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Je lui racontai mon histoire ; alors il me dit : « Tu es le voyageur des Arabes ! » Un de ses disciples qui assistait à l’entrevue ajouta : « Et des non-Arabes aussi ! Traitez-le avec tous les égards ! »

— Ibn Battuta[1]

Ibn Battuta (1304-1377) est le plus célèbre des voyageurs arabes, c’est pourquoi il nous semble pertinent de vouloir tirer quelques enseignements de sa lecture à partir du point de vue de la critique contemporaine du récit de voyage. En effet, il apparaît que les voyageurs arabes médiévaux ont surtout été étudiés par les sciences sociales et – naturellement – les études arabes qui le citent abondamment, mais assez peu par la critique en littérature viatique[2]. Or il est indispensable de vivifier la pluridisciplinarité dans ce domaine, car les études historiques et anthropologiques offrent une foison d’approches pertinentes pour les études littéraires. Certes, les sciences sociales appréhendent les récits de voyage comme des documents utiles à la consolidation de leurs champs de recherche, et il y eut de riches débats depuis un siècle concernant l’authenticité des voyages d’Ibn Battuta et la fiabilité de ses récits[3]. Notre étude ne se situera pas en terrain historique, bien que les historiens procèdent parfois à des analyses narratologiques tout à fait opérationnelles pour les littéraires[4]. Cette pluridisciplinarité désirée aboutira – c’est notre objectif – à avancer des hypothèses sur ce que pourraient apporter des textes comme la Rihla d’Ibn Battuta à la définition de la littérature géographique en tant que genre littéraire.

Contextes

Ibn Battuta part en pèlerinage pour la première fois en 1325 et dicte sa Rihla en 1355 : vingt-cinq ans de voyage et de narration, dans une vie quasi contemporaine de celle de Marco Polo (1254-1324). Après avoir atteint la Mecque, il rejoint d’autres caravanes et se transforme en voyageur professionnel. Il parcourt toute l’étendue du monde islamique et au-delà, jusqu’en Chine et au Mali. Il se déplace chaque fois pour des raisons précises, il a des missions à effectuer, des pèlerinages à accomplir, des ambassades à accompagner. Il lui arrive même de s’établir longuement, de se marier plusieurs fois, de faire un certain nombre d’enfants, qu’il revoit au hasard de ses déplacements, et d’occuper des charges administratives très importantes, comme aux Maldives, où il est ministre de la Justice (Qadi). Ibn Battuta est payé pour ces longs déplacements, il est pris dans un maillage serré de règles et d’étiquettes qui ne lui permettent pas de se rendre où le vent le porte. Ses voyages ne sont donc pas des errances vagabondes, mais des déplacements méthodiques[5].

Il est notoire que la critique consacrée à la littérature de voyage – en particulier les revues spécialisées – revendique une ouverture à toutes les littératures sans exclusion d’aucune époque ni d’aucune culture[6]. Pourtant, en se limitant aux publications de langue française et de langue anglaise, la recherche en littérature de voyage analyse peu de textes écrits en langues africaines et orientales. Malgré de nombreuses dénonciations d’attitudes ethnocentriques et d’impérialisme du regard[7], elle prête peu d’attention aux récits écrits dans des langues non-européennes. À titre d’exemple, un article fameux traitant du « berceau de l’Islam » étudie exclusivement des voyageurs britanniques qui se sont rendus en Arabie, et n’aborde aucun texte produit par des auteurs musulmans[8]. Dans un ouvrage de synthèse, Tim Youngs s’étonne de cette situation et tente d’alerter les chercheurs des risques théoriques que nous courons à demeurer sourds aux voix étrangères :

Polo, Mandeville and Columbus are all Christian. I have quoted some of the anti-Muslim statements in Polo’s Travels. By contrast, Nabil Matar observes that « a total dismissal of Arab-Islamic travel has prevailed » that « has persisted into modern scholarship ». […] « No other non-Christian people… left behind as extensive a description of the Europeans […] as did the Arabic writers ». […] unlike their Christian European contemporaries, Arab writers of the early modern period « described what they saw, carefully and without projecting unfounded fantasies… […] » Greater scholarly attention to such works is helping to counter some of the dominant assumptions about travel[9].

