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Le paradigme inquisitorial, pour reprendre la formule de Dominique Kalifa, est devenu depuis les années 1980 une ligne majeure de la production littéraire. Qu’on l’appelle narrations documentaires selon Lionel Ruffel ou littérature de terrain selon Dominique Viart, il s’agit de dire comment l’écrivain sort de l’écritoire pour aller à la rencontre du réel et en restituer l’expérience[1].

L’oeuvre de Joy Sorman s’inscrit dans un tel paradigme. Si celle-ci est éminemment polymorphe, plusieurs de ses ouvrages résultent d’un travail d’enquête sur le terrain : dans les logements insalubres pour L’Inhabitable (2011), dans une gare parisienne pour Paris Gare du Nord (2011) et au sein de deux hôpitaux psychiatriques pour À la folie[2]. Or, comment aller à la rencontre de l’hôpital psychiatrique ? Comment en « restituer l’expérience » ?

« Évincer l’originalité des expériences historiques de la folie, voilà l’erreur historiographique et historique que Foucault entend corriger par la rédaction de son Histoire de la folie, en restituant justement ces expériences dans la singularité qui fut la leur en leur temps[3] ». Ainsi Jean-Philippe Gendron décrit-il le projet de Michel Foucault dans Histoire de la folie à l’âge classique (1961). Avec son texte À la folie, Joy Sorman semble entreprendre un projet similaire, celui de sortir l’expérience de la folie de la marge où elle a été placée grâce à la forme littéraire. Lors d’un entretien radio avec Sylvain Bourmeau à France Culture, Joy Sorman revendique l’influence du philosophe lorsqu’elle mentionne la phase de documentation qui a précédé l’écriture de À la folie. Les oeuvres de Michel Foucault, mais aussi les documentaires cinématographiques de Raymond Depardon et Frederick Wiseman, ainsi que les travaux d’Erving Goffman, se présentent dès lors comme un socle théorique au texte de Sorman. Dans le même entretien, À la folie est envisagé comme « une auto-commande documentaire[4] » qui se tient à l’écart du roman, forme que Sorman considère comme peu propice au traitement de la folie.

On constate que Sorman imbrique sociologie et fiction l’un dans l’autre, pour finalement donner naissance à un objet-texte « pas si stabilisé » (ALF, p. 246). En ressort une hybridité inhérente au projet littéraire de l’autrice dont il conviendra d’étudier la multiplicité tant au niveau de la représentation des discours que dans la démarche d’écriture. Il s’agira alors d’analyser la dimension littéraire du texte et d’interroger l’élaboration d’une poétique, au service d’une politique de la folie.

Vers une poétique de la folie ?

Sorman justifie sa démarche créatrice ainsi : « Je voulais […] témoigner de l’état d’une institution : la psychiatrie française. Je voulais aussi aborder finalement la question sociale, la question de l’état de notre société par le biais un peu détourné de la santé mentale[5]. » Elle décrit son procédé d’imprégnation de la manière suivante : il a fallu « passer un an dans une unité d’espace et de lieu, l’idée c’était vraiment d’être enfermée dans cette boîte pendant un an et de témoigner de la vie de ce service[6] ». Sa démarche pourrait dès lors être envisagée par le prisme de la sociologie telle que l’a développée Erving Goffman dans Asiles : études sur la condition sociale des malades mentaux (1968). Pourtant, si elle établit des prémisses sociologiques fondées sur une étude de terrain, Sorman semble s’en détacher pendant le processus de montage du texte, pour finalement nous livrer un objet-texte hybride.

Démarche sociologique et démarche littéraire

Goffman a lui-même passé un an à l’hôpital St. Elisabeths de Washington, entre 1955 et 1956, se donnant pour objet « l’étude ethnographique de certains aspects particuliers de la vie sociale des malade[7] ». Sorman semble s’inscrire dans la lignée de Goffman par le mode d’observation qu’elle adopte, mais également par les étapes du processus psychiatrique qu’elle met en lumière. Nous prenons pour exemple le chapitre « L’inventaire » :

Si l’inventaire est une mesure de précaution, il dépouille aussi les patients de toute propriété, et même plus modestement de toute possession, de leurs objets les plus ordinaires […]. L’inventaire forme avec le pyjama un redoutable diptyque, les deux faces de l’intronisation psychiatrique, un rite de renoncement et de soumission.

