Résumés
Résumé
Partant des circonstances rédactionnelles de Cahier d’un retour au pays natal, nous voudrions montrer dans cet article comment Aimé Césaire passe par tous les modes du carnet : carnet de notes ou de brouillon, cahier d’écriture et de doléances, carnet de voyage et de route. Si l’oeuvre est si achevée, c’est sans doute parce que le poète met en place un dispositif d’éléments antinomiques qui font dialoguer les principaux actants de l’histoire antillaise depuis la conquête, la traite, l’esclavage et la colonisation jusqu’aux temps modernes. Le « je » poétique a ceci de particulier qu’il entre, sort et pivote autour d’une dizaine d’instances de parole qui composent son moi, démultiplié en figures et discours relatant l’histoire de la civilisation antillaise. La visée serait de défaire la doxa et les stéréotypes convenus sur des êtres et des choses pour mettre en place un nouvel ordre du discours, plus proche de la vérité du poète-essayiste. Une véritable dialectique de la conscience se joue donc, dans Cahier d’un retour au pays natal, prise avec délectation dans ses propres mouvements et contradictions.
Abstract
Starting from the editorial circumstances of Cahier d’un retour au pays natal [Notebook of a return to the native land], this article seeks to demonstrate how Aimé Césaire makes use of all incarnations of the notebook—rough book, scratch pad, diary, travel journal, or log book. If the work is so complete, it is undoubtedly because the poet sets up a system of antinomic elements that bring together the main actors of Caribbean history from the conquest, the slave trade, slavery, and colonization to modern times. The poetic “I” has the particularity that it enters, leaves, and revolves around about ten instances of speech that compose its self, multiplied into figures and speeches relating the history of Caribbean civilization. The aim would be to undo the doxa and stereotypes agreed upon about beings and things in order to establish a new order of discourse, closer to the truth of the poet-essayist. A true dialectic of consciousness is thus played out, in Cahier d’un retour au pays natal, and caught with delight in its own movements and contradictions.
Corps de l’article
Souvent, pour s’amuser, les hommes d’équipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.
— Charles Baudelaire, « L’Albatros »
Souvent commenté, Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire[1] ne finit pas de provoquer le malaise de la critique. L’une des premières commentatrices de l’oeuvre énumérait les éléments de sa complexité en ces termes :
Ce long poème contient des passages entiers rédigés en écriture surréaliste, qui doivent être pratiquement « traduits » […] Par ailleurs, Césaire accumule les néologismes bâtis sur le latin et le grec ; les mots techniques relevant de la médecine ou de l’anthropologie, sans parler de la zoologie, de la botanique ou de la géographie spécifique des Antilles et du continent sud-américain ; enfin, les allusions à l’histoire et aux coutumes tant antillaises qu’africaines. Autant d’obstacles à la compréhension immédiate[2]…
Surréaliste ou non[3], le premier poème écrit par Aimé Césaire nécessite un recours fréquent aux dictionnaires et encyclopédies. Des chercheurs ont expliqué la plupart des mots hermétiques du texte[4] et de la poésie entière d’Aimé Césaire[5]. Les études critiques, dans leur ensemble, se réfèrent souvent au contexte pour tenter d’expliquer l’oeuvre[6]. Les méthodes de lecture sont linéaires[7], généralistes ou culturalistes[8]. Elles sont plus rarement formelles ou textuelles[9]. Certains chercheurs commentent la structure « didactique » ou initiatique de l’oeuvre, qui épouserait l’esprit « dialectique[10] » de l’écrivain[11]. D’autres s’attachent fréquemment aux images (réseaux de sens, métaphores, oxymores, comparaisons) ou s’intéressent aux influences d’écrivains français tels Leconte de Lisle, Charles Baudelaire, Lautréamont, Mallarmé, Freud, Apollinaire, dada, Aragon, Breton, Sartre, Malraux, Senghor, Léon-Gontran Damas sur l’écriture de Césaire[12], sans toutefois justifier ni illustrer l’intertextualité qui serait à l’oeuvre. Les approches formalistes se concentrent sur la distinction vers-prose[13] ou analysent avec bonheur le fonctionnement de la métaphore ou ses retombées sur la logique structurante et interprétative du poème[14]. Riches et fécondes, ces études ne manquent pas de pertinence et nous y recourrons au besoin.
