe contemporain dont Les Rêveries du promeneur solitaire représenterait un exemple[10]. Elle s’inscrit également et, peut-être, principalement dans une filiation avec l’écologie profonde de Arne Naess auquel Pierron consacre un chapitre de son essai. En effet, pour le philosophe norvégien, le tissage du soi individuel avec le Soi total et non individuel de la nature constitue un horizon essentiel de l’écosophie[11]. Et c’est bien ce tissage non égologique capable de déprendre le sujet humain de ses prétentions à la souveraineté et à l’exception que vise l’écobiographie[12].

Réforme de soi par une écriture autobiographique, l’écobiographie trouve de précieux modèles dans les récits de celles et ceux, philosophes ou écologues, qui thématisent le lien entre leur théorie et l’expérience structurante d’une appartenance au monde et rappellent que l’engagement écologique se fait toujours à partir d’un engagement intime dans un paysage singulier[13], dans un écoumène qui pense à travers nous[14] ou que ce peut être par la rencontre poignante ou terrifiante d’un regard animal que la pensée se cristallise[15] : autant d’exemples d’un aménagement voire d’une correction radicale de l’énonciation philosophique qui se rêverait indépendante de l’existence biologique du philosophe.

Enfin, Jean-Philippe Pierron fait de cette pratique individuelle d’une énonciation consciente de ses attachements, quelque chose qui puisse être partagé dans des manières d’ateliers d’écriture. La conclusion de son essai « Tous écobiographes » invite à une diffusion collective de ce type d’écriture et produit une série d’extraits d’écobiographies réalisées par des étudiants du master « Éthique, écologie et développement durable » de la Faculté de Philosophie de l’Université Lyon III. L’annexe qui clôt le volume donne à lire les incitations données aux étudiants au cours de ces ateliers. On y lit notamment l’insistance sur la nécessité de trouver des lieux de partage de ce type de pratique[16], insistance qui confirme l’horizon de tout le livre : donner à la réforme indissociablement éthique et poétique de soi des débouchés politiques et institutionnels[17].

L’écobiographie se configure donc moins comme une autobiographie centrée sur l’histoire factuelle d’une existence que le partage d’une énonciation lyrique autobiographique qui dise et avive la sensibilité d’un sujet pris dans le tissu relationnel du vivant.

La sauvagerie du poème selon Pierre Vinclair

Agir non agir. Éléments pour une poésie de la résistance écologique a été publié en 2020 chez José Corti dans la collection « En lisant en écrivant », en même temps qu’un beau recueil de dizains, La Sauvagerie[18], paru chez le même éditeur dans la collection « Biophilia » déjà mentionnée plus haut. Le premier texte est en quelque sorte un commentaire du travail mené dans le second et la coïncidence des deux publications a presque valeur de manifeste. Il est peut-être plus difficile de résumer les thèses présentées par Pierre Vinclair : elles sont à la fois nombreuses, complexes et très articulées et font suite aux réflexions menées un an plus tôt dans un autre essai, Prise de vers[19], dans lequel le poète tentait de rendre compte de l’effort propre accompli, depuis 1870 environ, par une poésie réputée illisible.

En 2020, Pierre Vinclair part du constat de la sixième extinction de masse et du fait que celle-ci concerne tout le monde, chacune de nos activités, y compris la poésie[20]. Mais, ajoute-t-il immédiatement, une prise de parole déclarative qui dénoncerait l’incurie des gouvernements en affirmant la nécessité d’une mobilisation générale est sans intérêt pour le poète. Cela n’aurait aucune efficacité, puisque personne ou presque n’écoute les poètes dans nos sociétés. Dès lors, ceux-ci peuvent-ils faire autre chose que pleurer et déplorer le triste sort de Gaïa ? C’est à cette question que l’essai répondra par l’affirmative : dans le contexte de la crise écologique, la poésie peut déployer un effort de résistance qui relève de ses moyens propres si elle se fait tout à la fois (et ce sont les 7 chapitres qui scandent l’ouvrage) « sauvage », « totale », « tendue », « intéressante », « pensante », « collective » et « rituelle ».