Tim Youngs ne s’attarde pas à expliquer ce qu’il entend par les « fantasmes infondés » que les voyageurs et critiques européens auraient projetés sur les voyagés, ni surtout ce qu’il veut dire par ce qu’il appelle les « conceptions dominantes sur le voyage » qu’il serait bon de « contrer ». En l’absence d’explications, ces expressions invitent tout au moins à des hypothèses épistémologiques : les « préjugés dominants » de critique évoqués par Youngs sont certainement ceux qui structurent certains courants des études postcoloniales en vigueur dans les années 2000-2015, en vertu desquels le récit de voyage serait un genre essentiellement impérialiste, phallocrate, « inférieur à la fiction[10] » et fondamentalement occidental dans son histoire et ses valeurs[11]. Et les « fantasmes infondés » dont parle Nabil Matar, cité par Tim Youngs, désignent certainement ce qu’Edward Said décrit dans Orientalism à propos des « Orientaux » : la figure d’un autre de l’Européen inventé par lui et perçu comme dans un miroir déformant et inversé[12].

Il n’est peut-être pas inutile de noter que si Tim Youngs se réfère à la tradition arabe à plusieurs reprises dans son ouvrage de 2013, cette dernière n’apparaît pas dans ses recherches sur le voyage en Afrique publiées dix ans plus tôt : Youngs avait dressé un panorama des grandes descriptions de l’Afrique subsaharienne depuis l’Antiquité grecque jusqu’aux récits de Joseph Conrad sans évoquer les importantes contributions d’Ibn Battuta, alors que ce dernier était traduit en Europe depuis le XIXe siècle[13]. Cela forme un net contraste avec les recherches des africanistes, tel François-Xavier Fauvelle qui, dans sa leçon inaugurale au Collège de France, cite longuement Ibn Battuta pour méditer sur le travail de l’historien qui veut connaître l’Afrique[14]. En revanche, Tim Youngs a comblé cette lacune en introduisant, en 2019, un chapitre dédié au récit de voyage arabe dans son collectif sur l’histoire du genre viatique[15]. Par conséquent, la distance entre critique viatique et recherche historique tend à se réduire. Le rapport entre textes arabes et critique viatique est une relation dynamique qui se dirige vers une inclusion qui aura pour effet de développer la créativité critique.

Du merveilleux dans le récit géographique

La traduction française du titre complet de la Rihla est : Présent à ceux qui aiment à réfléchir sur les curiosités des villes et les merveilles des voyages. La sonorité du texte original étant essentielle, voici une transcription phonétique du titre en arabe :

Turfat an-nudhar fi ghara’ib al-amsar wa aja’ib al-asfar

Comme il est habituel dans le genre viatique arabe, le titre est écrit en une prose rimée et assonancée, tel un petit poème. Une traduction plus étrange et plus profonde peut être produite : Chef d’oeuvre offert aux contemplateurs des étrangetés et des choses impensables rencontrées en voyage[16]. Le mot arabe employé pour désigner le « merveilleux » possède aussi la connotation de l’« impensable », ce qui fait songer à la racine latine mir à l’origine de mirabilia, « merveilleux » : on retrouve ce même radical dans admirable, mirobolant, et surtout miraculeux.

Cette réflexion lexicographique apporte un éclairage aux débats actuels sur la définition du genre littéraire viatique. L’une des dimensions stimulantes de la critique sur le récit de voyage est précisément la réflexion théorique sur le genre littéraire, sa définition, son bornage et son corpus. La question de sa définition n’est pas tranchée et un consensus se fait jour pour parler d’un genre hybride qui se situe entre le fait et la fiction, entre « l’observation scientifique » et la « fiction »[17]. Effectivement, le récit de voyage doit être un récit factuel, non fictionnel, et en même temps il ne peut se borner à être un essai scientifique : il se situe bien entre les deux[18]. Cependant, Ibn Battuta montre que le deuxième terme de cette opposition n’est pas tant la fiction que la catégorie du merveilleux.