ALF, p. 41

Résonnent alors ces « formalités d’admissions » que Goffman présente : l’arrivant « ainsi dépouillé […] se laisse niveler […] transformer en un objet que l’on peut livrer à la machine de l’établissement »[8].

À la manière de Goffman, Sorman informe sur l’« institution totalitaire » (« total institution[9] » en anglais) de l’Hôpital Psychiatrique dont le système de règles propres et la sérialisation des activités se déclinent au fil des chapitres : « [T]oujours la même rengaine, les mêmes journées en boucle – lever, douche, café, clope, mettre le couvert, Scrabble, promenade, clope encore, extinction des feux – sans aucune brèche dans la cadence. » (ALF, p. 157)

Goffman précise qu’une des particularités de l’institution est sa délimitation : « Signe de leur caractère enveloppant ou totalitaire, les barrières qu’elles dressent aux échanges sociaux avec l’extérieur, ainsi qu’aux entrées et aux sorties, et qui sont souvent concrétisées par des obstacles matériels[10]. » La narratrice fait état de cette frontière entre le dehors et le dedans dès le premier chapitre : « [A]près avoir longé un imposant mur d’enceinte, sonné à une grille, passé un sas, sonné à nouveau », elle remarque « un plan orthogonal des lieux, une organisation par couleurs, lettres et chiffres » (ALF, p. 10). Se pose alors la question de la place de la narratrice dans l’espace psychiatrique et du point de vue qu’elle y adopte. Sorman revendique une transmission égale de la parole des patients et soignants, et écrit : « Prendre parti est impossible, intenable dans la durée, il faut […] flotter parmi les points de vue souvent contradictoires » (ALF, p. 47). Il est ici un flottement qui interroge la place de la narratrice et qui l’éloigne de l’entreprise sociologique de Goffman qui a lui déclaré adopter uniquement le point de vue du patient. Si elle se situe à la limite entre patient/soignant, la narratrice est aussi celle qui franchit les limites diverses. C’est la limite physique qu’elle enfreint lorsqu’elle serre la main de Jules. En possession des clefs du service, elle traverse les limites spatiales au sein de l’Hôpital Psychiatrique ainsi qu’entre l’institution et le dehors. Enfin c’est la limite de la sociologie qu’elle questionne lorsqu’elle écrit : « Le seul principe qui vaille est l’incertitude. Il n’y a que des situations, feuilletées et lentement agrégées, et si peu d’explications, qui aplanissent, compriment. » (ALF, p. 134) C’est dans l’écriture que l’autrice « transfuge[11] », surnommée « passe-partout » (ALF, p. 227) par un patient, dévoile la porosité du cloisonnement.

Recueil de paroles / récit de cas : quand la folie redéfinit le genre

Lors de la parution du livre en février 2021, les critiques ont identifié un « récit documentaire » (TV5 Monde), un « reportage littéraire » (Le Point), ou encore un « mélange d’anthropologie, de philosophie et de littérature » (Le Parisien Week-end)[12]. La maison d’édition Flammarion désigne quant à elle le texte de Sorman sous le terme de « roman ». Nous constatons dès lors la difficulté à assigner À la folie à un genre littéraire établi. Le lecteur découvre une narration en vignettes, évoquant le genre ancien du « caractère », prenant la forme de chapitres qui présentent souvent un patient et sa pathologie, ou qui sont consacrés aux activités du quotidien au sein de l’hôpital. La patiente Jessica est elle-même présentée comme « un cas » dont on lit l’anamnèse : « Mère abusive, père mort, compagnons violents, frère suicidé sur sa moto lancée à pleine vitesse contre un arbre une nuit de déluge, après l’avoir violée pendant des années. » (ALF, p. 151) Sorman présente des récits de cas qu’Anaëlle Touboul décrit comme « une forme mixte qui relève tant d’une culture scientifique que littéraire, et qui témoigne de l’imbrication des deux discours[13] ». Comme nous l’avons évoqué plus haut, Sorman opère une restitution totale de la parole de l’Hôpital Psychiatrique, celle du patient comme celle des membres du personnel, tout statut confondu. Un tel partage de l’espace textuel assure un rendu démocratique des vécus, mais s’inscrit dans un questionnement plus large sur la mise en forme, et en mots, de la folie. Monique Plaza, dans l’ouvrage qu’elle consacre à l’écriture de la folie, isole deux possibilités d’écriture de la maladie mentale : l’autrice pourrait témoigner de sa propre folie ou « construire une fiction littéraire où la folie se déploie[14] ». Elle rappelle alors que dans le cas de la fiction :

Énoncer la folie exige de l’écrivain un strict travail formel (il s’agit pour lui de transcender l’ineffable, de dire l’indicible, de rationaliser l’irrationnel) et une mise en sens de l’expérience (il déroule le fil de la folie, en montre la logique, en révèle la portée générale)[15].