Ce qui se dégage de ces études est la tendance à vouloir expliquer l’oeuvre soit par la réalité concrète liée à la vie d’Aimé Césaire[15] soit par le monde intellectuel environnant, qui ne disent pas grand-chose du texte. Les interprétations linéaires de Cahier d’un retour au pays natal sont superficielles, voire paraphrastiques. Il arrive que les études prennent l’oeuvre pour un document susceptible d’expliquer les rouages des sociétés antillaise, européenne et africaine. L’approche qui en résulte est plus sociologique que littéraire. Pourtant, le texte, l’idéologie et l’imaginaire poétique ne font qu’un dans Cahier d’un retour au pays natal. Une analyse de leur interrelation est susceptible de révéler la profondeur du sens et la poéticité du texte. Aimé Césaire nous raconte l’histoire des Antilles sous forme poétique et la transfigure par la fulgurance des signes et du rêve. Sa poésie dit un monde plus humain, dans le refus à même l’acceptation (en cela réside l’ambivalence du texte) des affres de l’histoire et des faiblesses de l’homme, et pas seulement de l’homme noir : « [c]omme il y a des hommes-hyènes et des hommes-panthères, je serais un homme-juif/un homme-cafre/un homme-hindou-de-Calcutta/un homme-de-Harlem-qui-ne-vote-pas » (C, 20).
Nous voudrions montrer que Cahier d’un retour au pays natal met en place un dispositif conjoint d’éléments opposés qui figurent l’histoire de la conquête, de la traite, de l’esclavage et de la colonisation assumée par un « je ». Ce « je » a ceci de particulier qu’il entre, sort et pivote autour d’une dizaine d’instances de parole qui composent le moi de l’auteur, démultiplié en actants de l’histoire antillaise et du présent de l’écriture, allant du propriétaire d’esclaves aux esclaves eux-mêmes, des maîtres de plantations aux békés créoles, des dominés aux insurgés, de Napoléon à Toussaint Louverture, de l’enfant ou de l’homme Aimé Césaire et de l’épouse, Suzanne Césaire, en attente de leur premier enfant pendant la période rédactionnelle du Cahier. C’est dire, d’une part, que le « je » relate des événements aussi bien historiques que personnels (autobiographiques) et diégétiques (avec bifurcation vers le narratif) sous la forme d’un poème intégrant d’autres modes d’écriture (prose, essai, récit) en son sein. D’autre part, le « je » relaie une pluralité de discours en adoptant tous les tons, rythmes et accents : ironique, moqueur, amer, révolté, aimant, humoristique, rêveur, soutenu, familier, d’où le plurilinguisme[16] et la polyfocalisation du poème. Il apparaîtra que l’énoncé (le dit à déchiffrer) est indissociable de son énonciation (le dire[17]) et des sociolectes qu’ils véhiculent[18]. Très souvent, les mots du poète sont ceux des autres qu’il cite en tant qu’instance-régie, non pour les assumer, mais pour les dénoncer en un acte illocutoire unique mais où les effets perlocutoires[19] sont multiples. Mais il paraît légitime de revenir, dans un premier temps, sur la terminologie du « cahier » faisant partie du projet d’écriture.
Proche de la pratique d’écriture du « carnet », le cahier semble influer sur la dynamique interne de l’oeuvre que nous appréhenderons sous l’angle du « plaisir du texte » : « chaque fois, écrit Barthes, qu’il me faut distinguer l’euphorie, le comblement, le confort […], de la secousse, de l’ébranlement, de la perte, propres à la jouissance[20] ». Le « texte de jouissance » intervient dans ce que le théoricien nomme plutôt « le plaisir en pièces ; la langue en pièces ; la culture en pièces[21] », soit ce procédé de décomposition de la langue au profit de nouveaux langages. Préside ainsi à l’oeuvre un travail minutieux de matières composites et très composées, mises en lambeaux puis recomposées en un langage plus proche de la vérité du poète.
Au seuil du projet d’écriture : cahier et carnets
Dans sa préface aux Carnets d’Henry James, Annick Duperray relate que
le 9 avril 1873, Henry James, jeune écrivain bientôt trentenaire, se trouve à Rome et rédige une longue lettre à son frère William pour lui faire part de l’irrésistible « séduction » de l’Italie qui lui inspire en quelque sorte comment être et agir[22].