Les exemples de merveilleux dans la Rihla ne manquent pas : au-delà des descriptions attendues des lieux saints, la catégorie du merveilleux imprègne le texte. Ainsi, au Sultanat d’Oman, Ibn Battuta parle des maisons construites « en arêtes de poissons ». Tout en s’en tenant strictement aux faits, il donne à rêver au lecteur en usant de notations scrupuleuses qui ont pour but d’être lues comme drôles, cocasses ou exemplaires. Par exemple, toujours à Oman, il écrit :

J’ai vu, entre autres curiosités, près de la porte de la mosquée, une tête de poisson aussi grande qu’une colline ; les yeux semblaient des portes, on voyait des gens entrer par une orbite et sortir par l’autre.

R, 623

Cette tête de poisson gigantesque a tout d’un conte fantastique, et pourtant il s’agit bien d’une description factuelle, celle d’une tête de baleine. Dans la culture arabe, le récit de voyage fait partie du genre de l’adab, qui, selon Alexandre Papadopoulo, est un type d’essai qui laisse une place au « merveilleux »[19]. Il faut comprendre la notion de merveilleux dans son sens étymologique d’insolite, de spectacle étonnant et difficile à comprendre ou à penser. Loin d’être une catégorie issue de l’imaginaire, il s’agit d’abord d’une impression puissante produite par des descriptions réelles de moeurs étranges. Comme le dit Paule Charles-Dominique, le premier récit de voyage arabe, anonyme et du IXe siècle, a connu un succès considérable du fait même qu’il associait l’observation scrupuleuse du réel et de l’insolite :

Cette première relation suscita toute une littérature dite des ‘ajâ’ib (mirabilia) qui se consacra à la description des merveilles du monde, mais aussi à tout ce que la création elle-même contient de merveilleux. D’ailleurs, au fur et à mesure que le public, très friand de cette littérature, en redemandait, ces merveilles ne furent même plus localisées géographiquement tant elles appartenaient à l’imaginaire[20].

Ce n’est pas un conte, on le voit, mais il semblerait que l’imaginaire des contes trouve son origine dans la littérature factuelle de voyage[21]. Incidemment, il est intéressant de noter que ce que l’Europe chrétienne a connu sous le titre de Livres des Merveilles, de Jean de Mandeville ou de Marco Polo, n’est apparu qu’au XIVe siècle alors que c’était une tradition arabe ancrée depuis le Xe siècle. Cependant, ce qui intéresse la critique du récit de voyage n’est pas seulement de savoir s’il y a eu influence réciproque entre chrétienté et islam (et éventuellement primauté du second), mais de saisir ce que le récit de voyage a apporté à la création et aux genres littéraires : en l’espèce, la dimension du merveilleux qui s’origine dans la relation de voyage avant de trouver une forme d’autonomie imaginaire dans la fiction.

D’un point de vue générique, le lecteur de la Rihla se trouve bien devant un essai littéraire ; une poésie basée sur la description du réel, non sur des récits mythiques. Et cela n’est pas sans incidence sur la théorie des genres littéraires, car c’est précisément ce qui nous permet également d’avancer sur la question de l’hybridité supposée du récit de voyage. Cette hybridité fait partie des obstacles théoriques à la constitution d’une définition générique satisfaisante. Jan Borm avance que « le récit de voyage n’est pas un genre en lui-même », mais un terme vague qui regroupe tout ce qui est plus ou moins lié au voyage[22]. Or rien ne permet d’affirmer que le récit de voyage serait plus hybride que le roman, la nouvelle, les mémoires, la tragédie ou la chanson de geste[23]. De fait, les lettres arabes ne considèrent pas que le récit de voyage soit moins « pur », plus « hybride » qu’un autre genre. Il serait erroné de penser que la Rihla « emprunte » aux autres genres sans appartenir à un genre qui lui est propre. L’art d’Ibn Battuta autorise à poser que le récit de voyage en tant que genre développe son propre merveilleux et génère son propre rapport au réel dans le même temps. Tout genre littéraire est un « mélange des genres », et le récit de voyage associe poésie, narration, dialogue, portrait, histoire, description, mais ce qu’Ibn Battuta aide à saisir, c’est que ce mélange des genres crée un « pôle de création[24] » spécifique qui génère sa propre individuation.

