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Cette étude porte sur deux romans ayant pour sujet la Seconde Guerre mondiale et plus précisément les liens avec le régime nazi, Le Conservateur des ombres de Thierry Haumont[2] et Le Boulevard périphérique d’Henry Bauchau[3]. Ces oeuvres apportent un éclairage sur les modalités de résurgence de l’Histoire dans le roman belge d’après 1970, après plusieurs décennies où les contradictions historiques ont été soigneusement évitées dans le champ littéraire stricto sensu[4]. Leurs auteurs ont tous deux été actifs à un moment de l’Histoire dans la réalité sociale et politique de leur pays. Thierry Haumont est un intellectuel wallon, militant pour l’autonomie de sa région, notamment d’un point de vue culturel. Il écrit Le Conservateur des ombres au moment où la belgitude[5] a accompli son oeuvre. Quant à Henry Bauchau, il s’est d’abord engagé dans le mouvement intellectuel chrétien progressiste d’avant-guerre[6] puis dans l’action sociale et l’éducation des jeunes de 1940 à 1943[7]. Ce n’est qu’à partir des années 1950 qu’il devient écrivain à part entière, partageant sa vie entre la France, la Suisse et la Belgique, la psychanalyse et l’enseignement. Avec Le Boulevard périphérique, il parvient, à l’âge de quatre-vingt-quatorze ans, à conclure un roman entamé dans les années 1980, comme s’il parvenait enfin à se libérer d’un passé douloureux et contradictoire qui pèse sur sa vie d’adulte et auquel il reviendra encore avec Chemin sous la neige, à la veille de sa mort. La rencontre entre la littérature belge et l’un des moments les plus traumatisants de l’histoire occidentale se fait pour les deux écrivains à distance : distance temporelle pour Bauchau et distance spatiale pour Haumont, les manifestations de l’oppression nazie puis de la guerre étant intériorisées dans l’ambiance calfeutrée d’une bibliothèque de province et métaphorisées à travers la thématique de l’ombre. Les deux romans se rejoignent sur le traitement singulier de l’opposition entre ombre et lumière qui les structure en profondeur. Loin d’être univoque, cette opposition illustre l’ambivalence des comportements humains plongés dans l’Histoire. Ainsi, l’ombre ne fait pas uniquement référence à la menace nazie dans le Conservateur des ombres mais aussi à la clandestinité. Dans Le Boulevard périphérique, elle suscite, dans l’économie du récit, une fascination au moins aussi puissante que celle induite par la lumière. À ces ambiguïtés thématiques s’ajoutent des ambiguïtés énonciatives, les narrateurs n’assumant ni l’un ni l’autre complètement leur récit. Les deux fictions font alors valoir des versions de l’Histoire qui dépassent les problématiques de la « déshistoire[8] » en affrontant le réel et le passé récent sans cesser pour autant de puiser aux mêmes racines : une histoire singulière et distincte de la France difficile à dire dans une langue majeure vouée à viser l’universalité[9].

Deux romans périphériques[10]

On peut qualifier ces deux romans de « périphériques », d’un point de vue historique et symbolique. En effet, ils contournent en quelque sorte l’Histoire : mis à part la figure d’Hitler, rares sont les personnages dont l’existence est attestée[11]. En ce qui concerne les lieux, la ville allemande de Flachsenfingen où Haumont situe son récit n’existe pas dans la réalité. Chez Bauchau, il est possible de se retrouver dans une géographie déterminée (la Belgique pour la période de la Seconde Guerre mondiale et de l’après-guerre[12], la région parisienne pour les années 1980), mais certains lieux qui dénotent une forte dimension historique sont laissés dans le flou : les chantiers du Service des volontaires du travail de la Wallonie[13] sont simplement appelés « chantiers[14] » et rien ne laisse deviner ce dont il s’agit réellement. La scène de la rafle des travailleurs réquisitionnés pour le Service du travail obligatoire (STO) est située dans une gare en Belgique qui n’est pas spécifiée et l’épisode n’est que vaguement daté.

Symboliquement, le choix géographique d’Haumont indique un décentrage : certes, le roman se passe en Allemagne, au coeur du drame, mais les événements historiques arrivent en retard et avec une violence atténuée dans cette petite ville de province éloignée du centre, au point que les personnages ont parfois l’impression que rien ne s’y passe. Bauchau, de son côté, met en balance la petitesse du territoire de la Belgique face à l’immensité russe, pour qui « l’universalité va de soi[15] ». Les deux écrivains prennent le parti de dire l’Histoire en mode mineur : au contraire d’une vision monumentale et universalisante, l’Histoire se cacherait dans les détails. Dès lors, les événements historiques ne sont plus des hauts faits mais de minuscules heurts qui ne manquent pas de bouleverser les existences et de mettre au jour des comportements ambivalents. Chez Haumont, l’ombre s’insinue dans les méandres d’une bibliothèque de province tandis que chez Bauchau, elle s’immisce dans une mémoire réexaminée à la lumière d’une double fascination apparemment contradictoire, résolue dans la mise en parallèle avec la lente agonie de la belle-fille du narrateur.