Dans le même ordre d’idées, Aimé Césaire, âgé de vingt-trois ans en 1936, se fait inviter par son ami Petar Guberina en Croatie. Il contemple une île qui se trouve en face d’eux et demande son nom lorsque Guberina lui répond : « Martininska ». Séduit par le nom identique à celui de son île natale, la Martinique, Césaire ressent le besoin d’écrire. Mais Guberina ne dispose que d’un cahier[23]. Si le choix du terme cahier retenu dans le titre de l’oeuvre relève d’un hasard, ce serait bien d’une « pétrifiante coïncidence » tout à fait à l’air du temps. Le mot communique, en effet, une réalité ambiante : celle des écrits d’André Breton, contemporain de Césaire et grand admirateur de son Cahier au point d’en signer une préface ; celle du dénuement de deux jeunes étrangers forcés de quitter l’École normale supérieure pour ne pas avoir à payer les frais de logement durant la période estivale. Le premier questionnement à l’origine du projet d’écriture est donc celui-ci : comment passe-t-on, avec Cahier d’un retour au pays natal, d’un simple cahier d’écriture au « plus grand monument lyrique de ce temps[24] » ?
Lilyan Kesteloot, amie du poète, relate dans son oeuvre introductrice à ce poème l’histoire de sa publication. En 1938, Césaire avait montré son poème à M. Petit-bon, son professeur de l’École normale supérieure, qui le proposa à l’éditeur de la revue Volonté. Un an plus tard, le texte sera publié dans ladite revue mais passe inaperçu dans la conflagration internationale jusqu’à ce qu’éclate la Grande Guerre. Publié à nouveau en 1944 à New York aux éditions Hémisphère avec une préface d’André Breton, le poème sera réédité en 1956 dans la maison d’édition Présence Africaine avec une préface de Petar Guberina. La même année, lors du premier Congrès des écrivains et artistes noirs à la Sorbonne qui réunit des intellectuels noirs du monde entier, furent posées les premières assises internationales de la négritude, avec une affirmation massive de la culture négro-africaine[25].
Ce bref parcours génétique permet de relever trois faits d’importance pour la lecture et l’interprétation de l’oeuvre. Premièrement, la rédaction de Cahier d’un retour au pays natal est antérieure aux débats théoriques sur la négritude, même si le poème en jette les prémisses à travers les images polymorphes de l’homme noir appelé « nègre » par reconduction provocatrice d’une terminologie raciste depuis l’ère des conquêtes, ou par conversion de l’opprobre en hymne à la civilisation négro-africaine[26]. Deuxièmement, Césaire a rédigé son texte en dehors de la Martinique, ce qui souligne la part imaginaire (et pas seulement réelle) du poème. Troisièmement, le fait d’écrire depuis l’étranger semble favoriser chez l’auteur un regard de distanciation et de fusion : distanciation qui tient à la vision critique du poète envers lui-même, son peuple et la culture antillaise ; fusion entre le « je » poétique et le peuple antillais, caribéen, africain et les îles du monde entier. Lilyan Kesteloot affirme en outre que « ce poème n’a pas été écrit d’un seul jet, ni dans la structure qu’il présente actuellement. Il y a des parties qui furent rédigées avant d’autres, puis placées après ou intercalées par-ci par-là[27] » ; truisme de la création, sans doute, mais qui assigne à l’écriture du Cahier la fonction d’un carnet de notes.
L’écriture du carnet a, de fait, servi à bon nombre d’écrivains de premier « seuil[28] » au discours de fiction sous forme de notes mémorandum, de réflexions personnelles, d’exercices d’écriture, avant qu’ils ne produisent une oeuvre de création significative. C’est le cas d’Henry James[29], d’André Gide[30] ou de V. Y. Mudimbe[31] : leurs carnets avoisinent l’essai comme écriture argumentative, aphoristique, critique ou méditative, à l’allure construite ou tâtonnante, recelant ici et là une vérité que le lecteur doit saisir. Malgré leur air spontané, les carnets de ces auteurs renferment une secrète cohérence. Ceux de Gide, par exemple, optent pour une progression ascendante[32], tandis que les carnets de voyage de l’écrivain congolais Mudimbe suivent une progression descendante[33]. Dans Cahier d’un retour au pays natal, l’évolution dramatique du poème se déroule en dents de scie, comme l’atteste le graphique de Victor Hountondji[34]. La structure semble épouser les mouvements de la conscience du poète, cheminant comme un serpent qui mue. Le « je » se défait de ses vieilles identités « nègres » pour s’en forger de nouvelles, fraternelles et universelles, par rejet et affirmation simultanés de la servitude et de la libération, de la domination et de l’autonomie, de l’humiliation et de la dignité. Une dynamique contradictoire mais non antagoniste bouscule chaque vers, chaque séquence, chaque image, ce qui nous amène à évoquer une composition poétique en lambeaux, qui relate l’histoire par fragments et sursauts de la mémoire. Le « je » césairien, en constante démultiplication, s’arme de projectiles (le langage) pour défaire la doxa et les stéréotypes convenus et mettre en place un nouvel ordre du discours. Une véritable dialectique de la conscience se joue donc, dans Cahier d’un retour au pays natal, prise avec délectation dans ses propres mouvements et ses contradictions.