Chez Sorman, le dispositif d’écriture mis en place alterne « portraits […] des corps […] qui portaient des récits » et des scènes du quotidien « pour que la vie de l’hôpital se manifeste aussi de manière plus incarnée »[16]. L’autrice témoigne des conditions hospitalières psychiatriques et détaille les procédures judiciaires et administratives du système. Elle se réfère à plusieurs théoriciens et experts de la psychiatrie comme Gilles Deleuze, Felix Guattari et Jean Oury. Mais si elle admet être partie d’une « base documentaire », elle revendique également la modélisation de son écrit par la fiction. Elle déclare : « Je me suis donné la liberté, la liberté de la fiction, d’augmenter leur vie, d’augmenter leurs récits justement : d’autres aventures qu’ils auraient pu vivre, d’autres paroles qu’ils auraient pu dire[17]. » La frontière poreuse entre témoignage et fiction s’exhibe dès les premières pages puisque le texte s’ouvre sur la question « Ci-gît la vérité ? » (ALF, p. 7), suivi d’un premier paragraphe structuré par la répétition du verbe « imaginer » (ALF, p. 9). La postface vient quant à elle complexifier le pacte de lecture. On lit : « Ce livre est issu de journées passées dans deux unités psychiatriques quelque part en France ; tous les noms des patients comme des soignants ont été modifiés. » (ALF, p. 277) Les deux unités médicales ont donc fusionné pour former le pavillon 4B, alors que le changement de nom n’apparaît dès lors plus comme une initiative d’anonymisation propre à l’analyse sociologique, mais comme une démarche littéraire de fictionnalisation qui donne naissance au « personnage de Franck[18] ». Il semblerait dès lors qu’À la folie s’inscrive dans la continuité de ce qu’Anaëlle Touboul désigne comme des « histoires de fous », ces textes « au confluent du récit de cas et du témoignage du patient »[19]. Un texte qui ferait jouer discours psychiatrique, paroles des patients et fictionnalisation du contexte. De là ressort une oeuvre hybride dont nous tenterons de délimiter les contours littéraires.

Poétique de la folie :

Sorman déclare : « L’empathie c’est le ressort de l’écriture fictionnelle, de l’écriture romanesque. […P]our moi la fiction c’est précisément l’expression, dans le langage, de l’empathie[20]. » Avec À la folie, elle a tenté de faire « converger » l’empathie du roman et l’empathie du soin. Il semblerait donc que la fictionnalisation passe par une implication émotionnelle singulière de la narratrice que l’on perçoit d’abord dans les confessions brèves qu’elle livre : « [J]e sens tout autour comme un léger mais net affaissement du monde matériel. Et c’est bien tout ce que je peux sentir, car la douleur d’Arthur je ne la comprends pas, j’y accède à peine. » (ALF, p. 133) La narratrice intervient de façon ironique en retranscrivant les notes de Léa, interne en psychiatrie : elle mentionne le « talent grandissant pour le verbe psychiatrique » de la soignante et l’« art » qu’elle affine (ALF, p. 115). Sorman souligne ainsi la discursivité des pratiques de soin psychiatrique et les rapproche du processus d’écriture romanesque. C’est dans la place donnée au lyrisme que transparaît l’empathie poétique de Sorman et que la fictionnalisation se fait, dans un entrelacs des sensibles, lorsque patients, soignants et écrivaine se regroupent dans une union pronominale lors du goûter de Noël :

Une ASH commence à accompagner timidement les paroles tandis que j’ose à peine murmurer, ce soir l’ennemi connaîtra le prix du sang, les poings ne se lèvent pas, les mains affamées continuent de saisir des gâteaux et chocolats, nos coeurs se fracturent en silence.

ALF, p. 141

L’oeuvre littéraire se construit également sur des réseaux métaphoriques. On discerne notamment un groupe de patients qui s’organise autour de la sorcellerie. Viviane est une « illuminée » qui a « le don d’une langue divine » (ALF, p. 201) ; Franck est un chaman qui pratique la transe ; Maria est « la sorcière aux pieds nus qui marche sur les braises » (ALF, p. 23). Ainsi se crée un système de résonances qui reste en mémoire dans l’expérience de lecture, alors que les petits objets que Franck garde cachés dans le faux plafond de sa chambre réapparaissent en fin de texte, lors de la sortie de l’hôpital.

