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Éprouvés d’une manière ou d’une autre par l’Histoire et désireux de s’inventer hors de/contre cette Histoire, les imaginaires francophones trouvent dans les jeux de la poièsis une herméneutique et une heuristique. Celles-ci mettent en relief les postulations d’une « écologie du réel[1] », les mots de l’art qui peuvent, sinon guérir les maux du monde, au moins aider à survivre aux blessures de l’Histoire ; le pouvoir de la fiction qui réinvente le réel ou les rationalités irrationnelles. Au sein des Francophonies, les pratiques esthétiques visent donc des enjeux de liberté et de libération des épistémès aliénantes ; elles proposent ainsi à l’imaginaire tant individuel que collectif les voies possibles d’une nouvelle genèse. Puisqu’elle leur est consubstantielle, cette quête commune exige que s’intensifie le dialogue entre les Francophonies et que se partagent davantage les savoirs que construisent leurs littératures.

Afin de contribuer à ce dialogue, la revue Études littéraires publie ce dossier sur la « Littérature francophone de Belgique ». À bien des égards, celle-ci est la première d’entre les littératures écrites en français hors de la France à explorer les possibilités artistiques et les avenues métaphysiques de la création littéraire dans des contextes sociohistoriques et politiques singuliers, en montrant particulièrement les diverses manières par lesquelles le travail de/sur la langue exprime et sert les enjeux d’une identité et d’une Histoire. Et ce, même dans les oeuvres qui pratiquent le déni de ces éléments. En effet, on constate non sans ravissement que, depuis La Légende d’Ulenspiegel (1867) de Charles De Coster, les territoires artistiques construits par les auteurs belges et leur appropriation de l’outil linguistique – écrire en français mais hors de canons imposés par Paris – font école aujourd’hui. On peut même dire qu’ils constituent la marque de fabrique des littératures francophones, le gage de leur modernité. L’illustrent, notamment, les oeuvres dont le français épouse la syntaxe des langues locales, celles qui trouvent leur esthétique dans l’hybridation linguistique – l’interlangue français-arabe au Maghreb ou français-créole aux Antilles. Expériences de domestication de la langue qui, en Afrique subsaharienne, produisent le « roman-trottoir » engagé à traquer l’imaginaire dans la rumeur publique, à en témoigner par le langage de la rue et autres parlers populaires. Ainsi que l’indique Ibrahim H. Badr, « dans leur désir de se libérer des contraintes internes et externes, ressenties ou imposées, les romanciers francophones ont aussi libéré le français, langue et culture, tout en enrichissant ce que l’on pourrait désigner désormais comme cultures et littératures francophones[2] ».

Sur un autre plan, celui du discours critique, on a qualifié la Belgique littéraire d’« étrange », ses écrivains d’« iconoclastes », et leur poét(h)ique de baroque et/ ou de barbare. Or, justement, ces notions théoriques et leurs corollaires formels – diglossie, carnavalesque, burlesque, fantastique, insolite, notamment – sont ceux-là mêmes qui, aujourd’hui, servent à analyser et à cerner les formes aussi bien que les enjeux de la création littéraire dans tous les espaces francophones. Ce dont témoignent, par exemple, les études colligées dans Nouvelles écritures francophones : vers un nouveau baroque[3] et « Francophonies barbares[4] », ou le très original Abécédaire insolite des francophonies[5]. Le constat de Jean Cléo Godin, selon lequel la « perle irrégulière[6] » du baroque se retrouve dans toutes les littératures francophones, consonne avec cette autre remarque de Nicolas Hossard : « [L]a “francophonie littéraire” […] a été surdéterminée par la discursivité barbare, autant dans la production littéraire “francophone” que dans le regard critique porté sur ces littératures[7]. » À la lumière de telles pratiques, il est permis d’avancer que les Francophonies littéraires gagneraient à être appréhendées selon des approches mettant davantage en relief leurs transversalités.