Projectiles
Un passage célèbre de Cahier d’un retour au pays natal a été interprété par la critique comme une ambiguïté problématique : « Ceux qui n’ont inventé ni la poudre ni la boussole / ceux qui n’ont jamais su dompter la vapeur ni / l’électricité / ceux qui n’ont exploré ni la mer ni le ciel » (C, 44).
Nous disons bien ambigu, commente Maryse Condé, car pour Sartre dans sa préface à l’Anthologie de Senghor intitulée Orphée Noir, il s’agit « d’une revendication hautaine de la non-technicité ». Pour Lilyan Kesteloot, ces vers témoignent de « la reconnaissance objective, humble et attristée d’une infériorité réelle comptée avec tout le reste au passif de sa race »[35].
Sartre et Kesteloot tiennent pour acquis qu’il n’y a pas de scientificité possible chez le Noir. Cette infériorité serait même une « richesse » selon l’écrivain et critique congolais M. Ngal : « […] c’est au contraire une source de richesse, source qui rend le monde habitable[36] ». Ces mots étonnent, d’autant que les commentateurs s’arrêtent aux quatre premiers vers, négligeant les suivants qui permettent de restituer l’entièreté de l’intentionnalité discursive :
[…]
ceux qui n’ont exploré ni la mer ni le ciel,
mais ils savent en ses moindres recoins le pays de la
souffrance
ceux qui n’ont connu de voyages que de déracinements
ceux qui se sont assouplis aux agenouillements
ceux qu’on domestiqua et christianisa
ceux qu’on inocula d’abâtardissement.
C, 44
Ces vers sont inséparables de ceux qui précèdent, formant une séquence[37]. Mais ils en modifient le sens. De nature polyphonique, le passage met en scène une surimposition de discours assumés par le « je » qui se scinde en quatre énonciateurs. Appelons les E1, E2, E3 et E4. E1 incarne le discours condescendant occidental[38] dont les propos et représentations sur le Noir se résument en ceci : vous n’avez rien inventé, avec le sous-entendu d’une inaptitude à la science et à la culture. E2 incarne l’historien qui se souvient et dit : vous avez dit cela de nous, j’en prends acte et je le répète. Le Cahier acquiert ici une fonction mémorielle. E3 adopte la position du philosophe récusant la véracité de la science « coloniale », tandis que E4 incarne la position du rhéteur. Si les quatre premiers vers, en effet, accusent l’ignorance de « ceux qui » n’ont scientifiquement rien inventé, le « ceux qui » des vers suivants change de sens et de fonction. Il y a antanaclase[39]. Au lieu du mode accusatoire, E4 choisit l’autodéfense, troquant une communication violente (accusatrice) contre une communication non violente et autoflagellatrice : « […] mais ils savent en ses moindres recoins le pays de la / souffrance ». Le poète dés-arme le discours de E1 qui se posait en instance de pouvoir, de savoir (connaître la science) et de brutalité insoupçonnée (vu son langage accusateur), lui qui se croyait civilisé. E4 répond par un savoir autre : il connaît la douleur. E4 opère sur le même terrain (connaître versus savoir) et avec les mêmes « armes » (les mots) que son interlocuteur, mais y introduit une nuance grâce à l’antanaclase[40]. En effet, la figure de rhétorique oppose deux épistémès : la ratio occidentale qui dit avoir le monopole du savoir, et la ratio négro-africaine qui affirme avoir le monopole de l’expérience. Sous ces différents discours et postures énonciatives se cache le locuteur, Aimé Césaire, tirant les ficelles des langages mis en scène. À la différence de la poésie de Saint-John Perse, qui pratique également l’antanaclase dans Exils, Aimé Césaire enrichit la figure de connotations liées à l’histoire des idées. Les signes du social (épistémologie, ethnologie, science coloniale, histoire) s’inscrivent donc, dans Cahier d’un retour au pays natal, à même une rhétorique et une pragmatique.