Des oppositions ambivalentes révélatrices des contradictions de l’Histoire

La réversibilité de l’ombre dans Le Conservateur des ombres, l’Homme face à l’Histoire

La scène inaugurale du roman illustre le brouillard idéologique qui devait vraisemblablement régner dans une petite ville allemande des années 1930. Dans une brasserie de Flachsenfingen se tient une conférence au milieu d’un tumulte épouvantable : « Il se trouve même un malin à la voix plus aiguë que les autres pour achever d’irriter l’assemblée avec un scandaleux pot-pourri où L’Internationale se mêle aux accents des principaux hymnes nazis[16]. » Cette scène chaotique est associée à la Genèse :

La Genèse ? Elle est bien là […]. Alors le chaos plutôt que l’apocalypse, dont les conditions d’avènement ne semblent jamais devoir être réunies. Quelque chose a débuté, il y a des milliards d’années, qui se perpétue et continue à se nourrir de milliards d’organismes ; d’où ne se dégage encore aucune ligne de force[17].

L’enjeu du roman serait-il de démêler ce chaos initial à l’instar de « l’histoire du monde, [qui est] d’abord celle de la séparation du jour et de la nuit[18] » ? Cette piste est rapidement écartée car la séparation des ombres et de la lumière s’avère bien plus complexe que prévue. Le paradoxe de l’ombre, découvert par Franz à la fin du roman dans son musée de l’ombre, traduit l’impossibilité d’une interprétation univoque et définitive des actes historiques qui émaillent le roman. Franz a fabriqué des objets qui s’apparentent à des oeuvres dégénérées, condamnées par le régime, mais dont l’ombre projetée dessine des silhouettes d’athlètes faisant honneur à l’idéologie nazie, « l’écart entre un modèle et sa silhouette [étant] le plus grand que [Franz] est capable de produire[19] ». Nous ramenant à l’allégorie de la caverne[20], cette remarque questionne la portée d’un acte historique, mettant en lumière la distorsion entre son but initial et son efficacité réelle.

Les personnages confrontés aux événements historiques vont réagir par des actes dont les conséquences sont quelquefois contraires aux effets supposés. Ainsi en est-il du vol des livres que le bibliothécaire orchestre lui-même dans le but, manqué, d’avoir l’autorisation de vivre seul dans le grenier. Pour faire apparaître ce vol comme plus vraisemblable, Franz décide de l’attribuer aux nazis en faisant disparaître les livres socialistes, allant jusqu’à perpétrer « un des rares autodafés qui eurent lieu sous la République de Weimar[21] ». Or, « en voulant mettre son acte sur le dos des nazis, il s’est lui-même conduit en nazi[22] ». Finalement, la portée politique de son geste est d’autant plus nulle qu’il y a eu, à l’insu du bibliothécaire, d’autres vols commis, ce qui ôte toute explication d’ordre idéologique à l’acte accompli. Pis, les actes historiques ont parfois des conséquences opposées à l’objectif attendu, ainsi la destruction d’un exemplaire de Mein Kampf provoque un achat supplémentaire du livre, alors que l’attentat contre le bureau du parti nazi de la ville conduit, lui, à l’épuration de la bibliothèque. Se pose donc la question du sens de l’acte historique en ce que l’action peut amener pire que l’absence d’action. C’est bien ce risque supposé qui constitue le soubassement de la collaboration passive avec l’ennemi.