Pour toutes ces raisons, et surtout pour le plaisir du rire, du jeu et de l’aventure – car dans la belge, comme dans toutes les littératures, les oeuvres dessinent un espace ludique, tremplin grâce auquel elles déportent les lecteurs dans l’univers étrange des possibles de l’imaginaire –, la littérature belge francophone mérite d’être davantage lue et étudiée par les francophones. On ne saurait nier qu’elle fasse l’objet d’un intérêt hors de son territoire. La bibliographie de travaux réalisés par des chercheurs non belges présentée à la fin de ce volume indique à quel point la fortune des lettres francophones de Belgique va grandissant. Au Québec, particulièrement, depuis la fin des années 1970, outre le dossier publié par la revue Études littéraires[8], des articles ou recensions paraissent sporadiquement dans des revues telles que Québec français (1979), Études littéraires (2011, 2013), Tangence (1993, 2006), Études françaises (2010), Captures (2019). Cette littérature a aussi été abordée sous d’autres angles dans des revues dédiées aux sciences humaines et sociales : Sociologie et sociétés (1989), Recherches féministes (2011), Documentation et bibliothèques (2011). Mais, dans l’ensemble, il faut reconnaître que ces lectures ne sont pas encore proportionnelles à la richesse, la densité et la grande diversité de la production littéraire de la Belgique francophone[9]. Aussi le dossier « Littérature francophone de Belgique : Langue, Identité, Histoire » souhaite-t-il, un tant soit peu, contribuer à sa visibilité et, bien sûr, à sa lisibilité.

À partir des notions « Langue, Identité, Histoire » – la majuscule signale la fonction de pierre d’angle de ces éléments ; chacun d’eux constitue un point de cristallisation des oeuvres –, on veut souligner par leur mise en relation (qui fait paradigme) et leur tressage une configuration thématique majeure et une quête permanente de sens. En effet, que leur posture par rapport à la norme française soit de stricte obédience, d’écart affirmé ou d’« irrégularisation » larvée, les écrivains belges de toutes les époques engagent un ingénieux travail sur la langue. De leur « motière » (voir l’article de Bernadette Desorbay dans ce volume) sort une mosaïque de formes qui, entre dérision et fantasmagorie, ont pour mission d’affirmer une identité complexe et de dire une histoire singulière. S’y voit donc à l’oeuvre une poièsis qui brasse les données d’une recherche langagière avec celles d’une création identitaire, et les résurgences ou rémanences d’une histoire individuelle, collective, populaire, ou monumentale. Au coeur de ce travail immense, un enjeu majeur : la mémoire dont l’Histoire constitue l’objet par excellence, alors que l’identité en est le dépôt, en quelque sorte, et la langue, le moyen d’expression, de transmission et de pérennisation.

La quête mémorielle qui innerve la littérature belge francophone est mise en relief dans les travaux de Marc Quaghebeur dont l’ensemble se lit comme une archéologie de la mémoire. Aussi, avons-nous choisi pour sous-titre de ce dossier « À partir des travaux de Marc Quaghebeur », façon pour nous de souligner l’apport de ce grand exégète à la compréhension (interprétation et théorisation) de la littérature belge, ainsi que sa contribution significative au rayonnement international de cette littérature. La problématique de la mémoire révèle la portée épistémologique et le potentiel heuristique de ses recherches. Par des efforts constants de configurations discursives dans la diachronie et la synchronie des oeuvres, l’essayiste fait ressortir comment la littérature belge francophone touche à des strates profondes de la mémoire, soit à des éléments de la conscience collective inassimilables pour certains en tant que tels. À ce propos, il est intéressant de remarquer que, dans La Mémoire, l’histoire, l’oubli[10], Paul Ricoeur établit une typologie mémorielle comprenant trois niveaux d’interprétation : la « mémoire empêchée », la « mémoire manipulée » et la « mémoire obligée[11] ». À partir des avenues de recherche induites par ces trois formes de mémoire, il semble pertinent de recourir à la notion de « devoir de mémoire » – dans son acception ricoeurienne de « devoir de ne pas oublier », ce qui implique l’obligation de témoigner, d’archiver et de transmettre –, pour qualifier l’exégèse quaghebeurienne. Cette injonction de ne pas oublier s’oppose aux formes de « mémoire empêchée » par un réel insoutenable ; toutefois, cet impensable, cet inconcevable objet de refoulement, Quaghebeur en cerne les contours tout au long de son travail d’interprétation, répondant ainsi à la nécessité de lutter contre des discours déceptifs, empreints de dénégation, cherchant à neutraliser en cela les modes d’oublis (« mémoire empêchée ») productrices de formes de « mémoire manipulée ». Les analyses de ce dernier montrent pertinemment que la perte du sens de l’histoire (la « déshistoire »), la « mémoire perdue », le manque identitaire, le refus du pays natal, ainsi que la « déréliction » de l’homo belgicus procèdent du refoulé freudien, de la stase pulsionnelle créatrice, de la dénégation, de l’oubli structurel et structurant des valeurs rattachées à la métaphore paternelle. Aussi, construisant une herméneutique à l’encontre de l’anhistorique, de l’amémoriel, de la dissolution identitaire ou de la forclusion symbolique, il identifie des éléments menant vers le surgissement dans le réel d’une littérature qui promeut l’assomption de l’imaginaire et la fonction (re)créatrice de nouvelles esthétiques.