La parole délibérative du poème, qui tourne autour du refus et de l’affirmation d’un ordre du discours[41] donné, parodié puis inversé par E3 et E4, sera systématiquement reprise par le « je » en des modulations significatives, de sorte que la répétition n’est pas pur ressassement chez Césaire, assignant l’oeuvre à la pratique d’un carnet de brouillon ou de notes. La répétition change le sens. À titre d’exemple, les intentionnalités discursives du poète qui pouvaient être implicites pour le lecteur dans le passage commenté ci-dessus se révèlent pour le moins explicites dans les vers qui suivent, qui revêtent le ton de l’essai :
Et la voix prononce que
l’Europe nous a pendant des siècles
gavés de mensonges et gonflés de pestilences,
car il n’est point vrai que l’oeuvre de l’homme est finie
que nous n’avons rien à faire au monde
que nous parasitons le monde
qu’il suffit que nous nous mettions au pas du monde
mais l’oeuvre de l’homme vient seulement de
commencer
et il reste à l’homme à conquérir toute interdiction
immobilisée au coin de sa ferveur.
C, 55-56
Une nouvelle antanaclase agit sur le pronom que. Sa fonction d’ellipse à connotation négative se transforme en connotation positive dès le troisième emploi, en sous-entendant le « il faut que nous nous mettions au pas du monde ». L’ordre du discours s’inversera à nouveau quatre pages plus loin, dans le vers polyphonique : « Eia pour nos vainqueurs omniscients et naïfs » (C, 48). En effet, E1 cesse d’être sujet pour devenir objet de discours, de même que E2 n’est plus passif mais offensif. Ce qui forge la précellence oratoire de E2 sur E1 est sa capacité de pardon (« pitié »), même si le pardon se présente, en bout de vers, comme ironique puisqu’il s’adresse aux « vainqueurs », non aux perdants comme on s’y attendrait. Le choc de l’antithèse entre « pitié » et « vainqueurs » accentue la grandeur d’âme du poète-rhéteur (E4), capable de célébrer son ennemi au lieu de l’accabler. L’ironie antithétique contamine même les adjectifs, puisque les vainqueurs de ces citoyens dominés historiquement[42] se crurent « omniscients », là où le philosophe et le poète-rhéteur (E3, E4) les déclarent en réalité « naïfs ». Le discours stéréotypé[43] du dominé ayant coutume de perdre ses batailles s’allie à un contre-discours qui le déconstruit. Au lecteur de faire son jugement, comme dans la pesée d’un essai.
En somme, le poète, dans un vers unique et concis (« Eia pour nos vainqueurs omniscients et naïfs ! »), accomplit une multitude d’actes de langage à travers une pluralité de figures qu’il incarne. Le « je » doxique énonce ; le « je » historien se souvient ; le « je » révolté dénonce ; le « je » philosophe se tient à la rive, et propose tactiquement par son « je » rhéteur la vérité du poète-philosophe qui s’exclame au milieu de tous ces langages « nos vainqueurs sont naïfs ! ». Le lecteur doit redistribuer la langue polyphonique de Césaire pour en activer tous les sens possibles. La sociopragmatique du texte tient donc en cette interrelation constante entre des discours d’époque tenus par des hommes occupant des positions de dominants et de dominés, et les signes du langage, implicites et explicites, littéraux et figurés qui s’entrechoquent en se complétant. Comme l’écrit Jean-Paul Sartre cité en exergue dans les Carnets de Berlin de Mudimbe, « [u]n homme c’est toute l’époque, comme une vague est toute la mer[44] ». Les discours proposés par le poète dans Cahier d’un retour au pays natal sont aussi ceux d’un intellectuel total, totalisant les sens et les figures du moi. Si Aimé Césaire met en dialogue ces différentes instances de savoir et de pouvoir que sont l’historien, le rhéteur, le rebelle, l’essayiste, le philosophe et le poète, n’est-ce pas pour faire jaillir de leur discours en coprésence une vérité qui les transcende ?
Des maux/mots en lambeaux
Aimé Césaire venait d’effectuer un voyage en Martinique en 1936 avant de projeter d’écrire sur son île depuis la Croatie. Pour un homme engagé comme lui et la plupart des intellectuels de son époque[45], il devait se sentir gravement affecté par l’état de misère économique, sociale et morale des Antilles après l’esclavage et l’effondrement brutal des plantations, qui avait laissé le peuple dans un profond désarroi. Les vers qui ouvrent Cahier d’un retour au pays natal font l’inventaire des plaies qui affectent les îles : famine, alcoolisme, honte de soi, sentiment d’exiguïté et d’isolement :
Au bout du petit matin bourgeonnant d’anses
frêles les Antilles qui ont faim, les Antilles grêlées de
petite vérole, les Antilles dynamitées d’alcool,
échouées dans la boue de cette baie, dans la poussière
de cette ville sinistrement échouée.