La narratrice a recours à un vocabulaire biblique lorsqu’elle parle de Franck. Elle utilise les termes « miracle », « malédiction », « bonté » ou encore « prodige » (ALF, p. 19). Franck lui explique également qu’il a ressuscité après avoir été poignardé. La narratrice d’intervenir ici en précisant : « [E]n réalité il ne dit pas je ressuscite, il dit je revis » (ALF, p. 19). La limite poreuse entre fiction et réalité se perçoit dans la correction que la narratrice apporte au propos du patient. Le vocabulaire biblique s’exhibe alors comme un outil rhétorique qui structure le portrait de Franck et non comme une retranscription fidèle du contexte. La modélisation du propos du patient dévoile la tendance de la fiction à cloisonner les malades dans un nouveau cadre, celui du cliché littéraire. Anaëlle Touboul évoque l’équilibre délicat entre fiction et témoignage, et elle écrit : « On peut s’interroger sur la possibilité même de conjoindre littérature et témoignage, sans renoncer à la première, qui recherche la charge émotive et la force de la formule, et sans trahir le second, qui exige précision et sobriété[21]. » À la folie offre une réponse à cette interrogation. En métamorphosant son expérience de terrain en écrit fictionnel, Sorman trace un réseau métaphorique qui émerge de l’individu et qui vient scinder l’institution psychiatrique. Nous pourrions y voir une manière de revaloriser l’individu dans la machine psychiatrique, entreprise qui passe avant tout par un remaniement du langage.

Hybridité : mise en mots de la folie

Dans À la folie, Sorman propose ce qu’elle nomme une « aventure du langage » : « Vraiment il s’agissait pour moi de donner à voir à la fois comment pouvait s’exprimer la folie, et pour un écrivain c’est passionnant parce que c’est d’abord une aventure du langage, la façon dont le langage déraille, dont il reconstruit la réalité dans le délire[22]… » Cependant là où Sorman voit dans la folie un « langage qui déraille », Foucault la décrit comme l’absence de discours autonome : « En elle-même, elle est chose muette : il n’y a pas dans l’âge classique de littérature de la folie, en ce sens qu’il n’y a pas pour la folie un langage autonome, une possibilité pour qu’elle pût tenir sur soi un langage qui fût vrai[23]. » À la suite de son expérience d’un an sur le terrain, Sorman utilise la forme littéraire, celle jugée comme manquante par Foucault, pour sortir la folie de son mutisme. Au lieu de réduire les « fous » au silence, elle leur propose un lieu de parole afin de rendre compte de leur expérience de la réalité qui, bien que différente de ce qui est établi comme une norme, n’est pas ostracisée.

« [U]ne aventure du langage »

Par l’intermédiaire d’un texte hybride, Sorman manipule le langage pour faire figurer différentes réalités qui peuvent être complémentaires (celles des patients et de certains soignants) ou alors totalement discordantes (celles des patients, de certains soignants et celle imposée par l’administration). Ainsi, l’expérience de Jordan est partagée avec le lecteur dans un passage au discours direct, séparé de la narration par un blanc typographique et attribué de façon manifeste au patient par la narratrice : « Et Jordan commence de parler avant même de s’asseoir. » (ALF, p. 257) L’attribution du discours à ce patient est exprimée par l’omniprésence des pronoms à la première personne dans un discours marqué par son registre pathétique : « [J]e suis le canard noir, j’apporte le bonheur mais moi ça me cause du malheur. » (ALF, p. 257) « Toute ma vie est sombre, toute ma famille est maudite. » (ALF, p. 258), « On m’a kidnappé, un cousin a fait une tentative de viol sur moi à 5 ans » (ALF, p. 258). Face à ce discours, la narratrice présente celui de la psychiatre Sarah qui est également rapporté par un discours direct, mais dont la froideur laconique peut choquer le lecteur : « Je consulte le compte-rendu de l’entretien, quelques notes : patient envahi, interprétatif, intuitif, pas synesthésique (ne sent pas le viol dans sa chair). […] Prends les mots pour les choses. » (ALF, p. 259) La réalité de Jordan est complètement ignorée par la psychiatre qui, par ses mots, réduit au silence la douleur du patient, sans que le texte lui-même ne nie son expérience.