L’ambivalence du sens de l’Histoire se trouve au coeur de la destinée des personnages principaux. Tant l’apprentissage de Franz que la destinée de l’écrivain Theodor illustrent les contradictions et les parallèles entre le parcours individuel, l’oeuvre artistique et le mouvement de l’Histoire. À côté des événements historiques dramatiques, Franz, infirme timide, frustré et solitaire, expérimente une véritable initiation qui touche sa vie privée et professionnelle : il trouve un travail en tant que bibliothécaire, se lie d’amitié avec Theodor et son entourage, quitte la maison de ses parents pour s’installer avec sa compagne Maria et, sommet de sa libération, réussit à aller tout seul à pied jusqu’à Dresde à la recherche de Theodor, en plein hiver et en pleine débandade des armées allemandes. Ainsi, alors que le monde tout entier vacille, celui de Franz se consolide. Même s’il s’oppose plusieurs fois courageusement et subtilement aux nazis, il ne peut que subir le choc de l’Histoire via la transformation de sa bibliothèque en « une armoire où se conservent les mensonges[23] », travailler sous le portrait d’Hitler, accepter une exposition sur les Juifs et saluer les nazis « [qui] sont ici chez eux[24] ». Cette passivité relativement acceptable pour un personnage dénué d’héroïsme tel que Franz se double d’un événement étrange qui augmente le trouble du lecteur : délaissé par Theodor Bonhiver, méprisé ouvertement à cause de son handicap, Franz se lie d’amitié avec un nazi, dont on ne peut douter de la fidélité à Hitler. Le bibliothécaire devient le « disciple[25] » de cet homme qui lui apprend à nager, à se réconcilier avec son handicap et avec la nature. Un programme d’ailleurs contenu dans son nom : Grünewald qui signifie « forêt verte ». C’est donc grâce à un nazi que Franz accomplit la dernière étape de son apprentissage positif, et ce, alors que le monde est mis à feu et à sang par les nazis.

Le Traité de l’ombre de Theodor Bonhiver[26] illustre la problématique du positionnement idéologique de l’écrivain et de la portée politique de son oeuvre dans une époque troublée. En brodant sur le thème de l’ombre, l’écrivain illustre et combat à la fois la menace nazie qui se répand de manière inextinguible. Pour la conjurer, il use des mêmes moyens de prolifération : il cherche à disséminer des fragments dans le maximum de revues de manière à ce que « l’ombre [couvre] tous les horizons[27] » et utilise des procédés stylistiques (les kenningar, les définitions imbriquées perpétuelles) pour imiter la prolifération au coeur de la langue. Le contenu de ce qu’il écrit est peu connoté idéologiquement et peut être interprété dans un sens ou l’autre et dès lors, « être accepté par tous les régimes[28] ». Ce qui est d’abord un défaut pour l’intransigeant Jassfeld sera considéré par lui comme une compromission grave quand les tensions politiques deviendront extrêmes. Même Franz, admirateur sans limites de l’écrivain se pose des questions :

Avait-il conscience de célébrer ainsi l’usage de la force ? Peut-être ne fut-il jamais autant détaché de la politique qu’à cette période de sa vie […]. Hitler au Reichstag venait de recevoir les pleins pouvoirs pour son gouvernement ; parallèlement, indépendamment sans doute, Bonhiver continuait à étendre son ombre de papier partout où on voulait bien l’accueillir[29].

Franz regrette également que l’écrivain se mette à « l’abri des reproches politiques de ceux qui détiennent le pouvoir[30] », comme si cette position diminuait son prestige d’écrivain. Le sens du destin de Theodor est indécis : il se tait, puis disparaît, avant d’être retrouvé agonisant par Franz. Est-il avalé par l’ombre qu’il essayait de défier, victime de cette « maladie[31] » dont il prévoyait qu’elle allait le tuer ? A-t-il échoué par manque d’engagement, c’est-à-dire par excès d’universalité ? Si l’on n’est pas clairement et ouvertement contre, est-ce que cela veut dire qu’on est pour ? Haumont laisse l’équivoque flotter et le doute s’installer. Car le doute, conséquence de l’ambivalence symbolisée par la nature réversible de l’ombre, est justement un instrument de terreur. Le doute est l’arme du régime car il provoque la loi du silence : le père de Franz critique le fait que, si le début du couvre-feu est clairement établi, nul ne sait à quelle heure il se termine : « Déjà le faux-semblant, les demi-mesures. La pire des terreurs : la loi du silence. Et personne pour dire si ce que l’on fait est licite ou non[32]. » Ce fondement de la terreur, s’il était exprimé, pourrait être éludé : « Il suffirait pourtant que chacun exprime ses doutes, avant même de prendre parti. Dise ce qu’il sait, et non ce qu’on lui a enseigné[33]. » Dans son roman, en remettant en cause l’imperméabilité de l’opposition entre l’ombre et la lumière, Thierry Haumont a pris le parti de ne pas opposer les positions de résistance et de collaboration, mais de les présenter dans un continuum de réactions à des événements historiques mineurs qui touchent le quotidien des protagonistes.

À l’instar d’Haumont, Bauchau remet en cause l’opposition entre ombre et lumière afin de mettre à jour les ambiguïtés des comportements humains dans des situations historiques extrêmes. Néanmoins, Bauchau se distingue d’Haumont dans la mesure où il évoque sa propre culpabilité.