C, 8
La fragilité des Antilles contraste avec leur thématisation forte, placées comme elles sont à trois reprises en tête de propositions. Mais phoniquement, elles sont « grêles » et « frêles », et leurs maladies physiques, sociales et psychologiques n’en finissent pas d’être énumérées comme une litanie. La critique a d’ailleurs associé de tels vers à un « cahier de doléances[46] ». L’on peut se demander d’où vient pareille honte de soi au point que le poète se plaint de ses « laideurs repoussantes » (C, 37), de « cette ville plate », « inerte », « couchée », « criarde si étonnamment passée à côté de son cri » (C, 8-9). Dès les premières pages, un malaise saisit le lecteur à la gorge, comme cet enfant dont l’instituteur ne peut tirer aucun son :
car c’est dans
les marais de la faim que s’est enlisée sa voix
d’inanition […]
car sa voix s’oublie dans les marais de la faim,
et il n’y a rien, rien à tirer vraiment de ce petit
vaurien,
qu’une faim qui ne sait plus grimper aux agrès de
sa voix
une faim lourde et veule,
une faim ensevelie au plus profond de la Faim
de ce morne famélique.
C, 11-12
La poésie de Césaire tire avant tout sa force de la description désarmante des souffrances de l’homme (indigence, humiliation, sentiment d’infériorité ou d’exclusion). Le poète les décrit de l’intérieur, entrant aisément dans la peau de ces êtres conditionnés par une domestication idéologique, scolaire, religieuse, institutionnelle menant, on le sait, à toutes formes d’aliénations. Mais la force du passage ne saurait être sans le soutien puissant de sa forme. Ici comme dans maints autres passages du poème, des éléments sont répétés et juxtaposés pour créer rythme, sens, pathos et beauté. Une beauté trouble. Le poète allie dans la séquence précitée une abstraction (la faim) personnifiée (elle s’oublie, ne sait plus grimper, elle est lourde et veule), répétée de nombreuses fois (six en un court segment). Si la répétition, au lieu de lasser, flatte les sens, c’est sans doute en raison de son rythme qui provient de l’anaphore, typique du vers césairien (une faim / une faim), de la relation entre synecdoque et métonymie (« une faim ensevelie au plus profond de la Faim ») et de ces petits mots anodins (car / et), véritables chevilles ouvrières du sens vu leur capacité de réarticuler grammaticalement un être désagrégé par la faim. La langue et le thème s’entrechoquent en se complétant. Mieux : le rythme vient de ces trébuchements faussement maladroits qui s’observent dans les redondances métrico-sémantiques (et il n’y a rien, rien à tirer vraiment / car, et / une faim, une faim) surgies des plus banales expressions. Césaire suit ici les principes esthétiques du sublime[47] en tirant de la simplicité des mots leur grandeur. Ainsi, l’expression du dénuement de la vie de l’enfant se voit opposée, et compensée, par la richesse du double accent rythmique posé sur ces « rien » qui font tout. Un sentiment synesthésique s’accomplit dans le dialogue riche en contraste entre une pauvreté déniée et une richesse fécondée par un fort lien sémantique, visuel, métrique et rythmique. La structure antithétique touche, par conséquent, un dire (la pauvreté, le rien au sens thématique) et un faire (la communication d’une totalité synesthésique au sens poétique).
Antithétique et complémentaire, la structure ambivalente du poème affecte plusieurs strates de langage, créant la texture et la profondeur du poème. La beauté singulière du passage et du poème en son entier tient aussi de la perspective d’éléments contigus qui se nourrissent les uns les autres pour faire jaillir un sens plein de nuances sur les êtres et les choses. Ce procédé de plurilinguisme poétique[48] complique l’accès au sens du texte, mais exprime au mieux un trop-plein de pertinence. Le poète peut ainsi évoquer en peu de mots les contradictions des discours de l’Histoire, comme il peut esquisser le caractère « divers et ondoyant » de la nature et de l’homme. Baudelairien, montaignien ou lucrécien, l’universalisme du vers césairien génère postures et sentiments telles la compassion morale, la responsabilité éthique et la jubilation esthétique. Texte de plaisir et de jouissance, dirait Barthes. Ce dernier définit le texte de plaisir comme une série de codes générant des ruptures. Il le fait, curieusement, à la manière d’une note prise dans un carnet, du fait d’idées critiques apposées et juxtaposées au gré du sens :
Sade : le plaisir de lecture vient évidemment de certaines ruptures (ou de certaines collusions) : des codes antipathiques (le noble et le trivial, par exemple) entrent en contact ; des néologismes pompeux et dérisoires sont créés ; des messages viennent se mouler dans des phrases si pures qu’on les prendrait pour des exemples de grammaire. Comme dit la théorie du texte : la langue est redistribuée. Or cette redistribution se fait toujours par coupure[49].