Par « sauvage » (première caractéristique du poème), l’auteur entend « le fait que le poème ne réponde pas aux plans de l’esprit », qu’il soit « un corps, autrement dit une articulation mouvante d’éléments hétérogènes [...]. Quoique le fruit d’un artisanat humain, le poème (et sans doute l’art en général) réplique à l’humain la présence de son irréductible corps »[21]. La sauvagerie d’un texte impliquera ainsi sa résistance à toute synthèse herméneutique[22]. On retrouve ici, déjà présente dans Prise de vers, la revendication d’une illisibilité du poème. Cette illisibilité n’est pas une hermétique (puisqu’aucun sens occulte n’est crypté dans les arcanes du poème) : sa fonction est non seulement de soustraire une parcelle de discours aux calculs du logos mais encore d’incarner « la sauvagerie en général, au moment de l’extinction massive des espèces »[23].

Parce que Pierre Vinclair s’oppose au dogme de l’irreprésentabilité de la totalité et à la promotion du fragmentaire qui l’accompagne et dont l’auteur montre qu’elle peut être parfois plus totalitaire que l’élan d’une parole se présentant comme un tout à son lecteur[24], l’oeuvre telle qu’il la conçoit peut en outre tenter de figurer le caractère systémique et total[25] (deuxième caractéristique) de la crise traversée, et devrait essayer d’incarner, notamment par le système complexe des poèmes à l’échelle du recueil, quelque chose de cette totalité que Lovelock a baptisé Gaïa et qui se trouve mise en danger par la crise globale que nous traversons. La dimension clairement utopique de l’idéal de sauvegarde que le poème cherche à atteindre définit ensuite sa tension (troisième caractéristique), l’effort presque tragique qu’il accomplit et qui fait l’intérêt (quatrième caractéristique) du drame en lequel il consiste : à savoir, la « lutte effective d’une puissance (humaine) d’énonciation et d’une puissance (inhumaine, animale peut-être) de désénonciation[26]. » C’est seulement en intéressant par la dramatisation d’un effort – fût-il utopique – que le poème peut espérer être une machine à penser sans concepts (cinquième caractéristique) et un levier pour reconfigurer les imaginaires dans une situation où l’avenir de la pensée doit chercher de nouvelles voies. Les contradictions de la crise écologique (comme celle entre les besoins vitaux et la destruction de la vie qu’ils engendrent) ne sont pas résolues dans le poème mais montées ensemble dans le recueil où elles font système et produisent de la pensée[27].

Ce travail de la pensée ne peut faire l’économie de passer par le collectif (sixième caractéristique et raison pour laquelle La Sauvagerie a impliqué une cinquantaine de poètes invités) :

Ce qui ne signifie pas que le livre ne puisse être, en même temps, personnel, voire lyrique. Mais nous savons qu’il est absurde de concevoir (selon la métaphysique du sujet qui irrigue depuis cinq cents ans tous les domaines de la pensée moderne, de la philosophie à l’économie, du droit à la littérature) le moi comme un sujet souverain aux goûts singuliers, indépendant des autres et plus encore des choses de la nature (qui se contenteraient de l’environner). Bien au contraire : ce que je sens, ce que je pense et ce que je suis est non seulement lié à ce que sont et pensent et sentent tous les autres, mais aussi aux êtres naturels auprès desquels j’ai grandi, aux lieux, aux cycles, aux échanges dans lesquels j’ai été pris, et de proche en proche à tout le système des systèmes qu’est Gaïa[28].

Enfin, l’effort de pensée collectif mis en mouvement par le recueil tend à instaurer une poésie rituelle, c’est-à-dire, une poésie qui invente et performe des valeurs communes, fussent-elles fragiles et fugaces comme le temps de la lecture[29] : La poésie sera rituelle si elle participe « d’un souci collectif et réglé pour ce qui vaut[30] ». Il y a là la clé de voûte du dispositif imaginé par Pierre Vinclair et ce qui en fait aussi l’originalité dans le champ de la poésie française des deux derniers siècles[31]. La ritualité en tant que performativité axiologique d’une parole partagée est l’horizon pratique du poème : y convergent toutes les caractéristiques précédemment définies.