Peut-on voir dès lors, dans la représentation des discours sur ce mode hybride, une illustration des considérations de Foucault énoncées dans la préface de la première édition d’Histoire de la folie à l’âge classique ?

De langage commun, il n’y en a pas ; ou plutôt il n’y en a plus ; la constitution de la folie comme maladie mentale, à la fin du xviiie siècle, dresse le constat d’un dialogue rompu, donne la séparation comme déjà acquise, et enfonce dans l’oubli tous ces mots imparfaits, sans syntaxe fixe, un peu balbutiants, dans lesquels se faisait l’échange de la folie et de la raison. Le langage de la psychiatrie, qui est monologue de la raison sur la folie, n’a pu s’établir que sur un tel silence[24].

Pour Foucault, la folie est le résultat d’un « dialogue rompu », rupture qui a été accentuée par la domination de la science psychiatrique sur l’étude et la définition de la folie. La forme hybride du texte de Sorman, qui inclut une multiplicité de discours, nous semble alors proposer une modélisation du rétablissement de l’échange entre folie et raison.

« [U]ne communauté de parole » ou « un ring de langue » ?

Par le biais d’une « collecte des voix agencé[e]s avec un art savant du montage[25] », la narration dans À la folie fait entendre différentes voix. Dans Diacritik, Laurent Demanze évoque la création d’une « communauté de paroles [qui] permet d’éviter d’instituer le patient en victime d’un personnel tortionnaire[26] ». Le dialogue entre « folie » et raison est principalement réactivé dans les passages de l’oeuvre qui enchâssent voix de patients et voix de soignants. Prenons par exemple la narration d’un échange entre Catherine et Youcef :

Je suis là pour schizophrénie mais je ne me sens pas malade. Catherine écoute de loin, lui fait remarquer qu’il répète sans cesse qu’il n’est pas malade mais revient toujours sonner à la porte du service, demande lui-même à être hospitalisé et prend ses médicaments sans discuter. La dernière fois tu es allé directement au poste de police pour qu’ils te conduisent ici, tu te souviens, t’avais peur de faire une connerie. Je souffre oui, mais je ne me sens pas malade. À ce que je sache, ça va très bien dans ma tête.

ALF, p. 35

La voix de Youcef est transcrite par le discours direct libre, sans introduction. Elle semble en partie protégée dans la narration par le recours au discours indirect pour rapporter la réflexion de Catherine, dont le discours est à son tour « libéré » avec le passage au discours direct libre. L’ouverture du dialogue, visible par les interpellations (« tu te souviens », « t’avais peur ») est suggérée par l’effaçage des marqueurs de transition qui signaleraient le changement de locuteur. Ce type d’échange émerge régulièrement dans un récit caractérisé par l’enchâssement des paroles. Il y a donc une tentative de création – littéraire – d’une communauté de parole.

Toutefois, comme le souligne Laurent Demanze « l’écrivaine ne minore pas les tensions de cette communauté de parole au point de constituer le livre comme un ring de langues[27] ». Puisqu’elle s’inscrit dans une communauté non désirée, la communauté de parole semble vouée à l’échec, et notamment parce que la nomenclature psychiatrique et les objectifs capitalistes de rentabilité de l’administration ne laissent que peu de place à la parole. Cette opposition est rendue évidente dans le chapitre « Le soldat inconnu ». La dissonance dans la relation patient/soignant est matérialisée par la présence du bureau qui sépare physiquement les deux individus ainsi que par les choix de rapport du discours. On trouve à nouveau la parole du patient en discours direct libre (« Je n’ai pas peur de mourir pour ma patrie, je n’ai peur que de mon dieu » [ALF, p. 48]) contre un discours indirect pour les propos de la psychiatre (« Sarah m’apprend qu’il est fondamental de laisser le patient psychotique délirer sans le contredire » [ALF, p. 48]). Les interventions de la narratrice qui se pose la question de sa position dans cette communauté de parole et la tension entre Sarah et Youcef suggèrent une impossible réconciliation, y compris au sein de la communauté de parole. Dès lors, c’est par le récit dans son ensemble que Sorman cherche à concilier les réalités et positions dissonantes.