Dans Cahier d’un retour au pays natal, une redistribution de la langue s’opère par négations et affirmations successives de « codes » antinomiques et complémentaires entre le haut et le bas, le simple et le complexe, le rien et le tout, le soleil et l’ombre, bref, entre tout ce qui compose le réseau d’images[50] qui s’y déploie. Et si « des messages viennent se mouler dans des phrases si pures qu’on les prendrait pour des exemples de grammaire », Césaire aime aussi se mouvoir dans l’impur pour en tirer « la succulence des fruits » (C, 50). En ce sens, il pratique un langage hors langage. À Barthes de poser la question suivante avant d’y répondre : « Comment un texte, qui est du langage, peut-il être hors des langages ? […] Comment le texte peut-il “se tirer” de la guerre des fictions, des sociolectes ? — Par un travail progressif d’exténuation[51]. » Maints passages de Cahier d’un retour au pays natal illustrent ce travail d’extinction progressive de l’être. Lorsque, par l’énumération, le poète fait l’inventaire inventif des supplices de l’esclave autrefois autorisés par le Code noir[52], la mort lente de l’esclave peut se lire dans le rétrécissement visuel de la strophe[53].
Conclusion
Poésie engagée refusant le larbinisme de l’homme antillais, la langue de Césaire
subvertit l’ordonnancement de l’universalisme assimilationniste : elle est le reflux sauvage de l’archéologie du temps de l’esclavage dans la modernité antillaise ; elle est la réémergence des couches géologiques latentes dans la géographie mentale des Antillais[54].
Contre l’attitude assimilationniste, le poète crie en lettres capitales : « ASSEZ DE CE SCANDALE ! » (C, 32) Mais le pragmatisme social de Cahier d’un retour au pays natal dépasse le cadre strictement géographique des Antilles pour tendre vers l’universel. Comme les oeuvres majeures du temps qui contiennent le monde en elles, une Weltliteratur, dirait Goethe, le poème de Césaire s’adresse à tous les lecteurs, à toutes les époques, même si sont exprimées dans le texte des réalités contingentes et circonstancielles assimilables à un lieu et à une époque donnés[55]. Épique, le « je » césairien navigue entre les époques, les continents, les civilisations, autre preuve d’une universalité inscrite dans le texte. Il parle tous les langages et les sociolectes pour forger un hors-langage. Le processus dialectique de Cahier d’un retour au pays natal suit une phase de décomposition et de recomposition de l’identité asservie puis libérée. Il passe aussi par des phases de démultiplication du « je » en figures charriant les discours d’époque en vue de les jauger, de s’en distancier, de les sublimer. Césaire crée en ce sens une poésie singulièrement moderne. Sa modernité est la même que chez les romanciers africains, définie par Justin Bisanswa comme une triple expérience : « Expérience d’un sujet aux prises avec un langage, d’un discours aux prises avec une Histoire, d’une autonomie conjuguée avec un affrontement aux événements du présent[56]. »
Le plurilinguisme de l’oeuvre fait du poète un personnage total, rejouant la dramaturgie de l’histoire au moyen d’une mise en scène des discours, des personnages et du langage. On peut dire, à ce stade, que l’art figure le réel et l’histoire comme il libère l’homme au moyen d’un texte soucieux de dire la nature complexe des êtres et des choses. Le voyage imaginaire en terre natale est parti d’un cahier devenu grand en passant par tous les modes du carnet : carnet de notes et de brouillon, carnet de route et de voyage, carnet de doléances. Comme les essayistes Antonin Artaud ou Frantz Fanon, Aimé Césaire a choisi la lance et les mots pour redire les maux d’une histoire antillaise sous forme de lambeaux. La fonction du langage césairien, doté de projectiles et d’« armes miraculeuses[57] », n’est-elle pas celle d’un alchimiste, capable de fondre la matière pour en forger une autre faite d’or et de bronze, de boue et de lumière[58] ? La critique et le poète lui-même ont vu juste en disant de l’oeuvre qu’elle sortait tout droit de l’« athanor d’un alchimiste[59] », sinon de la bouche d’un démiurge.