Multiplicité de l’auteur

Très informé des autres récits écrits avant les siens, Ibn Battuta prend la mesure, pendant ses voyages, de ce qui l’attend lorsque viendra le moment de la rédaction. Il fait alors appel à un professionnel de l’écriture, le poète andalou Ibn Djuzayy[25]. Comme Marco Polo qui dicta ses souvenirs à Rusticello, Ibn Battuta se sert des compétences spécifiques de l’auteur pour donner à son livre la dimension totale qu’il ambitionne : une oeuvre aussi impressionnante du point de vue du style que de celui du contenu. L’ouvrage vise à embrasser le monde entier et devenir une oeuvre « universelle » pour reprendre le mot d’André Miquel[26].

De fait, le texte résulte d’un long travail de collaboration d’au moins trois personnalités : Ibn Battuta lui-même, le rédacteur Ibn Juzayy et le mécène, l’émir Abou Inan Faris, onzième sultan mérinide qui régnait à Fès, au nord du Maroc. Dès l’introduction du récit, il est écrit que c’est l’émir Abou Inan qui a ordonné à Ibn Battuta et à Ibn Juzayy d’écrire ce livre ensemble, et un long panégyrique est consacré à l’émir lors du retour du voyageur dans son pays natal (R, 1006-1012). Chacun de ces trois individus poursuit son intérêt propre dans cette entreprise et se donne les moyens de constituer un livre de voyage hors du commun ; preuve, s’il en est, du prestige qu’attachait à ce genre littéraire la civilisation arabo-musulmane. Plusieurs années furent nécessaires pour élaborer cet ouvrage qui ménage harmonieusement les descriptions urbaines, les moeurs étrangères, les passages comiques, les réflexions politiques, les témoignages de religiosité, les notations sensuelles et les éloges lyriques. Tous les aspects génériques du récit de voyage prennent place dans ce texte et donnent l’impression de se fondre les uns aux autres, malgré une « disparité d’écriture[27] » qui se combine à une cohérence d’ensemble apparente.

Ibn Juzayy, d’ailleurs, ne se contente pas de tenir le calame. Il signe le texte et se signale au lecteur dès la première ligne : « Le cheikh Abu Abd’Allah (Ibn Battuta) raconte : Je quittai Tanger, ma ville natale, jeudi 2 rajab 725, dans l’intention de faire le pèlerinage de la Mekke » (R, 376). Le lecteur comprend qu’il y a un intermédiaire entre le voyageur et le texte. Le poète revient sur le devant de la scène dès le second paragraphe et impose sa présence :

Ibn Juzayy fait remarquer qu’Abu Abd’Allah (Ibn Battuta) lui avait dit à Grenade qu’il était né à Tanger le lundi 17 rajab 703.

Mais revenons au récit :

Je me mis en route sous le règne de l’Émir des Croyants.

R, 375

Celui qui est désigné comme « je », c’est bien le voyageur Ibn Battuta, mais quand le rédacteur parle en son propre nom, il donne son nom de plume et parle à la troisième personne. Ce faisant, le poète (Ibn Juzayy) ne se limite pas à annoncer son nom et son origine (Grenade). Il indique au lecteur qu’il connaît Ibn Battuta depuis longtemps, gage d’une confiance réciproque. Cette marque de confiance est un invariant du récit de voyage médiéval, qui va de pair avec la déclinaison des titres honorifiques du narrateur-voyageur que l’on retrouve aussi chez Marco Polo : un homme si dévot et si droit ne saurait mentir et tout ce qu’il racontera pourra être pris pour argent comptant. Le rédacteur doit lui aussi montrer patte blanche pour participer à cette exigence de véracité et d’authenticité, et c’est pourquoi il parle aussi en son nom de scribe.

Plus subtilement, Ibn Juzayy glisse une notation qualitative. Il fait comprendre qu’on est venu le chercher, lui l’Andalou, jusqu’à sa ville natale, pour accomplir cette mission d’écriture. Et si ce livre de voyage demande tant d’investissement, c’est qu’il ne s’agit pas d’un récit comme un autre, mais d’une Rihla exceptionnelle. Dans ce petit passage, le message obvie est la date de naissance d’Ibn Battuta, mais de manière cryptée le lecteur est prévenu qu’il tient entre ses mains un livre unique et ad-mir-able.