Une « mise en bouche de la langue »

La réconciliation du dialogue entre folie et raison ne peut passer par les échanges entre patients, soignants et administration. S’impose alors la voix de la narratrice qui s’exprime à la première personne et qui prend en charge les discours dissonants. Sorman a expliqué sa démarche dans À la folie en la qualifiant de « mise en bouche du langage » : « [L]e travail de fiction c’est un travail de mise en bouche finalement de la langue des autres. C’est-à-dire que j’ai recueilli la langue des fous, je le dis de façon un peu triviale mais je l’ai mise dans ma propre bouche, dans ma propre langue[28]. » Il n’y a pas, dans le texte de Sorman, de « littérature de la folie » comme l’appelait Foucault, mais une parole médiée et modulée par la narratrice. Cela se manifeste notamment par la mise en abyme des paroles qui produisent, dans certains passages, une ambiguïté quant à l’identité du locuteur. L’absence de cadratin ou de verbes introducteurs pour signaler le discours direct brouille l’identité du « je » comme lorsque la voix de Maria surgit dans la narration : « Maria prend maintenant ma main pour admirer en silence la bague que je porte à l’annulaire, moi ici j’ai grossi des mains, regarde droit devant elle, lève le poing […] et entame La Marseillaise d’une voix de cristal. » (ALF, p. 26) Le « je » est ici celui de Maria. Mais dans la phrase suivante, il réfère à la narratrice : « J’aurais voulu avoir le cran de chanter avec elle, mais je m’inquiète pour ma réputation, la peur d’être prise en flagrant délit d’accointance avec l’élément perturbateur du service. » (ALF, p. 26)

La forme littéraire hybride devient alors un moyen pour la narratrice d’exploiter un langage à la frontière entre folie et norme pour donner à voir de multiples réalités. Pas tout à fait une « littérature de la folie », Sorman ne peut pas proposer une autonomie discursive à la folie mais seulement un discours médié qui redonne une place à cette parole. La mise en récit d’une expérience empirique qui devient témoignage permet-elle à Sorman de restituer la singularité des expériences de la folie ?

Politique de la folie

Pour Jacques Rancière, la propriété de ce qu’il nomme « la littérature “réaliste” » est :

[L]’inclusion violente dans une forme de communauté sensible de cela même qui la fait exploser, l’inclusion dans un langage de ce qui échappe à ce langage. C’est cela que peut signifier cette « langue étrangère dans la langue » revendiquée par Proust et longuement commentée par Deleuze : la transgression du partage ordonné des voix et des idiomes, cette transgression qui atteint son point ultime avec l’inclusion dans la langue de l’impossibilité même de parler. […] Tenir sur cette frontière où des vies qui vont basculer dans le rien s’élèvent à une totalité de temps et d’injustice, c’est peut-être la politique la plus profonde de la littérature[29].

Si Rancière fait ici le diagnostic de la littérature à l’âge moderne, ses mots entrent en résonance avec le projet romanesque de Joy Sorman. Le geste littéraire de l’autrice peut être lu, à la suite du critique, comme un geste politique total. Derrière les abords d’un texte hybride se dévoile une écriture qui opère un « partage [des] sensible[s][30] », en donnant à entendre les voix tumultueuses et conflictuelles de ces oubliés du monde de la psychiatrie et en permettant au lecteur de prendre part au monde du « pavillon 4B ».

« Le temps est mort[31] »

La poétique de Sorman permet de dresser le portrait d’autres « allures », celles des patients qui révèlent une autre expérience du temps au sein de l’unité psychiatrique[32]. Le roman se tient ainsi « au bord du temps », et son autrice, pour reprendre les termes de Rancière

entrepren[d] pour cela de condenser et de dilater les temps, de les fracturer, de les recomposer et de les entremêler, réduisant ainsi le temps des vainqueurs à n’être qu’un temps parmi les autres et ramenant sa nécessité à la particularité d’un scénario comme un autre, simplement plus pauvre que les autres[33].

Dans À la folie, deux conceptions du temps s’opposent : celle du temps des soignants et de l’institution, et celles des patients. Cette première catégorie correspond au temps de la régulation nomologique[34] qui contrôle la folie en la circonscrivant temporellement et veut lui donner forme en régulant les possibilités de jouissance. À ce titre, la « pause clope » devient le parangon de cette mise en forme du temps : une « borne temporelle qui donne un semblant de forme au quotidien, ce quotidien rachitique, figé, vidé de sa substance, presque effacé » (ALF, p. 33). Le temps nomologique contingente ainsi le temps de la folie, qui est vu comme intrinsèquement vide et informe : « [U]ne durée poisseuse qui englue chaque mouvement. » (ALF, p. 132)