Et je lui dirais encore :
« Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont
point de bouche, ma voix, la liberté de celles qui
s’affaissent au cachot du désespoir ».
C, 22
Parties annexes
Note biographique
Olga Hel-Bongo enseigne les littératures francophones d’Afrique, des Antilles et du Maghreb et la poétique des genres à l’Université Laval. Elle est l’auteure, notamment, de Roman francophone et modernité (Riveneuve, 2016) en collaboration avec Morgan Faulkner, de La Rêverie dans les Essais de Montaigne (EUE, 2010), de Société et énonciation dans le roman francophone (CIDEF, 2009) en collaboration avec Mbaye Diouf, et codirectrice de numéros de Présence Francophone (« Le social et ses discours dans le roman francophone d’Afrique et des Antilles », no 87 [2016]) et de Présence Africaine (« Imaginaire et urgence sociale dans le roman francophone de la modernité », no 190 [2015]).
Notes
-
[1]
Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, Paris, Présence Africaine / Guérin littérature, 1990. Dorénavant, les références au poème figureront dans le corps du texte entre parenthèses après chaque citation et seront notées d’un C suivi du numéro de page.
-
[2]
Lilyan Kesteloot, Comprendre Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire, Issy-les-Moulineaux, Éditions Saint-Paul, 1982, p. 14.
-
[3]
« Le Cahier d’un retour au pays natal n’est pas une oeuvre surréaliste » (Maryse Condé, Cahier d’un retour au pays natal, Césaire : analyse critique, Paris, Hatier, 1978, p. 13).
-
[4]
Michel Balmont, « Lexique du Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire » [en ligne] [http://michel.balmont.free.fr/pedago/cesaire.html].
-
[5]
Papa Samba Diop, La Poésie d’Aimé Césaire. Propositions de lecture. Accompagnés d’un lexique de l’oeuvre, Paris, Honoré Champion, 2010.
-
[6]
C’est le cas notamment de Lilyan Kesteloot, op. cit. ; Victor M. Hountondji, Le Cahier d’Aimé Césaire. Événement littéraire et facteur de révolution. Essai, Paris, L’Harmattan, 1993 ; Christophe Wondji, « Le monde d’Aimé Césaire à l’époque du Cahier », dans [Institut de littérature et d’esthétique négro-africaines (Abidjan)], Essai sur Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire. Séminaire de l’ILENA (Abidjan 1972), Abidjan / Dakar / Lomé, Les Nouvelles Éditions Africaines (La Girafe), 1985, p. 15-39 ; Christophe Dailly, « Conceptualisation de la négritude dans le Cahier », dans [Institut de littérature et d’esthétique négro-africaines (Abidjan)], Essai sur Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire. Séminaire de l’ILENA (Abidjan 1972), Abidjan / Dakar / Lomé, Les Nouvelles Éditions Africaines (La Girafe), 1985, p. 43-55.
-
[7]
Lilyan Kesteloot, op. cit.
-
[8]
Maryse Condé, op. cit. ; Papa Samba Diop, op. cit.
-
[9]
Dominique Combe envisage le « texte » sous l’optique des genres et modes d’écriture (vers et prose, mélange des genres, autobiographie, discours épidictique, genre épico-lyrique, lyrisme orphique) dans Aimé Césaire. Cahier d’un retour au pays natal, Paris, Presses universitaires de France, 1993, p. 42-84. Justin Bisanswa se livre véritablement à une analyse textuelle et figurative de ce poème plurigénérique en vue d’en expliciter la dynamique interne (Justin Bisanswa, « Aimé Césaire entre métaphore et oxymore. La boue et l’or », Présence africaine, vol. 178, no 2 [2008], p. 158-176).
-
[10]
C’est le cas par exemple de Sartre dans Orphée noir, de Petar Guberina, Maryse Condé et Roger Toumson. Pour plus de détails, voir Roger Toumson, « Une expérience des limites. L’épreuve du langage poétique chez Aimé Césaire. Le système métaphorique d’Aimé Césaire », dans [Collectif], Aimé Césaire ou l’Athanor d’un alchimiste. