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Étymologiquement, le mot géométrie dérive du grec ancien geo (la terre) et metron (mesurer). Le réflexe de mesurer la terre résulte précisément de la nature mathématique de l’homme, qui cherche toujours à quantifier le monde qui l’entoure. Pour les mathématiques prémodernes, la géométrie s’appliquait littéralement au calcul des longueurs, des angles, des aires et des volumes. Par contre, tout a changé avec les Éléments d’Euclide qui a proposé une nouvelle approche qui ne devait plus se préoccuper de l’espace réel, mais plutôt de l’étude des propriétés des formes idéales et abstraites. En ce sens, l’histoire de la géométrie, de par son envie de déduire des propriétés d’un espace abstrait totalement dissocié de l’espace dans lequel vit l’homme, et d’une tentative de les appliquer au monde réel, oscille entre deux grands enjeux mathématiques : l’abstraction et l’application. La géométrie, caractérisée par une incertitude historique entre l’espace réel et abstrait, est témoin d’un plus grand débat sur la nature même du travail mathématique : son étude permet-elle de comprendre les règles invisibles qui gouvernent le monde dans lequel nous vivons ; ou bien, est-elle plutôt le reflet de la manière dont nous interprétons le monde ?

À la suite du débat sur « les deux cultures » initié en 1959 par C. P. Snow et enrichi par les courants littéraires et mathématiques expérimentaux qui le précédaient (le surréalisme, comme contre-exemple et les mathématiques du mathématicien collectif Bourbaki[1]), Raymond Queneau (auteur, éditeur et mathématicien amateur) et François Le Lionnais (ingénieur chimiste et animateur radio, entre autres professions) ont fondé l’Ouvroir de littérature potentielle (l’Oulipo), groupe de recherche composé d’écrivains et de mathématiciens qui explorent la potentialité de la langue, notamment par l’apport de la mathématique. Puisque plusieurs des membres fondateurs participaient également au Collège de ‘Pataphysique (dont l’Oulipo a été fondé en tant que sous-commission) ou étaient mathématiciens ou scientifiques eux-mêmes, il n’est guère surprenant que ce groupe émergent se soit situé précisément sur la fracture entre ces deux cultures, proposant des contraintes parfois basées sur les mathématiques et une théorie de celles-ci qui s’inspire du projet mathématique de Bourbaki[2].

Alors que la première génération du groupe se concentrait plutôt sur les contraintes algorithmiques, certains membres plus récents ont écrit de plus longues oeuvres à l’aide de contraintes géométriques, notamment Italo Calvino et Michèle Audin. Dans Le città invisibili (1972) et Mai quai Conti (2014), respectivement d’Italo Calvino et de Michèle Audin, les deux auteurs oulipiens utilisent les structures géométriques afin d’aborder des sujets qui échappent à l’ordre représenté par une telle structure. Tout comme l’étymologie du mot « géométrie », ces deux textes démontrent une conceptualisation tout à fait originale de la table des matières, approchée comme structure géométrique et indice de la contrainte de l’oeuvre. En combinant mathématiques et littérature, ces deux auteurs s’efforcent de réconcilier l’idéal (la forme) et le hasard qu’il ordonne (le fond), dévoilant un résultat inattendu du projet mathématique de l’Oulipo.

Calvino, Le città invisibili

Le città invisibili n’a pas d’intrigue traditionnelle, mais le livre peut être compris comme un dialogue entre les deux protagonistes, Marco Polo et Kublai Khan, où l’émissaire italien raconte ses voyages à travers le vaste empire du Khan de manière fragmentaire. Le città invisibili s’ancre donc dans une tradition littéraire plus large, ré-écrivant Il Milione de Marco Polo avec la forme des Mille et une nuits ; à travers les mots de Polo, le lecteur identifie le rôle central de l’Utopie de Thomas More ainsi que de l’Inferno de Dante dans l’interprétation du roman. Par ailleurs, la nature fragmentaire s’inspire d’autres textes célèbres comme le Decameron.

Avant de lire ce texte, le lecteur se trouve confronté à un élément paratextuel qui semble mal placé : la table des matières. Alors que les tables des matières se trouvent traditionnellement à la fin des romans italiens (tout comme les livres français), l’« Indice » de Calvino apparaît avant le texte, un positionnement qui souligne son rôle considérable mais qui problématise sa nomenclature. Effectivement, c’est plutôt le sommaire qui se place avant le texte, mais qui représente plutôt les grandes lignes de la structure du livre et pas forcément l’ensemble des divisions. L’emplacement singulier de cette table n’est pas sa seule particularité : la table divise le roman en neuf chapitres numérotés, qui sont chacun précédés et suivis par trois points (ceux-ci représentent les dialogues entre les personnages principaux, Marco Polo et Kublai Khan). Chaque chapitre contient une série de fragments (10 pour le premier et le dernier et 5 pour les autres) qui ne portent pas de titres, mais qui sont organisés en 11 catégories thématiques. Aucun autre paratexte n’éclaire la structure du texte, donc le seul renseignement indiquant au lecteur qu’il existe une structure géométrique est ce bien nommé « Indice »[3]. Il est important de noter que les chiffres présentés dans l’« Indice » de Calvino suggèrent qu’il y a plusieurs manières de lire ce roman – un lecteur peut lire de manière linéaire, par exemple, mais pourrait également opter pour une lecture par catégorie. Cette multiplicité de lectures possibles permet au lecteur de trouver de nouvelles associations entre les différents fragments, rendant ce roman un hypertexte imprimé.

Bien que Calvino n’ait pas considéré Le città invisibili comme une oeuvre oulipienne dans l’Atlas de littérature potentielle, il a tout de même présenté la structure géométrique de l’« Indice » à une réunion de l’Oulipo, tenue le 24 octobre 1974. Il insista sur le fait que : « [C]e qu’il y a d’oulipien d[an]s les Villes Invisibles : [c’est] la table des matières ; sur le plan sémantique, pas de rigueur oulipienne[4]. » Ainsi, nous pouvons considérer que les chiffres sélectionnés par Calvino ne sont pas choisis au hasard. Par exemple, avec les 11 catégories de 5 villes chacune, il y a 55 villes décrites dans le roman, ce qui semble ajouter une ville de plus au fameux nombre choisi par Thomas More dans son Utopie. Avec les 9 paires de dialogues, nous arrivons au chiffre 64, c’est-à-dire le nombre de carrés d’un échiquier (un symbole commun à tous les oulipiens ainsi qu’un élément très présent dans le roman, puisque Marco Polo et Kublai Khan jouent aux échecs). Bien que dans le texte, chaque ville ait un nom féminin, ces noms ne sont pas introduits dans l’« Indice », qui préfère indiquer uniquement le nom de la catégorie à laquelle la ville appartient et son itération. Rangés verticalement par catégorie, ces chiffres ressemblent à un parallélogramme, comme illustré ci-dessous.

Source : Martin McLaughlin, Italo Calvino, Edinburgh, Edinburgh University Press, 1998, p. 102

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Quoique caché, ce motif de Calvino est plutôt simple, ce que l’auteur reconnaît d’ailleurs lui-même : « Le système selon lequel les séries alternent est le plus simple qui soit, même si certains ont beaucoup travaillé pour lui trouver une explication[5]. » En effet, la simplicité de la structure reflète la genèse du roman, sur laquelle Calvino est revenu lors d’une conférence donnée à la Columbia University : « [C]e n’est que plus tard, après avoir composé plusieurs villes, que j’ai eu l’idée d’en écrire d’autres[6]. » Pourtant, pour l’auteur italien, son recueil de descriptions ne pouvait être achevé sans qu’il ait trouvé une structure :

Mais toutes ces pages mises ensemble ne formaient pas encore un livre : un livre (c’est mon opinion) doit avoir un début et une fin (même s’il ne s’agit pas d’un roman au sens strict), c’est un espace dans lequel le lecteur doit entrer, errer, voire se perdre ; mais vient le moment où il lui faut trouver une issue, ou même plusieurs, la possibilité de se frayer un chemin pour en sortir[7].

Bien que la structure de ce roman soit géométrique, il faut noter que ce parallélogramme n’illustre pas une symétrie parfaite vu les chiffres qui le composent. Le danger de la perfection artistique est un sujet que Calvino aborde à plusieurs reprises dans ses écrits théoriques, par exemple dans les Lezioni americane (1988) où il évoque deux métaphores :

Cristallo e fiamma, due forme di bellezza perfetta da cui lo sguardo non sa staccarsi, due modi di crescita nel tempo, di spesa della materia circostante, due simboli morali, due assoluti, due categorie per classificare fatti e idee e stili e sentimenti… Io mi sono sempre considerato un partigiano dei cristalli, ma la pagina che ho citato m’insegna a non dimenticare il valore che ha la fiamma come modo d’essere, come forma d’esistenza[8].

Cristal et flamme : deux formes de beauté parfaite dont le regard ne peut se détacher, deux manières de croître dans le temps, de dépenser la matière environnante, deux symboles moraux, deux absolus, deux catégories où classer les faits comme les idées, les styles comme les sentiments. Je me suis toujours considéré comme un membre du parti des cristaux, mais la page citée m’interdit d’oublier la valeur de la flamme comme mode d’être, comme forme d’existence[9].

Ce discours, clairement inspiré du débat linguistique entre Noam Chomsky et Jean Piaget, résume bien la pratique oulipienne de l’écriture à contraintes qui ne veut rien laisser au hasard. Calvino aborde la place de la géométrie dans la structure de Le città invisibili :

Un simbolo più complesso, che mi ha dato le maggiori possibilità di esprimere la tensione tra razionalità geometrica e groviglio delle esistenze umane è quello della città. Il mio libro in cui credo d’aver detto più cose resta Le città invisibili, perché ho potuto concentrare su un unico simbolo tutte le mie riflessioni, le mie esperienze, le mie congetture ; e perché ho costruito una struttura sfaccettata in cui ogni breve testo sta vicino agli altri in una successione che non implica una consequenzialità o una gerarchia ma una rete entro la quale si possono tracciare molteplici percorsi e ricavare conclusioni plurime e ramificate[10].

Il est un autre symbole, plus complexe, qui m’a permis d’exprimer au mieux la tension entre la rationalité géométrique et l’enchevêtrement des existences humaines : la ville. Si Les villes invisibles reste celui de mes livres où je crois avoir dit le plus de choses, c’est parce que j’ai pu concentrer en un unique symbole toutes mes réflexions, toutes mes expériences, toutes mes conjectures ; et parce que j’ai construit une structure à facettes où chaque court texte, côtoyant le voisin sans que leur succession implique un rapport causal ou hiérarchique, se trouve pris dans un réseau qui permet de tracer des parcours multiples et de tirer des conclusions ramifiées et plurielles[11].

Pour qu’un développement thématique se mette en place parallèlement à cette structure, une série importante de mises en abyme sont insérées périodiquement dans les dialogues, mimant une conversation implicite entre l’auteur et le lecteur du livre. Ainsi, Polo (qui tient lieu d’auteur) conseille le Khan (qui remplace le lecteur) de voir au-delà de cette structure cristalline pour comprendre le rapport entre les fragments et le tout. Par exemple, au début du chapitre IV, le Khan compare son empire à un cristal : 

Eppure io so, — diceva, — che il mio impero è fatto della materia dei cristalli, e aggrega le sue molecole secondo un disegno perfetto... Perché le tue impressioni di viaggio si fermano alle delusive apparenze e non colgono questo processo inarrestabile ? Perché indugi in malinconie inessenziali ? Perché nascondi all’imperatore la grandezza del suo destino[12] ?

Et pourtant, je sais bien, disait-il, que mon empire est fait de la matière des cristaux, qu’il agrège ses molécules selon un ordre parfait… Pourquoi tes impressions de voyage s’arrêtent-elles aux apparences décevantes, et ne saisissent-elles pas ce processus irrésistible ? Pourquoi te complais-tu en des tristesses inessentielles ? Pourquoi caches-tu à l’empereur la grandeur de son destin[13] ?

L’oscillation entre la structure abstraite d’un côté et les villes individuelles distinctes qui la composent de l’autre adopte la nature de la géométrie elle-même. Le Khan insiste sur la perfection géométrique de son empire plutôt que de ruminer sur ses imperfections. Au contraire, Polo joue l’avocat du diable :

— Mentre al tuo cenno, sire, la città una e ultima innalza le sue mura senza macchia, io raccolgo le ceneri delle altre città possibili che scompaiono per farle posto e non potranno piú essere ricostruite né ricordate[14].

Cependant qu’à ton signal, sire, la ville une et dernière dresse ses murs immaculés, moi je recueille les cendres des autres villes possibles qui disparaissent pour lui faire place et ne pourront plus jamais être reconstruites ni revenir dans les mémoires[15].

Son discours contredit celui du Khan et insiste sur le fait qu’il faut faire attention aux composantes et à leurs défauts. Alors que Kublai préfère voir une Utopie dans la structure, Polo suggère qu’il faut regarder à l’intérieur de cette structure utopique pour voir l’enfer de l’empire. Évidemment, ce discours ne se restreint pas à l’empire du Khan, il s’applique également à la structure du roman lui-même, comme le prouve la mise en abyme suivante.

Au centre géographique du roman, Calvino fait le choix délibéré de placer une mise en abyme[16] qui représente un pont littéral entre les deux moitiés du roman :

Marco Polo descrive un ponte, pietra per pietra. – Ma qual è la pietra che sostiene il ponte ? –chiede Kublai Kan. – Il ponte non è sostenuto da questa o quella pietra, – risponde Marco, – ma dalla linea dell’arco che esse formano. Kublai Kan rimane silenzioso, riflettendo. Poi soggiunge : – Perché mi parli delle pietre ? È solo dell’arco che m’importa. Polo risponde : —Senza pietre non c’è arco[17].

Marco Polo décrit un pont, pierre par pierre.

– Mais laquelle est la pierre qui soutient le pont ? demande Kublai Khan.

– Le pont n’est pas soutenu par telle ou telle pierre, répond Marco, mais par la ligne de l’arc qu’à elles toutes elles forment.

Kublai Khan reste silencieux, il réfléchit. Puis il ajoute :

– Pourquoi me parles-tu des pierres ? C’est l’arc seul qui m’intéresse.

Polo répond :

– Sans pierres il n’y a pas d’arc[18].

Tout comme la discussion précédente entre Kublai et Polo, au cours de laquelle Kublai fait part de sa préférence pour les structures cristallines, dans la présente discussion, Polo conseille à Kublai de regarder plutôt les pierres individuelles qui composent la structure. Kublai interroge alors Polo sur ses origines, lui demandant pourquoi il ne parle jamais de sa ville natale, Venise. Polo révèle que : « Ogni volta che descrivo una città dico qualcosa di Venezia[19] » (« Chaque fois que je fais la description d’une ville, je dis quelque chose de Venise[20] »). Le chapitre qui suit ce dialogue se concentre sur la ville de Smeraldina, qui ressemble à une description de Venise : « [C]ittà acquatica, un reticolo di canali e un reticolo di strade si sovrappongono e s’intersecano[21] » (« [V]ille aquatique, un réseau de canaux et un réseau de rues se superposent et se recoupent[22] »). Étymologiquement associé à « smeraldo », qui désigne une émeraude en italien, soit un type de cristal, le nom Smeraldina est un indice de la singularité de cette ville.

Cette mise en abyme centrale, le pont, mène à une discussion prolongée sur Venise, la signification de la Sérénissime pour Marco Polo et son rôle intertextuel dans toutes les descriptions que propose Polo. Par ailleurs, la description de Smeraldina implique une autre interprétation mathématique, et ce, en insistant sur la nature anti-euclidienne de la ville : « [L]a linea più breve tra due punti…non è una retta ma uno zigzag che si ramifica in tortuose varianti […][23] » (« [L]e chemin le plus court d’un point à un autre n’est pas une droite mais une ligne en zigzags ramifiée en variantes tortueuses […][24] »). Enfin, le positionnement central de cette métaphore, au coeur même de la discussion sur Venise, pointe clairement son rôle majeur dans l’interprétation du roman et de sa structure. En effet, la position d’une ville anti-euclidienne au centre d’une structure euclidienne illustre la nature irréconciliable des structures géométriques et le hasard de la vie humaine.

Audin, Mai quai Conti

Tout comme Calvino, Michèle Audin choisit de structurer son roman, Mai quai Conti, avec une contrainte géométrique qui correspond thématiquement à l’histoire. Pourtant, contrairement à Calvino, sa structure mathématique est beaucoup plus rigoureuse étant donné qu’elle est géomètre de profession. Née à Alger en 1954, elle peut être considérée comme l’une des mathématiciennes les plus importantes de notre époque. Elle occupe également une place de choix en tant qu’auteure et historienne. Son oeuvre littéraire se distingue par sa manière unique de mêler mathématiques, histoire et littérature à contraintes. Elle écrit Mai quai Conti en 2010, mais ne trouve pas d’éditeur pour publier son projet. Face à ce manque d’enthousiasme, Audin choisit de publier son livre en feuilleton sur le site web de l’Oulipo en 2011 à l’occasion du 140e anniversaire de la Commune de Paris (l’événement historique qui est d’ailleurs au coeur de ce roman), et le republiera en 2014, toujours en ligne, après avoir apporté diverses modifications au texte original. La version finale a été modifiée avec l’aide d’un ami d’Audin, Yves Cunat, désigné dans le texte comme « le lecteur ».

Mai quai Conti est une exploration pluridisciplinaire fictive des archives de l’Académie des sciences au cours d’un moment historique particulièrement intense, la Commune. Il est difficile de situer le travail d’Audin dans un genre particulier : bien que son sujet soit historique et rigoureusement justifié par un travail d’archive, il ne se lit pas comme une étude historique. En effet, bien que le livre se focalise sur la pensée mathématique et scientifique, il raconte également l’histoire de la Commune de Paris (1871) telle que vécue par les membres de l’Académie des sciences. Bien que le roman soit organisé et déterminé par une contrainte mathématique stricte liée thématiquement à l’Histoire, il a été également rédigé à partir d’autres contraintes, pastiches et références.

Audin avait pour projet initial d’écrire un roman sur la Commune de Paris. Sachant que les communards avaient beaucoup d’estime pour les sciences, elle choisit de relire les comptes rendus de l’Académie des sciences, dont les membres continuaient à tenir des réunions hebdomadaires malgré les soulèvements politiques qui avaient lieu à l’époque. À la suite de son travail dans les archives, elle constate non sans surprise que sous la Commune, l’académicien et mathématicien Michel Chasles a passé presque la totalité des réunions à discuter des structures coniques.

Ce fait en tête, Audin donne à sa table des matières la forme d’une démonstration d’un des théorèmes évoqués par Chasles pendant cette période, connu comme le théorème de Pascal. Cette table sert de contrainte structurelle générative mais aussi de mise en abyme de l’obsession de Chasles pour les structures coniques alors qu’un conflit politique divisait la société. Elle explique : « Cette table des matières est une sorte de coquetterie : elle regroupe les indications figurant sous les figures au cours du texte, ce qui constitue (aussi) un énoncé et une démonstration du théorème de Pascal[25]. » Il faut également préciser que, contrairement à la table des matières de Calvino qui suggère de multiples manières de lire (ce qui rend en quelque sorte ce texte physique un hypertexte), le texte numérique d’Audin comprend également un sommaire avec des hyperliens (ce qui solidifie son état d’hypertexte).

Pour rédiger Mai quai Conti, Audin choisit de créer une nouvelle contrainte oulipienne. Elle explique : « La contrainte de Pascal consiste à écrire un texte [...] dans lequel les relations entre les personnages sont dictées par les positions des points dans une figure de géométrie, tirée du Théorème de Pascal[26]. » Explicitement géométrique, cette contrainte force son auteur à construire une intrigue qui prend la forme d’une forme géométrique spécifique. Dans L’Abécédaire de l’Oulipo, Audin adopte une règle euclidienne simple, celle qui consiste à dire qu’entre deux points, seule une ligne droite peut être tracée : « Xavier et Yvette sont follement amoureux l’un de l’autre, et leur amour est si exclusif qu’ils ont cessé de voir qui que ce soit d’autre[27]. »

Le contenu de Mai quai Conti n’est pas mathématique, mais il est organisé selon le théorème de Pascal qui apparaît dans la table des matières[28] et qui est également développé dans le texte même, à travers une série de figures géométriques qui sont désignées à la fin de chaque chapitre.

Source : Michèle Audin, « Table des matières », Mai quai Conti, site Internet Oulipo [http://oulipo.net/fr/mai-quai-conti].

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Bien que la démonstration du théorème de Pascal pourrait prendre la forme soit du langage mathématique de la table des matières, soit des constructions géométriques explorées dans chaque chapitre, le fait qu’Audin ait choisit de séparer le langage mathématique de son illustration force le lecteur non-géomètre à se référer à la table des matières après avoir achevé la lecture d’un chapitre. De plus, étant donné que le développement de la série de figures géométriques du théorème fait partie intégrante du développement thématique de l’oeuvre, ces figures impliquent également des choix stylistiques dans le corps du texte, ce qui transforme chaque chapitre en une illustration littéraire des principes mathématiques utilisés dans le théorème de Pascal et permet à l’auteure de démontrer ses talents d’écrivain sous contraintes oulipiennes. Ainsi, comprendre l’histoire du roman aide un lecteur non-mathématicien à maîtriser les concepts mathématiques des projections (un concept fondamental aux mathématiques des structures coniques), donnant vie à ce qui serait autrement une collection sèche de langage formel.

Puisque le lecteur doit continuellement se référer à la table des matières, le format du blog est finalement avantageux, et ce, de manière imprévisible. Le lecteur peut garder cette table à portée de main dans un des onglets de son navigateur tout en lisant le texte et le parcourir à l’aide du sommaire correspondant. Le support en ligne facilite la consultation du théorème lors de la lecture du projet. De plus, la table apporte une structure visuelle au roman, elle définit clairement les personnages et leurs places respectives dans l’intrigue tout au long du livre. Par contre, tout comme l’« Indice » de Calvino, le sommaire d’Audin n’aide pas le lecteur à identifier le contenu clé du livre tout seul – effectivement, le seul indice qui signale le contenu d’un chapitre est « (28+1) mai », ce qui indique sa contrainte lipogrammatique (vingt-neuf comprenant un E). Par contre, la table des matières et le sommaire facilitent une interaction constante entre la matière historique du livre, ses techniques rhétoriques et la structure mathématique, ce qui permet à une discipline d’expliquer et d’illustrer l’autre, et vice versa.

Étant donné qu’une démonstration géométrique peut être représentée par une série de figures, les diagrammes qui se trouvent à la fin de chaque chapitre du roman sont liés au contenu du chapitre. Par exemple, le premier chapitre sert à décrire le cadre de l’histoire, le siège de l’Académie des sciences au quai Conti cinq jours avant la Commune, le lundi 13 mars 1871. Ce chapitre est accompagné d’une ellipse vide, car l’auteure n’a pas encore décrit les personnages dans ce premier chapitre.

Sources : Michèle Audin, « Lundi 13 mars », et « Lundi 20 mars », Mai quai Conti, site Internet Oulipo [https://www.oulipo.net/fr/mai-quai-conti/lundi-13-mars ; https://www.oulipo.net/fr/mai-quai-conti/lundi-20-mars].

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Au fur et à mesure, ce cadre initial est peuplé de points, nommés A (Charles Hermitte), B (Joseph Bertrand), C (Michel Chasles), D (Charles Delauney), E (Léonce Élie de Beaumont), et F (Hervé Faye). Ces points correspondent aux membres de l’Académie qui vont vite être liés à d’autres points en dehors de cette ellipse, selon les règles des projections mathématiques.

Une fois ces informations préliminaires placées, le premier personnage qui ne se trouve pas sur l’ellipse, Simon Newcomb, est introduit. Puisqu’il n’est pas membre de l’Académie mais qu’il est lié à quatre membres déjà mentionnés, N (Newcomb) se trouve à un des foyers de l’ellipse, et est lié aux points A, E, D et F.

Source : Michèle Audin, « Lundi 27 mars », Mai quai Conti, site Internet Oulipo [https://www.oulipo.net/fr/mai-quai-conti/lundi-27-mars].

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Pour expliquer de manière littéraire le rapport entre ces quatre points sur l’ellipse et ce foyer N, Audin fait appel à des tautogrammes ou bien des textes écrits à contraintes où chaque mot commence par la même lettre. Dans le cas présent, les tautogrammes servent à mettre en valeur le rapport entre Newcomb et les autres personnages auxquels il est lié :

Simon Newcomb, astronome américain, amateur d’algèbre, actif et aguerri, accueilli par l’Académie et accoutumé à ses alentours, affolé par l’ampleur de l’anarchie, accablé, familier de Faye, aux peu fictives facilités, fuyant frileusement la foison des fédérés faméliques, les farandoles de farouches fantassins fourbus, les fangeux et funestes faubourgs, fuyant la France.

AF

Ensuite... Simon Newcomb, un expert, éreinté par l’écriture de son éblouissante ébauche, ému par l’envahissement des églises, effarouché par l’effervescence égalitaire, effrayé par l’émeute et les émeutiers, les directives douteuses, la discorde dramatique, le durable durcissement, la domination de la domesticité, les drôlesses dynamiteuses, décidant de disparaître, la dissolution donc la disparition[29].)

ED

Ainsi, Newcomb ne représente pas uniquement l’intersection mathématique entre ces quatre personnages, mais aussi l’intersection métaphorique, déterminée par l’histoire et la narration. Bien que ces tautogrammes puissent être considérés comme superflus, puisqu’ils reprennent la contrainte structurelle du théorème de Pascal, ceux-ci ont bien un rôle, celui de narrativiser les mathématiques. Tout au long du texte, les projections sont liées aux tautogrammes, illustrant les rapports humains de manière non plus seulement mathématique mais également littéraire. Par exemple, Audin fait également appel à certaines contraintes élaborées par Georges Perec, notamment des lipogrammes[30] et des monovocalismes[31], deux contraintes qui insistent respectivement sur la violence de la Commune et sur le rôle des femmes. Bien qu’Audin n’ait pas pensé à Calvino ni aux Villes invisibles pendant la rédaction de ce livre[32], je dirais que son désir d’inscrire son oeuvre dans l’histoire oulipienne ressemble à celui de Calvino, démontré lors de la réunion du 24 octobre 1974. Bien qu’il admettait que ce texte n’avait pas de rigueur oulipienne, il citait quand même sa structure comme représentative d’une tendance mathématique du texte. De manière similaire, Audin privilégie sa structure, une contrainte oulipienne qui lui est propre, et rend hommage à ses collègues oulipiens dans le texte lui-même.

Le tour de force de ce roman se trouve dans le statut de la narratrice, qui se distingue de l’auteure et qui, en tant que personnage dans le texte, trouve sa place sur la figure géométrique. Cette distinction est expliquée dans le texte même :

Car il y a un « je », qui apparaît ici, je c’est moi. Attention, ce « moi » n’est pas l’auteure, qui parle d’elle-même à la troisième personne, il y a désormais quelqu’un d’autre qui raconte cette histoire, une narratrice qui dit je, moi, qui regarde Hermite et Bertrand, qui admire Chasles et Delaunay. Elle est la lettre M de la figure, M comme « mathématicienne », comme « mystère », comme « moi » [33]

Source : Michèle Audin, « 17 avril (fin) », Mai quai Conti, site Internet Oulipo [https://www.oulipo.net/fr/mai-quai-conti/17-avril-fin].

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Jusqu’à la fin du roman, et comme sa position en dehors de l’ellipse le suggère, cette narratrice n’a pas de rôle actif et préfère observer les personnages principaux de loin, bien qu’elle soit liée aux personnages du roman par les projections qui déterminent parfois son discours :

« Qui suis-je, moi ? Qui suis-je, pour pouvoir raconter cette histoire ? Parler en même temps, presque d’une même phrase, de Prosper-Olivier Lissagaray et de Simon Newcomb ? Du journaliste, historien de la Commune, communard lui-même, et de l’astronome américain fuyant Paris[34] ? »

Même si la narratrice n’est pas nommée avant la fin, un personnage féminin est introduit et nommé dans le chapitre « Lundi 22 mai », il s’agit de Sophie Kowalevski (K). Kowalevski est étudiante en mathématiques à Berlin et décide de se rendre à Paris sous la Commune. Elle s’insère dans le roman en étant liée aux projections LN et AB par des anecdotes et des tautogrammes. Le dénouement du roman, qui se clôt sur la semaine sanglante de la Commune et une écriture lipogrammatique de cet épisode, nous apprend, par une démonstration mathématique, l’équivalence des points M et K, et apprend finalement au lecteur que la narratrice est en fait Sophie Kowalevski :

Je n’ai jamais rencontré Michel Chasles, cet éminent géomètre. Des lettres de cinglés, ça oui, j’en ai eu ma part, on me connaissait comme mathématicienne, alors, sur le postulat d’Euclide, celui-là, même Joseph Bertrand s’y était laissé prendre qui en avait communiqué une démonstration à l’Académie des sciences, il faut dire qu’il ne connaissait pas Lobatchevski, sur la quadrature du cercle aussi, même après Lindemann, pourtant, si π est transcendant, la quadrature est impossible, ou sur Fermat, des démonstrations fausses, oui j’en ai vu quelques-unes. Delaunay non plus, le pauvre, noyé au cours d’une promenade en bateau, même pas au large mais dans la rade même de Cherbourg, deux ans plus tard il était mort, et bien sûr, non je ne l’ai pas connu[35].

Sources : Michèle Audin, « Lundi 24 avril », et « Lundi 5 juin », Mai quai Conti, site Internet Oulipo [https://www.oulipo.net/fr/mai-quai-conti/lundi-24-avril ; https://www.oulipo.net/fr/mai-quai-conti/lundi-5-juin].

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Mai quai Conti n’est pas un roman historique comme le précise Audin elle-même, mais plutôt un roman mathématique dont la contrainte impose au lecteur de lire le texte parallèlement à des figures géométriques et donc d’interpréter la structure mathématique proposée. Cette méthode compositionnelle produit une énorme variété de styles narratifs, de pastiches et de contraintes, qui forme un texte hétérogène demandant beaucoup d’effort de lecture de la part du lecteur. Il se peut que cette interdisciplinarité soit l’une des raisons pour lesquelles l’auteure n’a pas pu trouver d’éditeur, mais il va sans dire que même publié sous forme de blog, on peut considérer Mai quai Conti comme un des meilleurs exemples des contraintes mathématiques oulipiennes de par sa capacité à faire d’une démonstration mathématique un dénouement littéraire satisfaisant. À travers ses méthodes compositionnelles explicites et sa nature pédagogique, ce travail littéraire permet au lecteur d’approcher le travail d’un mathématicien, car il lui apprend à lire – et à comprendre – un théorème.

Tout comme Calvino, la structure et le contenu du roman d’Audin sont extrêmement liés et, effectivement, cette première semble ordonner ce dernier. Choisir la Commune comme moment historique peut aussi être compris comme un geste politique[36]. Vu sous cet angle, structurer ce roman avec un théorème mathématique ressemble à une tentative de rationalisation de cet événement à la fois idéaliste et saignant. Audin croit aux idéaux communistes et respecte la Commune. La réalité, par contre, est plus difficile à comprendre. En mettant en avant les aspects positifs de la Commune à travers une dramatisation des sciences et, plus précisément, à travers le travail de la mathématicienne Sophie Kowalevski, Audin réussit à dépeindre ce moment historique dans toute sa complexité. Ainsi, son appel à la contrainte de Pascal pour aborder de manière littéraire la Commune se révèle être un succès, et ce, même si la Commune a échoué. Dans les deux cas étudiés, qui s’avèrent complémentaires, Audin et Calvino – et d’une certaine manière, l’Oulipo plus largement – ont bien saisi la nature même de la géométrie et ont utilisé la table des matières comme un espace liminaire entre la perfection géométrique et le monde réel dans toute sa complexité.

Conclusion

La géométrie sert à appliquer les formes au monde réel ou bien à abstraire la réalité et discerner ses propriétés. En comprenant les propriétés des formes idéales, il devient possible de les imiter, comme l’illustrent des disciplines comme l’architecture, l’art et même la littérature. Ces deux facettes du travail géométrique – le monde réel et l’abstraction de celui-ci – sont effectivement difficiles à réconcilier. Calvino et Audin ont participé au débat sur la géométrie en appliquant celle-ci à la littérature et en s’appuyant sur ces deux disciplines pour appréhender la réalité.

Calvino emploie une structure géométrique pour représenter la ville, c’est-à-dire l’imposition de l’ordre sur la vie humaine. Audin quant à elle utilise une structure géométrique rigoureuse pour représenter l’histoire de la Commune, parler des mathématiciens et des mathématiciennes, aborder leur rôle en politique. Nous pourrions suggérer qu’Audin essaie un peu trop de forcer l’histoire pour que celle-ci coïncide avec le théorème de Pascal, mais cette critique négligerait le fait que la contradiction entre l’idéal et la réalité est au coeur de la géométrie elle-même. Ainsi, l’impossibilité de réconcilier la propension humaine pour l’abstraction et la réalité du monde dans lequel nous vivons est précisément la raison pour laquelle les mathématiques se prêtent aussi parfaitement à l’invention littéraire – la littérature est également une abstraction, une création humaine pour expliquer la réalité, distincte du vrai monde, mais qui peut toutefois informer notre compréhension de celui-ci. 

Ce n’est donc pas une tendance littéraire qui pousse ces auteurs à structurer leurs histoires avec des contraintes mathématiques, mais plutôt une tendance humaine vers l’abstraction. Cette tendance permet aux hommes de traduire la réalité, de la comprendre et d’en parler aux autres. En s’appuyant sur la géométrie, ces auteurs comprennent que l’espace et son abstraction ne sont que deux facettes du même problème. En prenant l’abstraction géométrique comme point de départ à leurs romans, ces auteurs attirent l’attention du lecteur sur le rôle même de la littérature, des mathématiques et du rapport de ces disciplines à la réalité. Dans ce genre de roman, le rôle du lecteur est primordial. En effet, l’invention oulipienne aide le lecteur à la fois à comprendre le rapport clé entre la forme et le fond, et à souligner l’importance de l’acte créateur de l’auteur et de celui, interprétatif, du lecteur. Nous pourrions même aller encore plus loin et dire que, pour ce qui concerne la littérature géométrique (ou à contrainte toute courte), c’est la forme qui fait sens. Ainsi, l’auteur qui prend comme point de départ une abstraction du contenu peut mieux réussir dans ses démarches qu’un autre, car il suscite son lecteur à s’engager dans ce même processus mathématique.