L’exégèse quaghebeurienne appréhende aussi les oeuvres littéraires et artistiques à partir d’une approche à la fois sociologique et historique. De même, elle emprunte à d’autres champs du savoir : Lukács, Goldmann, Kristeva, Freud, Lacan, et al. Ou, pour le dire différemment, au structuralisme, à la psychanalyse, à la sociocritique ainsi qu’à la mythocritique. Riches et innovants, ses travaux proposent une grille de lecture originale qui non seulement permet de lire à nouveaux frais la littérature belge, mais aussi de renouveler la lecture et l’analyse des autres littératures francophones. Leur impulsion – signalée dans notre sous-titre par la locution conjonctive « à partir de » – se mesure notamment au fait que, dans la diversité de leur formation et de leur attachement institutionnel, les contributeurs de ce dossier y font référence.

Comme on le remarquera, en plus de chercheurs chevronnés, voire émérites, nous avons voulu prêter la voix aux discours émergeants de jeunes docteurs et de doctorants. Façon aussi, pour nous, d’exhausser un des enjeux que la littérature belge poursuit avec ses soeurs francophones : la transmission et le passage. Prometteuses, ces plumes s’affermiront assurément si l’on continue à leur offrir l’espace et l’audience nécessaires. Pour l’histoire des Francophonies, elles exploreront davantage les pistes de recherche tracées par les pionniers.

Dans son déploiement, ce dossier s’ouvre sur un article de Marc Quaghebeur, qui pose les fondements axiologiques des oeuvres, situe leur contexte socio-historique en soulignant, pour chaque époque, les dynamiques qui le transforment. Il présente les figures de proue et montre les jeux et enjeux des expérimentations formelles (travail de/sur la langue) ayant permis non seulement de se libérer de la tutelle de Paris et de se constituer en champ littéraire relativement autonome, mais surtout, en ce champ national, de nier la négation de l’Histoire qui y avait cours et d’affirmer une identité spécifique dans un pays rêvé, habitable et habité. Le spécialiste des lettres belges montre bien comment, dans la première des Francophonies, les « irréguliers du langage » s’approprient l’outil linguistique, osent le plier à la veine carnavalesque, au lyrisme et à l’imagerie caractéristiques du mythe du « pays de cocagne ». Irriguant toutes les époques, les débats et les esthétiques contrastées sur la relation à la Langue, à l’Histoire et à la norme produisent des formes de surlittérarité qui indiquent à quel point le linguistique et l’historique peuvent se lier d’une façon singulière de manière à dire une identité complexe et des imaginaires féconds, à les inscrire dans des temporalités spécifiques. Ainsi, cet article constitue une belle mise en perspective du dossier.

Relisant La Légende d’Ulenspiegel de Charles De Coster, Sorin C. Stan présente un cas de figure qui témoigne de la manière dont la triade Langue-Identité-Histoire innerve, dès ce récit fondateur, la production littéraire en Belgique francophone. S’interrogeant sur les composantes historiques de l’oeuvre à la lumière de ses différentes éditions, il en fait ressortir les richesses énonciatives, connotatives, génériques ou narratives. Dans la perspective ricoeurienne du mythos (mise en intrigue de l’histoire personnelle ou collective), il démontre qu’en créant un personnage légendaire typique de l’imaginaire belge, De Coster « met en exergue la tâche de liant identitaire » que devrait assumer toute littérature.

Les articles qui suivent abordent des oeuvres qui problématisent la confrontation du sujet lyrique à la bête dévoreuse de l’Histoire. Stéphanie Crêteur analyse le théâtre de Maurice Maeterlinck à la lumière des concepts de mélancolie (Freud) et d’irréversible (Jankélévitch). Se penchant sur les drames de la seconde période, elle questionne la façon dont ils interrogent, entre tiraillements et paradoxes, le passé et l’avenir des personnages, en « jou[ant] sur les notions de fiction et de virtualité, lieux de la création ». La mélancolie n’y est plus l’unique clé de l’intrigue.

La confrontation du sujet artistique à une Histoire hostile se trouve aussi à l’oeuvre chez Paul Nougé, ainsi que le montre Valentina Bianchi. Poète singulier, Nougé opère un subtil travail de déconstruction et de décalage afin de dire les différences par lesquelles se distinguer des surréalistes français. Partant du double constat de la dérobade du réel et des impasses du langage, il propose une prise de position discrète mais radicale permettant de dépasser l’état actuel des choses. Rendre les mots bouleversants en modifiant leur rapport au réel lui permet d’inventer un verbe incisif dont la force et la subtilité subversives dérangent les habitudes du lecteur, obligé d’appréhender autrement le monde, voire de transformer sa propre vie.

Un autre écrivain sulfureux toujours au bord du fantastique est Michel de Ghelderode, chez qui le fantastique épouse les formes du baroque et de la dérision grotesque. Jean de Dieu Itsieki Putu Basey revisite son théâtre pour montrer que les motifs récurrents de l’angoisse, du tragique et de la crise identitaire fonctionnent comme des espaces-limites, laboratoires de la pensée libre et critique. En ces seuils, questionnant aussi bien les passions fondamentales de l’humanité, les coulisses du social, ou les ressorts de l’Histoire, des figures typiques de la raison mettent en relief la nécessité de l’assomption de l’humain, d’un imaginaire du corps libéré et d’une nouvelle économie du social.

À la différence des oeuvres surréalistes et/ou fantastiques qui inscrivent le questionnement de l’identité, du social et de l’historique dans la création formelle et l’invention langagière, des oeuvres comme celle d’Henry Bauchau empruntent aussi les voies de la psychanalyse. Dans cette perspective, Emilia Surmonte analyse chez Bauchau les déclinaisons – interprétées comme des « fragmentations identitaires » – de l’isotopie de l’« homme noir », force pulsionnelle inconsciente de l’individualité ou mal exercée de manière consciente, rationnelle dans la gestion politique et sociale. En partant de sa situation personnelle et de ses conflits intérieurs, l’écrivain suggère que la lutte contre le « noir », contre les pulsions profondes, est le lot de tous les humains. Mieux, il est possible d’inscrire cette force instinctive et brutale dans le sillon mythique d’une évolution du dionysiaque vers l’apollonien.

La question du mal dans la gestion politique et sociale intéresse également Marie Giraud-Claude-Lafontaine, qui en examine les manifestations dans la résurgence de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, précisément dans la mémoire de l’oppression nazie, à travers Le Conservateur des ombres (1998 [1984]) de Thierry Haumont et Le Boulevard périphérique (2008) d’Henry Bauchau. Ces romans disent l’histoire en mode mineur, par allusion et décentrage. Sous le motif prismatique de l’ombre et de la lumière, ils mettent en relief l’ambiguïté des comportements humains devant l’Histoire, la figure d’Hitler et l’idéologie nazie ayant suscité, entre fascination et résistance, opposition et collaboration, un continuum de positionnements équivoques.

Chez d’autres auteurs belges, le rapport à l’Histoire et la perception de la réalité sociale sont examinés à travers les voies du réalisme magique et autre fantastique réel. Abordant l’oeuvre de Marie Gevers, Dominique Ninanne met en relief une « appréhension du réel, hors des chemins balisés par la raison ». Chez l’écrivaine de Missembourg, les mystères du réel sont représentés par le motif métaphorique de l’arbre dont le sujet créateur explore, telle une petite fourmi, les merveilles et l’émerveillement (la poésie), l’imagination ainsi libérée permettant d’accéder aux secrets de la vie humaine et de sa transformation. Ainsi l’ancrage et l’élévation de l’arbre figurent la possibilité d’habiter le monde et de s’en émanciper.