Il est possible de voir dans un tel projet une manière de confiance lyrique volontaire en cela qu’il renoue aussi bien avec un chant de grande ampleur – multipliant ses objets et tentant d’en figurer une totalité – qu’avec une parole commune et célébrante qui dit sans dogmatisme la valeur fragile du vivant selon la parole réglée d’un rituel à la performativité labile.

Critiques du solipsisme rationaliste

Critique lyrique du solipsisme rationaliste et résistance à l’exclusion rationnelle du vivant

Une des convergences plus évidentes de ces deux projets consiste en ce qu’ils s’opposent à une forme de rationalité dont la figure de Descartes (comme souvent) est le symbole. En cela, ils s’inscrivent nettement dans la perspective d’une écocritique qui, selon les termes d’Alexandre Gefen, « caresse le rêve d’un rapport intégré et renouvelé à la nature et [...] vise à la sauver de l’homme, son prédateur, en proposant contre les discours techno-scientifiques une autre parole, d’ordre artistique[32] ».

Lisons d’abord ce qu’écrit Jean-Philippe Pierron à ce propos :

Le cogito cartésien ne peut avoir d’écobiographie puisqu’il suspend tout ce qui le relie et le soutient. [...] Descartes prend pour point de départ de sa pensée la proposition « Je pense donc je suis ». Le choix de ce point de départ le conduit irrémédiablement sur la voie de l’abstraction. De cet acte de pensée fictif et sans contenu, il n’est pas possible de déduire une proposition sur les rapports de l’homme avec lui-même et avec l’univers. En réalité, la donnée la plus importante de la pensée a un contenu. Penser signifie penser quelque chose. La donnée la plus immédiate de la pensée humaine se formule ainsi : Je suis vie qui veut vivre. C’est comme volonté de vie entourée de volontés de vie que l’homme se conçoit lui-même chaque fois qu’il médite sur lui-même et sur le monde qui l’entoure. Le soi de l’écobiographie n’est ni un soi autarcique qui s’extrait du monde qu’il regarderait du dehors pour en faire un objet de représentations, ni un soi perdu dans une fusion, qui disparaîtrait dans le flux des sensations qui l’envahissent. C’est un soi relationnel incarné qui sent de façon irremplaçable, effectivement parce qu’affectivement, le monde environnant primordial. Il laisse une place à l’autre, à tous les autres, dans son être[33].

La critique opposée à Descartes s’attaque donc ici à l’abstraction relationnelle dans laquelle l’auteur des Méditations situerait l’exercice de la raison. Il semble qu’elle soit ainsi très voisine dans ses conséquences de l’ontologie relationnelle qu’un Arne Naess oppose à la « conception atomiste, inspirée par l’ontologie galiléenne[34] » selon laquelle la réalité serait « un vaste supermarché garni de choses individuelles reliées extrinsèquement[35]. »

Pierre Vinclair partage sans doute les grandes lignes de cette définition interrelationnelle du sujet[36] mais pour sa part, c’est surtout aux implications du projet de « se rendre comme maître et possesseur de la nature[37] » qu’il s’en prend. Bien qu’il y ait loin de cette simple formule issue d’un traité philosophique à son application politique et technique, le poète rappelle qu’elle n’en reste pas moins « la conséquence d’une métaphysique qui considère comme relevant d’essences hétérogènes l’esprit d’un côté, et la matière de l’autre », métaphysique selon laquelle « l’être pourvu de raison a le droit de disposer comme il le souhaite des êtres qui n’en sont pas pourvus »[38]. Et de poursuivre :

De nombreux philosophes, parmi lesquels Jacques Derrida ou Philippe Descola (et avant eux Nietzsche) ont montré que la rationalité que nous nous prêtons est d’abord une construction (et non une donnée naturelle) rhétorique, qui sert notamment à justifier une prise de pouvoir sur ce qui n’en serait pas doté. La volonté de vérité (pour le dire avec Nietzsche), le phallologocentrisme (avec Derrida), ou le Naturalisme (de Descola) relèvent d’abord d’un assaut fait sur les corps vivants[39].

 Si la rationalité est ici mise en cause, c’est en raison des jeux de pouvoir et d’exclusion que sa rhétorique autorise. « L’écologie, en ce sens, ne peut être seulement scientifique. Il y a en elle une aspiration à sortir de la rhétorique de la rationalité[40] », aspiration dont l’auteur confie l’accomplissement à une écriture poétique à la fois sauvage et rituelle comme nous l’avons vu.

Les deux auteurs se rejoignent donc dans la critique d’une rationalité coupable ici d’instituer la fiction d’une pensée désincarnée, détachée et solipsiste, là de fonder sur une métaphysique rhétoriquement perverse une dangereuse domination du vivant. Corollaire d’une telle critique, une même attention au sauvage comme à ce qui échappe au calcul de la raison et qu’il revient à l’écriture poétique de prendre en charge. Central chez Pierre Vinclair (cf. supra), cet aspect n’est pas absent de Je est un nous. Après avoir donné une belle citation de l’ouvrage de Virginie Maris, La Part sauvage du monde. Penser la nature dans l’Anthropocène[41], Jean-Philippe Pierron écrit : « Ce qu’engage une écobiographie : se laisser travailler corporellement et affectivement par la part du sauvage en soi. Se laisser façonner par la puissance vitale de l’eros en nous, laquelle se refuse à cette puissance thanatocratique voulant tout contrôler et domestiquer[42]. »

Une rationalité modérée par des dispositifs génériques hybrides

Sans doute cette critique de la raison, s’effectuant elle-même dans un genre discursif, l’essai, qui fait partiellement siennes les normes et les procédures du discours rationnel, ne verse pas dans l’irrationalisme. Il s’agit moins de refuser à la raison toute voix au chapitre que de l’« amender[43] », d’en modérer les prétentions et de la contraindre à composer avec d’autres formes discursives, d’autres rhétoriques qui lui résistent et la réorientent, d’en faire en somme une modalité parmi d’autres de la circulation du sens au sein des collectifs. Chez Jean-Philippe Pierron, cela passe par la composition d’un livre relativement hybride dans lequel s’alternent des « Contrepoints » dédiés aux liens entre l’écobiographie et la théorie singulière de penseurs et penseuses incontournables de l’écologie au vingtième siècle, et des chapitres tantôt autobiographiques, tantôt théoriques. Ainsi, dans une très belle séquence du chapitre 3 « J’ai mal ou Job le fils de la terre », le philosophe évoque le souvenir douloureux des derniers jours de sa mère, malade et alitée dans une chambre d’hôpital. Le texte raconte l’intrusion d’une sauterelle dans cet espace aseptisé, le geste automatique de l’enfant pour la jeter par la fenêtre, geste aussitôt arrêté par sa mère qui trouve en la présence de cet animal une sorte de joie. Vient ensuite un parallélisme entre cette scène et les chapitres XXXVIII-XLI du livre de Job où le philosophe trouve une même « louange [appelée] par les créatures vivantes, ces créatures desquelles Job souffrant fait pourtant partie mais que sa souffrance lui a fait occulter[44] ». Le parallélisme permet d’articuler alors un discours éthique sur l’appartenance au vivant qui, s’il commence à se dire à la première personne, a bien une portée générale et se conclut sur une énonciation collective qui se construit en référence au partage du texte biblique :

De fait quand je regarde ou me laisse regarder par cette bête, ou la bestiole sauterelle, comme née du premier matin du monde et qui me rejoint aujourd’hui, je me dis, ivre du vertige que procure le temps géologique : combien de millions d’années de vitalité et de lutte contre la souffrance pour qu’elle ait pu venir jusqu’à moi ? [...] De telles interrogations offrent une place à tout vivant dans la vaste histoire des vivants. Nul n’en est exclu parce que nul n’a à la mériter. Elle est donnée. [...] Nous pouvions croire que le monde était contre nous ; nous n’étions simplement, mais difficilement, pas avec lui parce que nous ne nous sentions pas exister[45].