Tout le long du récit, la présence d’Ibn Juzayy se fait sentir. D’abord il annonce dès l’introduction que son travail a consisté à « polir et châtier le style » pour rendre la parole du voyageur « claire et intelligible » (R, 375). Puis il reprend régulièrement la parole jusqu’à la fin du texte, au point de donner parfois l’impression d’écrire un deuxième récit en contrepoint du premier. Ainsi, à Grenade, quand Ibn Battuta parle des personnalités qu’il a rencontrées dans un jardin, il omet de citer le poète, alors ce dernier le fait lui-même : « Ibn Juzayy ajoute : J’étais avec eux dans ce jardin. Le cheikh Abu Abd Allah nous captiva avec le récit de ses voyages » (R, 1020). Il donne sa perspective sur les lieux visités en mentionnant d’autres personnes que celles rencontrées par Ibn Battuta et en citant de nombreux poètes, il procède à un partage des rôles : Ibn Battuta parle des princes et des juristes, tandis qu’Ibn Juzayy parle des intellectuels précaires[28] comme dans une pièce de Molière où les personnages de nobles et de serviteurs font voir deux mondes sociaux différents sur la même scène et les font dialoguer.

Il est impossible de savoir qui exactement est l’auteur des phrases qui constituent la Rihla. Les historiens conjecturent, en fonction du niveau de sophistication de la langue, que c’est la voix d’Ibn Battuta quand les phrases sont « truculentes » et imagées, et que c’est la plume d’Ibn Juzayy quand il s’agit d’une « prose savante » et d’une « langue littéraire »[29]. La Rihla interroge donc la question de l’auteur, son unicité, et l’on verra plus loin comment Ibn Battuta vise, à-travers l’ipséité de l’auteur, à rebattre les cartes de l’autorité.

En tout état de cause, cette multiplicité auctoriale fait écho à tous ceux qui écrivent des récits de voyage de manière collective jusqu’aujourd’hui. On pense bien sûr à Flaubert et Maxime du Camp (Par les champs et par les grèves, 1847), mais aussi à Julio Cortazar et Carol Dunlop (Autonaute de la Cosmoroute, 1970), ou encore à Sylvain Tesson et Alexandre Poussin (On a roulé sur la terre, 1996). Plus profondément, cela renvoie à une façon expérimentale d’écrire le voyage, comme la littérature contemporaine l’a fait après la Seconde Guerre mondiale : Michel Butor écrit Mobile sans collaborateur explicite, mais en ouvrant son livre aux mille voix et signes entendus, lus, amassés, collectés et recollés[30]. Dans la critique comme dans la pratique du récit de voyage, la Rihla d’Ibn Battuta entre en écho avec la recherche du collectif pour déconstruire la figure dominante de l’auteur maître en sa maison, telle que le XIXe siècle l’avait imposée et développée.

L’altérité et la double-rhétorique

Une des principales raisons qui poussent les voyageurs musulmans à effectuer ces longues pérégrinations, c’est précisément celle d’arpenter l’étendue du monde islamique. Les voyageurs arabes tendent à vérifier et à approfondir l’unité et l’identité du territoire de l’Islam, tout en mettant en lumière, de manière pittoresque, les variations, les différences et les singularités.

Sur ce point, les voyageurs arabes sont plus proches des pérégrins chinois[31] que des explorateurs européens. Il s’agit pour eux de voyager à l’intérieur de l’empire ; s’aventurer à l’extérieur est possible, mais n’est pas valorisé dans le récit. Des historiens ont vu dans cette tendance une différence fondamentale entre le mode arabe et le mode européen de voyager. Selon Houari Touati, les Européens répondraient à une « herméneutique de l’altérité » alors que les voyageurs islamiques procèderaient à « une construction exégétique du même[32] ». Il serait néanmoins abusif de se laisser trop séduire par ces oppositions binaires. Outre que la rhétorique de l’altérité, mise en avant par Michel de Certeau[33], corresponde aux explorateurs de la Renaissance qui découvrent le Nouveau monde, et ne s’applique pas aux contemporains européens d’Ibn Battuta, l’opposition « altérité/même » ne paraît pas opérationnelle pour rendre compte de la richesse stylistique et de l’universalité potentielle de la Rihla.

Car c’est ici que la lecture d’Ibn Battuta est à la fois troublante et stimulante. Il pratique le conservatisme moral le plus brutal tout en se délectant des moeurs étrangères, différentes et alternatives à celles du canon moral qu’il se plaît à vouloir incarner. Il s’agit d’un dilemme qui sera rejoué à l’envers par l’ethnologie du XXe siècle. Claude Lévi-Strauss se donne comme objet de décrire des sociétés dont les moeurs sont inconciliables avec les traditions en cours dans leur pays d’origine, à la différence près que la modernité européenne tend à valoriser ces différences. Or, le travail de l’ethnologue est pris dans une contradiction que Lévi-Strauss résume de la manière suivante : « Volontiers subversif parmi les siens et en rébellion contre les usages traditionnels, l’ethnographe apparaît respectueux jusqu’au conservatisme dès que la société envisagée se trouve être différente de la sienne[34]. » Ibn Battuta vit le même dilemme mais se doit de distribuer inversement les termes de l’opposition : le « conservatisme » et la « rébellion » sont toujours là mais pas aux mêmes endroits de l’équation. Cette ambiguïté est au coeur de la Rihla et nécessite d’être explorée brièvement.

Que ce soit en Asie, en Arabie ou en Afrique subsaharienne, les paroles d’Ibn Battuta peuvent être extrêmement choquantes pour un lecteur du XXIe siècle. Le voyageur se montre volontiers intolérant, cruel, raciste, antisémite et sexiste : aux Maldives, quand il exerce la charge de ministre de la Justice, il fait bâtonner dans la rue les gens qui n’ont pas assisté à la prière du vendredi, et châtie les hommes qui gardent chez eux les femmes qu’ils avaient répudiées (R, 936). Il se marie plusieurs fois pendant son voyage et répudie ses femmes sans un remord (R, 940). Au Mali, il n’aime pas ceux qu’il appelle « les Noirs », qu’il trouve très impolis « à l’égard des Blancs » (les Blancs, dans son récit, désignent les Arabes), et traite par le mépris les présents qu’il reçoit d’eux. Tous ces éléments narratifs pourraient le condamner à nos yeux.

Cela étant dit, il serait réducteur de s’arrêter à ces épisodes. Certes, Ibn Battuta a construit sa réputation sur son statut de juriste et doit parfois se montrer intraitable avec la loi. Mais sa délectation à décrire des moeurs différentes des siennes fait du voyageur un individu complexe. À travers ses paroles intolérantes, Ibn Battuta vise un objectif qui ressortit à ce que l’on pourrait appeler aujourd’hui une stratégie de voyageur ethnographe. En Afrique subsaharienne, il blâme les hommes de ne pas surveiller leur femme. Elles ne sont pas voilées et elles fréquentent des hommes qu’elles appellent des « amis ». Les femmes de cette tribu sont vues par des hommes qui ne sont ni le frère, ni le père, ni l’oncle, mais n’importe quel énergumène : « Un massûfite peut entrer chez lui et trouver son épouse en compagnie de son ami, sans qu’il s’en formalise » (R, 1027). Ibn Battuta est tellement outré qu’il refuse d’honorer les invitations des musulmans qui ont de telles pratiques. Or, cette offuscation est jouée ; on le sait car il a eu maintes fois l’occasion de voir, en Asie et en Arabie, combien les femmes pouvaient être libres et souveraines[35].

Il semble qu’il y ait chez le voyageur sinon un double langage, du moins une rhétorique qui contraint le lecteur à opérer une double lecture. D’un côté, il montre un masque de raideur orthodoxe et ne manque pas d’être choqué de voir ces femmes parler avec des hommes. De l’autre, il emploie un ton qui amadoue son lectorat, composé essentiellement de lettrés, de dirigeants et de clercs. Au moment où il se met en scène en train de s’offusquer, il montre à ses contemporains que d’autres façons de se comporter existent. De plus, loin de peindre ces moeurs libérales sous d’horribles couleurs, il présente l’harmonie, le calme et la concorde qui semblent en découler dans les familles et dans la société tout entière. Il met dans la bouche d’un Malien ces explications : « Les liens d’amitié qui unissent les hommes aux femmes chez nous sont francs, respectueux et sans équivoque. Les femmes ici ne ressemblent pas à celles de votre pays ! » (R, 1028)

« [F]rancs, respectueux, sans équivoque », ce sont des paroles qui peuvent s’accorder avec les valeurs de n’importe quelle religion. L’hypothèse est ici qu’Ibn Battuta cherche moins à juger les peuples étrangers qu’à en décrire les moeurs pour l’édification de ses contemporains. D’ailleurs, comme un fait exprès, il affirme que la sécurité règne sur le pays : « Lorsque je fus décidé à partir pour le Mali […] je louai les services d’un guide de la tribu des Massûfa, puisque je n’avais pas besoin de voyager en caravane, le pays étant très sûr » (R, 1029). Une corrélation existe, sinon une relation de cause à effet, entre la paix qui règne entre les hommes et le rapport d’amitié que ces mêmes hommes entretiennent avec leur épouse. De même le voyageur n’a pas besoin d’emporter de provisions, car à chaque étape, des femmes lui vendent des victuailles, prodige qui n’est possible que dans les sociétés où les femmes sont autorisées à traiter librement avec les hommes (R, 1029).

Cette double rhétorique se propage jusqu’à des questions sacrées et théologiques, des tabous tels que la représentation prétendument interdite des prophètes, ainsi que des relations avec les non-musulmans. En Turquie, il raconte une anecdote qui combine les deux problématiques :

Je vis une église vers laquelle je me dirigeai ; j’y trouvais un moine et je vis sur un mur de l’église l’image d’un Arabe coiffé d’un turban, ceint d’un sabre, tenant à la main une lance, devant une lampe. Je dis au moine : « Quel est ce personnage ? – C’est le prophète ‘Alî. » Je fus surpris. Nous passâmes la nuit dans l’église.

R, 671

À l’heure où le monde se déchire autour des questions de représentations d’un prophète, il est intéressant de noter qu’un clerc rigoriste comme Ibn Battuta ne s’offusque nullement de voir une image de prophète fut-ce celle d’Ali qui n’est reconnu comme prophète que par les chiites, et parmi ces derniers, les alévis. La Rihla présente donc un bon musulman qui n’est pas effarouché de fréquenter paisiblement des églises et des moines, d’être environné de portraits de prophètes ni enfin de se reposer dans des espaces qui marient harmonieusement la religion musulmane dominante, la minorité chrétienne et des cultes hérétiques.

Conclusion : Ibn Battuta aujourd’hui

Sans faire d’Ibn Battuta un libéral avant l’heure, il est utile de le lire sans le réduire aux préjugés qu’il met lui-même en avant. Il a su, par ses voyages, par sa vie et par ses choix narratifs, créer une oeuvre qui dépasse ses propres jugements de valeur. En tant qu’écrivain voyageur, il a joué sur les apparences, changé de masque pour survivre et pour s’adapter aux situations. Tantôt juge sévère de la loi coranique, tantôt hédoniste dans les jardins, il a su donner à son livre toutes les apparences du conservatisme rigoureux pour introduire dans les bibliothèques respectables de Fès les femmes noires, les femmes asiatiques, les femmes instruites. Ce qu’il offre à la critique contemporaine viatique est par conséquent multiple et peut se lire en écho avec ce que la littérature européenne a proposé de son côté : une multiplicité dans l’instance auctoriale qui a permis de développer un sens du merveilleux factuel débordant de la simple évocation de spectacles sensationnels. D’un point de vue idéologique, il est loisible d’interpréter la double-rhétorique conservatisme / ouverture d’esprit comme une éthique de voyageur et une morale par provision : énoncer la règle avec le masque de la rigueur autorise à montrer des moeurs marginales sous couvert d’une dénonciation de principe. C’est un des privilèges de la littérature que de ne pas être astreinte à dire ce qui devrait être, mais de faire voir le réel, fût-il immoral[36]. Enfin, Ibn Battuta demeure une voix pertinente pour participer à l’émancipation de l’identité arabo-musulmane actuelle, comme en témoignent les publications et les expositions d’art contemporain récentes[37], tout en fournissant des armes pour muscler la théorie générique du récit de voyage en tant que texte littéraire.