Pourtant, si ce temps de la folie est représenté comme un temps désubstantialisé, il est plutôt à lire comme le produit du milieu psychiatrique et d’une conception sociale du temps nomologique qui se refusent à intégrer ces allures autres. L’épisode de la crise de Jessica témoigne de cette dichotomie inhérente au régime temporel. Alors que Catherine, l’infirmière, souhaite emmener Robert pour sa sortie mensuelle à la pizzeria, Jessica se révolte contre cette liberté qui lui est refusée. Le chapitre se caractérise par un sentiment d’urgence : face à l’imminence du « couvre-feu » de l’hôpital qui empêcherait Robert de profiter de son unique sortie mensuelle, la crise de Jessica menace de court-circuiter la régulation des temps. Une fois l’injection de neuroleptiques administrée, le système métaphorique du temps dans le chapitre finit sur une double image : celle d’un temps dominical, symbolisé par le « Journal du dimanche » (ALF, p. 242) que lit l’infirmer ayant administré l’injection, et celle du rythme du « fleuve [qui] retrouve son lit » – comprendre ici, la fin de la crise. Le temps de la folie prend ici le rythme d’un référent hydrographique qui ne peut toutefois être toléré que s’il est intégré dans le temps social (celui du « dimanche ») et maîtrisé selon celui-ci : « [L]a folie bruyante et envahissante reflue au profit de la simple malade mentale, le fleuve retrouve son lit. » (ALF, p. 242)

La référence à d’autres temporalités permet toutefois d’ouvrir le texte à des régimes du sensible qui offrent un contre-point au temps nomologique. C’est le cas du temps mythique de Franck. Véritable fil directeur du roman, le personnage de Franck est figuré sous le jour métaphorique du Christ, mais aussi d’un loup-garou, qu’il tente d’incarner au mieux face à la narratrice. Franck se révèle ainsi en figure quasi-chamanique, véritable palimpseste de mythes divers, plus ou moins séculiers, symbolisés par ses nombreux talismans qu’il récupère à sa sortie de l’hôpital. D’après la narratrice, le délire schizophrène de Franck pour lequel il est interné n’est pas le fruit d’une déconnexion de la réalité, mais d’une trop grande perception de celle-ci :

Certains disent de Franck et de tous les autres qu’ils perdent le réel, qu’ils perdent le contact, quand c’est l’inverse. Il y a plutôt excès de réel, ils en crèvent de ce réel trop proche, trop fort, trop grand, qui leur colle aux basques et au cerveau.

ALF, p. 138

À ce titre, le délire schizophrène tel qu’incarné par Franck n’est pas à lire comme une des apories de la psychiatrie contemporaine dont les protocoles médicamenteux cherchent tout bonnement à « faire disparaître la folie » (ALF, p. 265). C’est bien plutôt à un autre mode de sensibilité, une autre « allure », que Sorman fait place dans son écriture, en réintégrant le délire schizophrène sur le plan universel. Comme le rappelle Deleuze, que la voix de la narratrice elle-même mentionne[35], le phénomène du délire est :

[U]n trop-plein de l’histoire, une vaste dérive de l’histoire universelle. Ce que le délire brasse, ce sont les races, les civilisations, les cultures, les continents, les royaumes, les pouvoirs, les guerres, les classes et les révolutions. […] Tout délire est de la politique et de l’économie[36].

C’est toutefois en fermant le roman sur la figure ambiguë de Franck, figure christique, « énigmatique » et « ironique » (ALF, p. 274), que Sorman propose de réencoder l’allure pathologique sur un plan mythique, plus encore qu’historique ou politique. En réintégrant ainsi l’expérience et la temporalité de la folie dans une matrice potentiellement universelle, l’autrice semble donner une nouvelle résonance à la figure du « fou ». En l’emmenant vers des bords proprement mythiques, elle offre l’expérience de la folie comme une rédemption pour la société dans son ensemble – sa soupape vitale.