Il est frappant de constater comment ici l’épanchement autobiographique, pudique et contenu, mobilise, d’une part, des référents culturels communs et, accomplit, d’autre part, un va-et-vient entre récit personnel et catégorisation articulant ainsi un discours surplombant de critique du naturalisme. Les moments de lyrisme sentimental s’accompagnent donc d’une dynamique de partage culturel et s’inscrivent dans la progression argumentative d’une réflexion théorique sur les manières de penser les rapports du sujet à la question écologique.

Chez Pierre Vinclair, il revient au diptyque des publications – La Sauvagerie d’un côté, écriture sauvage, et Agir non agir de l’autre – de mener à bien une entreprise critique interne au discours théorique et une pratique du poème qui performe une sauvagerie que la théorie désigne sans pouvoir l’incarner.

Quel statut donner aux divergences qui distinguent les deux oeuvres ?

Deux poétiques que tout oppose…

En dépit de ces proximités, la différence des deux projets est évidente. Elle apparaît déjà dans les différences d’accent que nous venons de souligner. En caricaturant sans doute un peu[46], il est possible d’affirmer que ces oppositions découlent des priorités propres à chacun de ces projets et de leurs présupposés. Chez Jean-Philippe Pierron, ce qui est prioritaire, c’est la restauration et la révélation des relations du sujet avec son environnement sur fond d’une ontologie relationnelle proche des positions de l’écologie profonde. Pour Pierre Vinclair, la première chose à faire est de résister à un logos impérialiste et de lui soustraire des parcelles de discours (des poèmes). Le poète affirme alors un autre principe ontologique : la sauvagerie conçue non comme représentation naïve depuis une rhétorique prétendument civilisée mais comme ce qui est en soi sauvage au sens où il ne doit véritablement pas son développement à des médiations conceptuelles concrétisées par des actions techniques[47]. Les effets attendus de l’écriture sont donc fort différents : explicitation et représentation des appartenances du sujet ici, là l’incarnation en acte d’un au-delà sauvage de la nature et de la culture. La nature même des dispositifs mis en place (séparation éditorialement nette – en apparence[48] – de l’essai et du poème chez l’un ; hybridation du discours propositionnel et de l’écriture autobiographique chez l’autre) en témoigne. Ou pourrait thématiser cette différence de bien des manières car elle recoupe sans doute un certain nombre d’oppositions : lisibilité de l’écobiographie et absence de synthèse herméneutique rendant compte du poème, écriture de la représentation et écriture performative, lyrisme naïf et lyrisme critique.

De fait, si le poème de Pierre Vinclair se pense et se constitue comme un refuge pour la sauvagerie du vivant et comme une dramatisation des rapports entre sauvagerie et signification, s’il peut aussi, à l’instar de ce que se propose d’accomplir Jean-Philippe Pierron, raviver les liens d’interdépendance du sujet, ce n’est pas sur le mode de l’explicitation qu’il le fait. Là où chez le philosophe, la parole porte un propos et se définit donc surtout par sa dimension propositionnelle, le poète voit dans le poème un corps où s’articulent de façon non résolutoire une diversité de logiques concurrentes voire divergentes : ces logiques sont référentielles, pragmatiques, phoniques, syntaxiques, textuelles et culturelles et « le poème apparaît alors moins comme une opération linguistique visant à réaliser un plan de l’esprit (comme peut l’être un discours), que comme un équilibre entre diverses logiques hétérogènes qui répondent à des enjeux qui ne synthétisent pas[49] ». Comme l’écrit Pierre Vinclair,

le poème est le drame du dire : cette proposition simple signifie que s’y affrontent au moins deux forces. Je les identifierai ainsi : l’une d’énonciation (que le poème partage avec tous les morceaux d’élocution, qu’ils relèvent de la conversation courante, de la philosophie, de l’histoire drôle ou du reportage journalistique : quelque chose essaie de s’y dire) ; l’autre de désénonciation. Par ce mot, il faut entendre le refus ou l’empêchement du dire : une force négatrice, qui s’attaque à l’énonciation, la conteste, la désintègre, essaie de la rendre impossible. Le drame du poème, c’est l’aventure du petit chaperon rouge de l’énonciation qui rencontre le loup de la désénonciation. Ou, pour le dire autrement : le poème est une cage. À l’intérieur s’affrontent un député en costume bleu et un black block à capuche[50].

À l’ontologie du sauvage s’articule donc une description des ressources non convergentes du poème qui devront la prendre en charge par le biais d’une dramatisation d’une résistance à / de l’énonciation. En ce sens, le lyrisme volontaire de Pierre Vinclair, s’il renoue avec le chant et son ampleur totale, n’en reste pas moins un lyrisme critique qui travaille et développe une conscience aiguë de sa constitution formelle, de ses limites et de sa fragilité. L’originalité de la position proposée par Vinclair tient sans doute au fait qu’il récuse par sa pratique l’opposition schématique entre le nihilisme formaliste d’une poésie trop consciente d’elle-même et la naïveté a-critique qui constituerait l’héritage indiscuté d’un lyrisme ingénu[51]. Si le lyrisme de La Sauvagerie peut résister, c’est parce qu’il tient ensemble l’exigence critique de la réflexivité et l’élan d’un effort utopique.

De manière bien différente, chez Jean-Philippe Pierron, le projet écobiographique ne se dote visiblement d’aucun dispositif critique sur le plan de l’écriture[52]. Il y a, en effet, dans Je est un nous, une certaine confiance dans le langage. Même si, dans cet essai, l’écriture à la première personne accompagne et prépare une critique de nature aussi théorique, on peut la qualifier de lyrique dans le sens que Vinclair attribue à ce terme dans Agir non agir :

[L]e souffle du sens y triomphe de la résistance que lui opposent les personnages du langage [les différentes logiques constitutives du texte cf. supra], qui n’apparaissent que comme des adjuvants. Si lyrique tend habituellement à désigner la tonalité subjective d’un poème, c’est que le sujet est en effet un réservoir de sens massif, capable de déverser une puissance énonciative immense, à même de submerger tout le personnel qu’elle rencontrera sur son passage. Pas besoin qu’un poème parle d’amour pour être lyrique : il suffit qu’il soit conçu comme un lieu d’expression (d’une idée, d’une émotion, d’une expérience, d’un engagement)[53].

La puissance des liens d’appartenance s’exprime ainsi chez Pierron dans une écriture de soi transparente, non réflexive, qui maintient, sauve de toute attaque, la fluidité d’un discours sans jamais produire les obstacles d’une insignifiance ou d’une opacité. Si de tels obstacles sont parfois présents comme thèmes (l’expérience intime de la sauvagerie au-delà du concept par exemple), ils ne constituent jamais une expérience du lecteur de l’écobiographie.

Pour le dire autrement, si, dans Je est un nous, un lyrisme naïf, non-critique, se fait l’opérateur d’une réforme et d’une critique des formes de subjectivité impliquées par le naturalisme de la raison abstraite, chez Pierre Vinclair, il appartient à un lyrisme empêché et luttant, élément parmi d’autres d’un drame de l’énonciation complexe et irréductible, d’opérer une critique non seulement du discours rationnel et de la rhétorique naturaliste, mais peut-être plus généralement de toute discursivité propositionnelle et a-problématique qui prétendrait à une élucidation impérialiste du monde par la signification.

… ou deux modes d’écriture relevant d’un même paradigme ?

Au terme de cette mise en regard de deux pratiques de résistance à la crise écologique par l’écriture, il semblerait que nous soyons reconduits à une opposition somme toute classique entre, d’un côté, la poétique mimétique d’un lyrisme a-critique (celle de Jean-Philippe Pierron) et, de l’autre, une poétique performative (chez Pierre Vinclair). Présentation versus représentation : on sait combien le champ de la théorie littéraire des 200 dernières années doit à ces deux épouvantails qui se regardent en chien de faïence. On sait aussi comment l’opposition conditionne les jugements que l’on peut porter sur les oeuvres, comment elle tend à les hiérarchiser. Pourtant l’expression d’un jugement (esthétique, théorique, axiologique ?) fondé sur cette opposition manquerait sans doute ce dont il s’agit. En effet, la perspective écologique dans laquelle elles s’inscrivent les situe sur un plan qui dépasse et englobe celui de la littérature et nous conduit à limiter plus radicalement encore la portée des oppositions traditionnellement frontales qui organisent encore aujourd’hui le champ de la théorie littéraire.