Détournement à des fins déculpabilisatrices de l’opposition entre ombre et lumière chez Henry Bauchau

Les deux figures fascinantes du roman, Stéphane, résistant hors norme et ami du narrateur, et Shadow, Russe blanc à moitié sibérien devenu officier SS, semblent à première vue construites selon une opposition stricte. D’abord leurs noms : Shadow, qui signifie « ombre » en français, incarne le mal absolu, la force brute : c’est un « génie du mal[34] » ; « le grand maître du mal[35] ». Il se dissimule souvent dans l’ombre d’un contre-jour ou dans la pénombre de sa cellule. Stéphane, littéralement le « couronné », incarne la lumière divine, le dépouillement total. Ses apparitions sont chaque fois lumineuses et humbles, ses paroles rares sont justes et sans ornements. Il a un « sourire d’indien[36] », un « humour solaire[37] ». C’est un homme libre de tout poids, vivant en harmonie avec la nature, sans attaches, sans peur (mis à part celle de l’eau), sans préjugés, sur lequel nul n’a de prises. Au contraire, Shadow appartient à la culture dans le sens où elle est le lieu de la production matérielle. Il règne en majesté sur le « château de merde[38] », c’est-à-dire qu’il agit sur les intestins, sur la peur des gens. L’opposition ombre/lumière s’exprime plus précisément en termes de matérialité : Shadow incarne la pesanteur et Stéphane, la légèreté. La légèreté de Stéphane est possible grâce à un lien toujours vivace à l’enfance, tandis que Shadow « est mort à son enfance, qu’il est tout entier adulte, dans la terrible pesanteur de cet état[39] ». De cette opposition stricte entre matérialité et immatérialité, Stéphane triomphe par : « [Sa] supériorité irréfutable, doucement ironique[40]. » Or, cette supériorité, qui équivaut à une sorte de domination, rapproche Stéphane de Shadow. En effet, malgré leurs deux mouvements opposés à partir de la matière, ils peuvent parvenir au même résultat, ainsi que l’exprime Shadow :

C’est le même mouvement vers la concentration. Mais l’un déborde, se vide, devient de l’air, de la lumière, atteint peut-être le vide nécessaire au dieu. L’autre se durcit, s’alourdit, concentre de la matière dense, de la connaissance toujours plus variée, toujours plus opaque. […] Peut-être arriverons-nous au même résultat, moi par la haine et la pesanteur, lui par la simplicité ou la clarté[41].

Légèreté et pesanteur s’originant toutes deux dans la matière, cela en fait des contraires intimement liés. On comprend mieux pourquoi la figure de Stéphane s’éclaire et se spécifie au contact de Shadow : « Stéphane abordant un surplomb, je l’ai vu avec clarté dans le contact des yeux que j’ai eu avec Shadow[42]. » Puis il finit par dominer Shadow : « Stéphane a été le plus fort, c’est lui qui a pris Shadow en laisse[43]. » Inversement, le choix paradoxal du nom de Shadow reflète une dualité poreuse puisque l’ombre est l’image immatérielle d’un objet matériel. De même son visage est double, une moitié noble et belle, l’autre, paralysée, est terrifiante. Dès lors, une lecture attentive pourra aisément relever des points de ressemblances entre les deux « maîtres[44] » : physiquement, ils ont les yeux bleus et un beau visage, leur force provenant principalement de la puissance de leur regard ; ils ont une force d’attraction analogue sur les personnages secondaires (Marcello, Marguerite, le narrateur) ; spirituellement, on l’a vu, ils atteignent les mêmes buts, malgré des moyens tout à fait différents. Stéphane et Shadow paraissent ainsi incarner le double héroïque selon Bauchau : le Saint[45] d’un côté et Satan[46] de l’autre. Cette complémentarité déteint par conséquent sur l’opposition ombre/lumière qui se fait plus perméable : la lumière, attribut positif de Stéphane, peut paradoxalement se faire menaçante lorsqu’elle éblouit le narrateur, autrement dit, qu’elle l’aveugle. Froide, elle devient même un attribut de Shadow, une « impitoyable lumière[47] », qui, on le verra, éclairera le narrateur encore mieux que la chaude lumière de Stéphane. Inversement, la manière dont Stéphane sait jouir pleinement de l’ombre illustre sa capacité à être dans l’ici et maintenant des éléments : « [I]l n’éprouve pas la fraîcheur de l’ombre, il y est tout en entier. Il est l’ombre comme tout à l’heure il sera le rocher[48]. » Le critère de matérialité permet donc d’atténuer l’opposition ombre/lumière et de rapprocher les deux figures. L’acteur de ce rapprochement est le narrateur qui revisite ses souvenirs pour échapper à la culpabilité.

Une intériorisation des traumatismes de l’Histoire

Les deux textes présentent des personnages principaux qui, bien que tous deux caractérisés par leur faiblesse, sont partie prenante d’une organisation narrative fondée sur des stratégies fort distinctes. Dans Le Boulevard périphérique, le narrateur est le personnage principal qui mène le récit à la première personne. Centralisant tous les points de vue, le lecteur n’a d’autres choix que de suivre le désir du narrateur qui dessine un axe entre le sujet et l’objet :

Partout où il y a « intérêt » d’un sujet impliqué dans une relation médiatisée au monde, aux deux sens du mot « intérêt » (désir orienté vers un objet doté de valeur attractive ou répulsive ; profit quantifiable, bénéfice), il y aura norme implicitement convoquée, et réintroduction du corps (ici émotif)[49].

Au contraire, dans Le Conservateur des ombres, le narrateur extradiégétique non seulement multiplie les focalisations externe, interne et zéro (selon la terminologie de Genette[50]), mais renonce à les hiérarchiser dans le sens où les jugements des personnages ne se confirment pas entre eux et ne confirment pas ceux des narrateurs. Le lecteur, incapable de faire son travail de réinterprétation, ne pourra que se raccrocher au point de vue du personnage le plus développé, et dont l’itinéraire est le plus positif : celui de Franz Grünewald.

Franz : un personnage principal faible à l’autorité narrative insuffisante

« [Infirme] qui contient mal son impatience ; regard fiévreux dans un visage jaune, des mains agitées : habillé sans goût, respectueux des convenances[51] », Franz est caractérisé par son incapacité physique. Bousculé par un enfant, il chute dans la rue et n’arrive pas à se relever tout seul. Dès lors que le monde extérieur lui est hostile, son apprentissage consistera à accepter son corps tel qu’il est et à en tirer le meilleur parti : « Son avenir est physique, il le sent bien[52] », ce qui fait ironiquement écho à l’idéologie nazie. Franz cultive un sentiment d’infériorité par rapport aux autres : par rapport à Bonhiver, dont il est l’ombre, par rapport aux lecteurs, qui sont des dieux, par rapport aux nazis, qui le méprisent. Ce personnage, qui ne possède pas le talent d’un Theodor ou la fortune d’un Heinrich, est pourtant bien le seul que le narrateur n’abandonne pas (Heinrich est délaissé, Theodor disparaît puis meurt, Gertrud, d’invisible devient remarquable puis disparaît), et par conséquent, le seul qui effectue son « programme narratif[53] ».

Le lecteur n’a de choix que de s’en remettre à son point du vue douteux sur le monde, car sa relation avec la réalité est empreinte de fantaisie et d’imagination. Par exemple, il se transforme en enquêteur mu par un intérêt et une passion démesurés par rapport à l’enjeu qui est tout simplement de découvrir à propos de quoi écrit Theodor : il est « à l’affût[54] » ; « jure qu’il percera son secret[55] » ; crée un dossier ; développe une « méthode d’investigation[56] » ; mène l’enquête. D’autres réactions fantaisistes et inadaptées s’ajoutent à ses manies ainsi qu’à sa faiblesse constitutive et contribuent à miner la crédibilité de sa fonction de « point-valeur[57] » prépondérant auprès du lecteur : le caprice de vouloir loger dans le grenier de la bibliothèque, son réflexe d’y enfermer Gertrud, son musée dédié à l’ombre. Or, ces comportements ne sont jamais sanctionnés par un jugement commun émis par les autres personnages ou par l’instance narrative, ce qui empêche le lecteur de s’adonner à son travail d’évaluation des valeurs transmises par le texte (pour reprendre les propos de Jouve). Incapable de dessiner une ligne de démarcation claire entre les bons et les méchants, les actes de collaboration et les actes de résistance, obligé à adopter le point de vue d’un infirme, désemparé devant l’absence d’autorité narrative, le lecteur, perpétuellement mal à l’aise, est abandonné au doute. Ce qui est exactement l’effet recherché par le texte : en forçant le lecteur à suspendre son jugement sur les comportements ambivalents des personnages sans lui donner en contrepartie un point de vue prépondérant, l’auteur réussit à faire partager au lecteur la puissance du doute, qui est justement à la base de la terreur politique, ainsi que nous l’avons montré dans la première partie de cet article. Le roman cherche à susciter les sentiments qu’ont probablement éprouvés les contemporains des grandes crises historiques. Dans ce brouillard entre ombre et lumière, les lecteurs sont contraints de produire leur propre intelligence des faits historiques. Ils se voient forcer d’élaborer une représentation de l’Histoire à leur échelle, différente d’une vision surplombante prétendant épouser tous les points de vue et démêler les ambiguïtés.