Figure dissensuelle : Fantômette

Sorte d’index trouble du normal et du pathologique, spectre textuel, indiscernable tant par les soignants que par la narratrice elle-même, Fantômette est une « fonction-limite » du texte[37]. Elle apparaît dans un chapitre « fantôme » (ALF, p. 233-237), sans titre, et absent de la table des matières. La normalité de Fantômette désarme et permet l’écriture d’apories : celle de la narratrice qui ne parvient pas à lui donner une voix propre, mais aussi des soignants qui ne parviennent pas à saisir ce personnage qui n’est ni patient, ni soignant, ni même observateur externe du même rang que la narratrice. En ce sens, Fantômette représente la limite de la poétique de Sorman-autrice. Elle échappe au principe de communauté de parole, puisque son langage se résume à une ultime formule hypertextuelle qui contresigne un refus absolu. Elle ne prend pas part à l’expérience, n’entre dans aucune catégorie, mais se tient en refus ultime – celui de ne prendre part à aucun des langages qui l’entourent, de la folie ou sur la folie : « [N]i folle, ni saine d’esprit, ni malade ni en bonne santé, ni anxieuse ni sereine, ni triste ni joyeuse, ni menaçante ni rassurante, ni indifférente ni attentive, ni légitime ni illégitime à être hospitalisée au pavillon 4B. » (ALF, p. 237) La figure de Fantômette et son langage révèlent l’extrême absurdité de la logique psychiatrique binaire qui impose son rythme à la narration ici, mais questionne aussi la figure de la narratrice, et a fortiori la démarche de l’autrice. En anéantissant les régimes figuratifs mis en place, Fantômette démontre l’impossibilité ultime du projet romanesque. Elle interroge la possibilité même d’un partage du sensible, d’une réelle expérience de la folie.

L’impossible partage ?

La politique du geste littéraire de Sorman n’est finalement pas à trouver dans une dénonciation des conditions de vie ou des traitements dans une unité psychiatrique, ni dans une nouvelle redistribution des catégories, mais dans la multiplicité poreuse du sensible qui est donné à voir.

La voix de la narratrice refait surface à de nombreuses reprises en fin de chapitre – sous forme de saillies lyriques – pour laisser percer une reconnaissance de la fragilité de l’entreprise romanesque, comme ici, à la fin du chapitre « Le temps est mort » :

C’est une expérience qui, loin d’éclairer, de démêler, opacifie et maintient dans l’ignorance, l’ambivalence, une expérience sans révélation, sans dénouement, sans fin. Pourtant cette ignorance est une grâce, elle apaise et fortifie, libère et assagit, rend disponible, vacant, simple pisteur de chants et de traces en forêt, simple récepteur, tympans vibratiles et pupilles béantes pour, le temps d’une expérience, se débarrasser de l’écrasante charge de la vérité.

ALF, p. 135 ; nous soulignons

L’expérience, telle que décrite par la narratrice, est ici retournée à son essence empirique qui se mue en expérience somatico-mystique durant laquelle la narratrice explose en constellation d’organes perceptifs ouverts à la multiplicité de la vérité que peut porter l’expérience de la folie. C’est à ce titre que le projet romanesque de Sorman gagne son tour politique : celui d’une disponibilité dans la fluidité des points de vue, ouverte aux écueils tant du critique que du clinique.

Ces parenthèses lyriques sont autant de marques d’une humilité narrative qui est toutefois à lire conjointement au titre de l’oeuvre elle-même. L’expression « à la folie » signe en effet l’ambiguïté première du projet. Marqueur de l’expression amoureuse dans tout le grotesque de l’exagération d’une formule-cliché, le roman s’intitulerait ainsi de son propre désaveu : celui d’un projet qui se voudrait total et sans limite, à la hauteur d’une déclaration d’amour au-delà de toute dimension rationnelle.

Conclusion

La folie serait dès lors impossible à cerner dans toutes ses dimensions et selon tous ses pôles : dans son aspect langagier qui toujours échappe et dans l’irrépressible protocolisation qui perpétue les discours et catégories nosographiques. Il demeure impossible de rejoindre ces sujets exclus tant la barrière de la maladie reste infranchissable. L’autrice ne parvient finalement pas à la franchir : la « mise en bouche » de ces paroles se veut (re)présentation mais ne peut échapper à l’appropriation de ce langage. Le roman peut ainsi être lu comme une promesse doublée d’un désaveu : une promesse qui se coule dans un horizon de lecture prégnant depuis les années 1970, sans pour autant entrer en dialogue avec des approches plus contemporaines.

Malgré tout, la poétique de Sorman semble se mettre en recherche, à la suite de Gilles Deleuze, des « Medicine-m[e]n » ou « nouveau[x] Christ[s] »[38] de notre société, « fous » mutiques ou par trop volubiles qui viennent contresigner notre incapacité à les entendre. Son roman résonne de ces voix également.