Non que la communauté d’une visée écologique de l’écriture doive aplatir les différences importantes qui distinguent les projets respectifs de chacun des auteurs, mais il me semble que l’engagement que porte une telle visée implique des définitions de l’écriture et de la littérature fondées sur une reconnaissance de leur matérialité, de leur contingence et de leur adhérence à une vie singulière. En un sens, Jean-Philippe Pierron et Pierre Vinclair souscrivent plus ou moins implicitement à une théorie non créationniste, à une définition non artificialiste de l’écriture : ni l’écobiographie ni le poème ne sont un empire dans un empire ; ils se constituent comme expérience et dans la continuité d’une expérience qui est d’abord celle d’un vivant.

Cela passe chez Pierre Vinclair par une définition non-logique de la forme conçue, dans le sillage de l’esthétique de John Dewey, comme « une organisation des énergies de l’expérience[54] ». En effet, chez Dewey, l’oeuvre d’art est la construction d’une expérience complète à partir de l’interaction de conditions et d’énergies à la fois organiques et issues de l’environnement[55]. Il n’y a donc pas de « coupure » symbolique mais une continuité de la vie et du faire humain. Et le poème de Pierre Vinclair, en tant qu’effort, tension, résistance (voir supra) se définit comme une expérience qui prend place dans le cours des expériences communes. L’essai qui viendra après Agir non agir, Vie du poème (titre dans lequel la « vie » est loin d’être une simple métaphore) retracera l’histoire de l’ontogénèse de l’expérience du poème ; il soulignera un même refus « moderniste » de faire du poème une activité séparée de la vie qui consisterait « à orner par un recours à une rhétorique traditionnelle des discours idéalistes et édifiants[56] ».

Chez Jean-Philippe Pierron, la mobilisation des ressources énonciatives de l’autobiographie ancre la représentation et l’explicitation propositionnelle des appartenances du sujet dans l’expérience même. Le pacte autobiographique implique non seulement la non-fiction du récit mais il stipule également l’ancrage de celui-ci dans l’expérience du sujet qui s’énonce. La mimésis qu’elle implique est indissociable d’un acte d’énonciation qui lui donne sens. Ses contenus sont indexés aux circonstances d’un corps et d’un contexte. Et l’on peut donc affirmer que la mimésis autobiographique a lieu, sans solution de continuité, dans le courant d’une expérience qu’elle transforme en retour. Représentation ancrée, elle fait corps avec la vie qu’elle raconte et qui la produit au point de devenir un processus de cette vie même autant, voire plus, que sa représentation. En tant qu’autobiographie, l’écobiographie postule donc un lien ontogénétique non refoulé avec l’existence qu’elle raconte et de qui la raconte puisque « la nature n’est pas ce dont on s’extrait et que l’on extrait, parce qu’on en vit[57] ».

Aussi opposer l’écobiographie et la poésie sauvage semble superflu, voire contreproductif. Malgré l’opposition nette de leur poétique respective sur l’échiquier littéraire, ces deux pratiques sont à penser moins selon une opposition que selon un même paradigme anthropologique qui balaye l’échiquier d’un revers de la main. Dans cette perspective, les formes de lyrisme que ces pratiques inventent (naïf chez Jean-Philippe Pierron et par là-même critique d’un isolement fictif du sujet rationnel ; réflexif, critique et chanté dans la poésie rituelle inventée dans l’arche écologique de Pierre Vinclair) peuvent être définies par leur visée pragmatique (indissociable de leurs effets esthétiques supposés) et être considérées comme des formes d’expérience (plutôt que comme des formes littéraires) accordées entre elles sur le plan immanent des fins du vivant, auquel toutes deux n’ont de cesse de rappeler leur appartenance.