Le narrateur du Boulevard : un personnage faible à l’autorité narrative puissante

« Chaque fois que je pense, ou que j’essaie de suivre mes états d’inconscience, je retrouve mon insuffisance. C’est d’elle que je pars, c’est à elle que je retourne[58]. » Non pas léger mais vide, prisonnier de lui-même sans être habité par la pesanteur, père faible de surcroît, le narrateur se présente comme le double inversé de Shadow et de Stéphane. Cependant, au cours du récit, sous l’influence symbolique de ces deux personnages, il transforme cette insuffisance en force : c’est lui qui convainc Paule d’accepter que son fils lui rende visite malgré son apparence piteuse ; ce sont les larmes, qu’il ose laisser couler, qui contribuent à persuader son fils de faire participer le petit-fils aux funérailles de Paule ; c’est encore lui qui aide Paule à mourir en lui montrant la voie à suivre.

Le narrateur, qui tire son autorité de son unicité, amène le lecteur exactement là où il le souhaite grâce à deux procédés narratifs parfaitement maîtrisés : il recrée par la pensée les événements oubliés et il intègre à sa subjectivité le poids de Shadow. Tout d’abord, les incessants trajets entre le domicile du narrateur et l’hôpital le conduisent à des méditations qui ressuscitent les souvenirs oubliés de Stéphane et de Shadow. Aussi le récit de l’évasion de Stéphane alterne-t-il entre trois types de narration : le récit est pris en charge par Shadow dans un monologue entre guillemets, « réel ou imaginaire[59] » ; le récit s’autonomise jusqu’à se rapprocher du modèle omniscient ; le récit est assumé par le narrateur (« je me mets à la place de Stéphane et je prétends comme un romancier savoir ce qu’il voit[60] »). Au point qu’il invente presque, par ces mécanismes de reconstitution, la mort de Stéphane, quelques trente ans plus tard :

 « Est-ce que c’est ainsi que cela s’est passé ?

– C’est ainsi. »

Comment puis-je le savoir, seul dans la nuit, assis sur un banc au bord de la Seine, encore tout ébranlé par la mort de Paule[61] ?

Avouant sa faiblesse et ses blessures, les compensant par une imagination créatrice, le narrateur subjectivise au maximum sa retranscription de l’Histoire. Le but de Bauchau n’est pas de reconstituer la vérité historique mais de libérer la parole du sujet et de garantir une transmission qui se veut sincère à défaut d’être univoque. C’est la convocation de la figure de Shadow qui permet au narrateur-personnage d’assumer le poids de cette parole.

Dans un premier temps, le narrateur parvient à exprimer des souvenirs refoulés par l’entremise du SS : « Les mots de Shadow sortaient en rangs serrés de l’église du village. […] Les mots sortent de l’église où autrefois je n’ai pu sortir mes mots[62]. » Dans un deuxième temps, l’assimilation de la figure de Shadow par le narrateur lui permet de conjurer la fascination coupable qu’il éprouve à son égard. L’organisation du récit est significative et prouve à quel point Bauchau sait parfaitement où il veut emmener le lecteur. Sur ce plan, une analyse de la syntaxe sur le modèle proposé par Vincent Jouve me semble éclairante : la syntaxe révèle en effet une intention tandis que le choix des thèmes révèle des préférences[63]. La micro-organisation syntaxique structure une prise de parole ponctuelle tandis que la macro-organisation structure l’ensemble du discours. Dans Le Boulevard périphérique, on se rend compte que la première imite un désordre des souvenirs qui reflètent l’état d’esprit du narrateur pris entre le rejaillissement douloureux de ses souvenirs de guerre et l’aggravation de l’état de santé de sa belle-fille. En revanche, la macro-organisation indique une intention très forte d’évacuer les contradictions historiques pour amener le problème sur le plan de la réconciliation métaphysique. Ainsi, l’extrait suivant semble suivre des pensées éparses :

Je dois passer prendre un vêtement commandé, le vendeur qui est jeune et beau fait maintenant partie de ceux qui m’ont appris que j’avais changé, que je vieillissais. Ce sont les autres qui m’ont appris cela. Comme ils m’ont fait savoir que je n’étais plus un enfant, plus un jeune homme. Toujours que je n’étais plus, que je ne suis plus ce que j’ai été. Implacables les autres pour vous faire constater que tout change et vous apprendre à mourir. Sans les autres, est-ce que l’on ne mourrait pas[64] ?

Provoquée par un événement trivial, cette méditation philosophique sur l’écoulement du temps, visible non pas en soi mais grâce à la confrontation à autrui, prend tout son sens dans l’organisation de l’ensemble du texte qui donne à Shadow, l’« Autre », une part de plus en plus importante dans la perception des événements par le narrateur. Depuis la mort de Stéphane, dit-il, « un poids s’est étendu sur ma vie[65] » ; « Quelque chose a effacé ces moments heureux, les nombreux instants de risque, de force et de victoire de mes ascensions avec Stéphane. Quelque chose que je n’ai pas vécu, que je suis en train de vivre aujourd’hui et qui est sa mort[66] ». Ce quelque chose de manqué, c’est le fait que le narrateur n’a pas assisté à la mort de son ami, qu’il n’en a pas résolu l’énigme et qu’il n’a pu faire son travail de deuil, ce qui constitue une souffrance d’ordre psychique. Le personnage intermédiaire qui permet la résolution du mystère de la mort de Stéphane, c’est Shadow, celui qui incarne le mal absolu. On ne peut donc s’empêcher de penser que ce « quelque chose », c’est-à-dire la mort de Stéphane, symbolise aussi la compromission du narrateur avec Shadow et, par là, le souvenir pour l’auteur d’une guerre en quelque sorte manquée, épisode qui a sans doute constitué ce que le narrateur appelle la « “mort de toi”, celle qui apparaît à un certain moment de l’histoire[67] ». Cette compromission, le narrateur l’avoue entre les lignes à travers les manifestations de ce qu’on pourrait qualifier de manque d’intransigeance idéologique envers les occupants : il admet que dans le cas où il aurait été obligé de partir pour le STO en Allemagne en étant père de famille, il n’aurait pas hésité à négocier avec la Kommandantur. Plus explicite encore, il admet sa fascination pour deux SS croisés à Bruxelles : « [T]out en les détestant, je ne pouvais m’empêcher de les admirer[68]. » La révélation du changement de camp de Marcello est d’abord un choc pour le narrateur, puis, quand celui-ci lui fait le récit de sa conversion, la figure de Shadow se substitue si bien à celle de Stéphane que l’on comprend mieux ce revirement brutal. D’autant qu’il est imité par Marguerite, alors qu’elle était amoureuse de Stéphane. En y regardant de plus près, on voit à quel point le narrateur et Shadow sont proches. Le travail de l’écrivain est d’« espérer devenir une de ces mares reflétant avec justesse dans sa boue ce qui se passe ailleurs et en même temps en moi[69] ». Cette allusion au motif de la boue n’est pas sans faire un écho atténué au « château de merde[70] » sur lequel règne Shadow. Ce monstre appartient à la même lignée des producteurs que le narrateur : « Shadow était un producteur comme moi, comme ceux de ma famille[71]. » Comme si le nazisme avait poussé à bout la logique extrême de la production et de l’exploitation, ce qui constitue une preuve de la proximité, coupable, entre Shadow et le narrateur. Pour conjurer cette culpabilité, au lieu de se voir repoussée, la figure du SS est littéralement intégrée au narrateur au travers de dialogues intérieurs, de prières, dans un glissement du plan historique au plan métaphysique et spirituel. Car Shadow apporte au narrateur un savoir sur la mort de Stéphane mais aussi sur la mort de Paule, c’est-à-dire la mort en général. Ayant contraint un être d’exception à expérimenter sa finitude, l’officier SS s’est résolu à admettre le prix de la vie en même temps qu’il forçait Stéphane à le faire. Vérité qu’il révèle au narrateur : « [J]’ai forcé Stéphane à reconnaître jusqu’au bout ce que [Marguerite] appelle le caractère sacré de la vie. […] Si la vie est si importante, je dois, comme Stéphane le reconnaître[72]. » La figure de Shadow prend donc une place croissante dans le récit, au point d’occulter celle de Stéphane : « Ce n’est pas Stéphane noyé qui me trouble tant ce soir que la forme sombre de Shadow tombée dans l’herbe[73]. » Shadow, en tant qu’incarnation de la culpabilité du narrateur et solution à cette culpabilité, apporte ce qui manquait au narrateur : la résolution de la mort de Stéphane et l’acceptation de la mort de sa belle-fille. L’acceptation de l’imbrication du bien et du mal, à un niveau spirituel et non pas historique, lui apporte la sérénité tant attendue :

Je m’endors en présence de Shadow, entouré par lui, d’une sorte de chaleur noire. Je suis plein de revendications confuses et en même temps, je suis bien. Stéphane m’apparaît parfois comme une sorte de tout petit dieu ou d’enfant merveilleux à l’intérieur d’un océan de calme[74].