Commencé dans le registre du réalisme magique, le récit Le Pays noyé de Paul Willems évolue vers le mythe, alors que les arcanes du rêve voient le règne d’Éros basculer dans celui de Thanatos. Repérant les modalités « tensives » (Greimas) du récit et s’appuyant sur la structure ternaire réel-symbolique-imaginaire, Christiane Kègle analyse ce récit éminemment pessimiste, dans lequel plusieurs motifs semblent inférer un autre temps et un autre lieu. Le Pays noyé laisse ainsi advenir un impensable dans la symbolisation d’un univers complexe.

Proche de Paul Willems, Guy Vaes, chez qui les ressorts du réalisme magique – reconfiguration des catégories du perceptible dans/par le brassage des genres – donnent sa pleine mesure dans Octobre long dimanche. Sarah Yigit analyse dans ce roman la lente et irréductible dépossession du sujet au profit d’une identité imaginaire « face à un réel avec lequel l’identification n’est plus possible ». Un tel parcours narratif constitue selon elle une mise en abyme de l’identité belge problématique durant l’après-guerre. Accordant une attention toute particulière aux structures narratives et énonciatives, elle propose une interprétation novatrice de la composante énonciative.

Dans son processus d’autonomisation et au fil de son développement, la littérature belge francophone se nourrit du dialogue fécond des écrivains avec les artistes, particulièrement avec les peintres. C’est sur un des fruits heureux de cette rencontre, Les Carmes du Saulchoir de Marc Quaghebeur, que réfléchit Carmen Cristea à la lumière des propositions thétiques de Lévinas sur l’éthique du visage et la valeur de la création littéraire. « Trace d’une trace », soutient-elle, cette écriture née du dialogue des créateurs interroge la complexité du rapport au monde, au temps ou à l’Histoire, et, par la transfiguration que rend possible la poièsis, permet de s’élever dans un lieu de non-appartenance, l’« u-topie » sublime qui s’impose comme l’eutopie, l’espace du bon.

On ne pouvait clore ce dossier sur la littérature francophone de Belgique sans prolonger et enrichir la réflexion de l’apport – substantiel, même si on tend à l’oublier – des oeuvres portant sur ou inspirées par l’expérience vécue dans l’ex-empire colonial belge, tant avant qu’après le tournant des indépendances africaines. Dans cette perspective, Pierre Vaucher étudie un corpus de textes belges sur le Rwanda. S’écartant des épistémès dominantes, les récits qu’il analyse rendent compte de « l’expérience d’une différenciation, […] reconfigurée au travers de formes narratives et de personnages au profil atypique » ; celle-ci permet de tisser une relation tout en nuance avec le monde, de porter un regard nouveau sur la connaissance (« renouveau épistémologique ») et sur l’Histoire. Non sans réfléchir sur l’avenir des sociétés africaines évoquées, ni questionner l’apport de la colonisation dans les conditions réelles de leur existence historique.

Bernadette Desorbay, pour sa part, examine des récits sur le Congo (ex-Zaïre) dans lesquels les écrivains francophones belges – parmi eux, Jean Bofane, d’origine belgo-congolaise – interprètent avec ludisme, dérision et raillerie la matière historique. Où, chacun à leur manière, les auteurs offrent la représentation, pertinente malgré ses impertinences, « d’une petite Belgique aux prises […] avec la démesure d’un Congo réel et imaginaire échappant à la symbolisation ». Le roman « convulsiviste » Mamiwata, de Jean-Louis Lippert, conçu comme une « cathédrale de mots en Afrique », se veut une fiction monumentale sur le Congo.

Témoignage de l’intérêt grandissant de la littérature belge francophone dans les autres pays, la bibliographie proposée à la suite des articles de ce volume a été conçue comme un instrument de travail. Réalisée par Marc Quaghebeur, « La Belgique littéraire et culturelle à partir de 1980 » constitue une source additionnelle d’informations pour les chercheurs.

Enfin, pour clore ce numéro, Christiane Kègle propose un long entretien avec Marc Quaghebeur, qui fut aussi l’ami de plasticiens, de dramaturges et d’écrivains belges. Intitulé « Henry Bauchau : trois décennies d’amitié », cet entretien révèle un dialogue créateur et critique singulier, qui nous semble constituer à maints égards une découverte. Il explicite et explore l’oeuvre de cet écrivain dont la vie couvre le siècle, et ce, avec des éclairages inédits sur la genèse, l’édition, la traduction ou l’approche critique à partir d’Oedipe sur la route. Marc Quaghebeur y joua souvent un rôle décisif[12].