Débats

Une nouvelle région du monde[Notice]

  • Lise Gauvin

Les littératures dites francophones, c’est-à-dire celles qui sont écrites hors de la France hexagonale, ont ceci de particulier que le choix d’écrire a toujours, d’une certaine façon, une portée manifestaire et répond à une urgence de dire. Ces littératures, Édouard Glissant les avait décrites, dans son intervention à la Rencontre québécoise internationale de 1976, comme exprimant « la nécessité de se nommer au monde ». Et de préciser : Réjean Beaudoin les présente à son tour comme témoignant de « l’impatience de jeunes nations accouchées au forceps de l’Occident après la précipitation d’un formidable débordement de l’Histoire ». Pour les identifier, j’ai proposé de substituer au concept de littératures mineures, auquel semble souscrire mon collègue, celui de littératures de l’intranquillité, empruntant le mot à un traducteur de l’oeuvre de Fernando Pessoa. Le concept de littérature mineure, défini par Deleuze et Guattari dans leur livre sur Kafka comme une littérature qu’« une minorité fait dans une langue majeure », est, soit dit en passant, une mauvaise traduction de l’allemand et un amalgame entre deux extraits du journal de l’écrivain, l’un portant sur sa situation personnelle comme écrivain de langue allemande à Prague et l’autre concernant la description faite par le même des « petites littératures », à savoir les littératures juive de Varsovie ou tchèque de Prague, des littératures peu diffusées et ayant un lectorat restreint. Pour Kafka, la notion de « petites littératures » n’a rien de négatif et comporte de nombreux avantages en ce que celles-ci deviennent en quelque sorte « un journal tenu par une nation ». Quoi qu’il en soit de leur désignation, les littératures francophones ont en commun le fait d’être écrites en français dans des situations de plurilinguisme plus ou moins subi ou assumé. Littératures de l’intranquillité, elles le sont dans ce sens que rien ne leur est acquis, et « qu’il leur faut tout assumer d’un même coup », comme le dit bien Glissant. Dans le domaine de la langue, l’intranquillité se traduit chez ces écrivains par une surconscience linguistique qui les oblige à créer leur propre langue d’écriture, dans un contexte de relations concurrentielles entre le français et d’autres langues de proximité, sans oublier les usages propres à chacune des cultures, et à transformer leur tourment de langage en un imaginaire des langues. Ces littératures participent de cette Nouvelle Région du monde explorée par Édouard Glissant et que rappelle fort justement Réjean Beaudoin, soulignant les « libertés qu’elle promet » à travers « la plurielle oralité qui circule sous la langue des métafictions ». Liberté d’abord de déconstruire le roman en autant de questions adressées à un lecteur médusé et complice. Notes et contre-notes se bousculent dans les romans de Chamoiseau ou de Ducharme pour signaler l’arbitraire de la fiction et contourner l’illusion de transparence que transmet implicitement l’esthétique du roman réaliste. Ce brouillage énonciatif a comme effet d’associer le narrataire à l’élaboration du livre en lui proposant un espace non fixé, mixant à dessein les seuils du récit et refusant de jouer le jeu du marquage exotisant. À ce lecteur déstabilisé, on demande de participer à l’élaboration du roman en lui offrant un work in progress, une oeuvre en gestation qui se déploie en une mise en scène exploratoire. Pour qui et pourquoi écrire, se demandent, les uns après les autres, les romanciers fictifs ainsi multipliés, partageant leur inquiétude face à la fonction qui leur est réservée. « Un roman pour moi », avoue Chamoiseau dans un entretien joint à mon livre, « c’est quelque chose qui se situe dans ma confrontation avec la grande question qui vaille, la seule …

Parties annexes