Le récit s’achève sur une vision sacrée : le narrateur voit Paule, la mère et le mari encadrés par deux divinités se faisant face, Stéphane et Shadow. « Ils protègent Paule de leurs yeux fermés, ayant vu ce que je n’ai pas su voir, ils me forcent à comprendre qu’elle était, qu’elle est un être mystérieusement éveillé à sa condition mortelle[75]. » On voit bien comment Bauchau a éludé sa culpabilité en déplaçant sa quête mémorielle d’un niveau historique à un niveau spirituel, ce qui, paradoxalement, est aussi un aveu de culpabilité. Ainsi son écriture garde-t-elle la trace de l’ambivalence du bien et du mal à travers la dualité de l’ombre et la lumière : l’écrivain accepte la nécessité d’être éclairé par « la lampe de la maison de l’ogre[76] », « car elle éclaire cette page où je parviendrai peut-être à faire apparaître la plus intime des écritures, celle de nos grands prédateurs[77] ».

On repense à Franz et à ses expériences de distorsion entre l’objet et son ombre projetée : chez Bauchau, l’ombre projetée des prédateurs, des bourreaux de l’Histoire – qui vivent aussi en soi –, dessine des mots, des mots pour dire autre chose que l’Histoire objective.

Conclusion : deux visions non universelles de l’Histoire

Chez Haumont, la vision particulariste et concrète de l’Histoire de Franz s’oppose à celle universelle et théorique de Theodor. Au fur et à mesure du roman, l’écrivain s’efface devant son commentateur et biographe car celui-ci apporte la dimension historique que l’écrivain a ignorée. Il s’efforce de faire vivre concrètement l’oeuvre en créant des objets matériels à partir de l’immatériel de l’écriture : la maquette de la caverne, la chaise à portraiturer, etc. Au contraire, Bonhiver se montre incapable d’incorporer les ombres réelles et contemporaines : « [L]es ombres projetées par les flammes de l’incendie [du bureau du parti nazi] ne sont pas utilisables dans le grand projet que Theodor a conçu[78]. » La quête de l’universel de l’écrivain le rend aveugle aux événements locaux mais historiques qu’il vit, ce qui montre toute la vanité de son travail aux yeux de Franz. Au contraire, le bibliothécaire ne tombe pas dans ce travers : chroniqueur inlassable, sensible aux événements mineurs autant que majeurs, il clôt le Traité de l’ombre avec les ombres permanentes de Hiroshima, lui restituant sa dimension historique. En intériorisant les faits historiques dans le destin singulier d’un personnage réduit à l’état de minorité au début du roman, Thierry Haumont fait ressurgir de manière équivoque et sans éclat les contradictions de l’histoire vécue de la Seconde Guerre mondiale.

Chez Bauchau, il semblerait bien que les compromissions avec l’Histoire, une fois exprimées grâce à la redéfinition de l’opposition ombre/lumière, sont condensées dans une subjectivité si forte qu’elles sont déplacées sur un autre plan et absorbées dans des questions métaphysiques plus larges : la mort et la condition humaine. Tout fonctionne comme si la fascination du narrateur pour les ténèbres, incarnées par Shadow, était diluée dans le souvenir de sa belle-fille agonisante. Shadow devient l’intermédiaire qui ouvre les yeux du narrateur sur son amour pour Stéphane et sur les mystères de la mort, lui qui symbolisait au départ la haine brute. Le lecteur, mis mal à l’aise par les confessions du narrateur, se laisse d’autant plus convaincre de la réhabilitation du personnage de Shadow qu’elle lui permet d’évacuer son trouble en l’emmenant sur un autre plan. Le narrateur, maître absolu de la narration, intériorise les événements historiques en un procédé qui le rend capable à la fois d’avouer ses erreurs et de se les pardonner, puisque c’est précisément grâce à ses erreurs qui constituent sa part obscure qu’il accède à un savoir précieux sur la condition humaine.

Dans les deux romans analysés, l’enjeu n’est pas uniquement de témoigner d’un passé douloureux ou de transmettre un pan oublié de la mémoire collective – ce qui procède d’une manière ou d’une autre d’une vision universaliste de l’Histoire – mais bien de se placer en deçà de l’Histoire pour Haumont et au delà d’elle pour Bauchau. Cela, afin d’exprimer les traumatismes passés sur un mode qui convient particulièrement bien à une littérature francophone qui a dépassé le stade de la « déshistoire » mais qui n’a le choix pour exprimer la réalité historique que d’avoir recours à des circonvolutions et des tâtonnements, révélant une identité toujours problématique mais qui s’assume aussi comme telle.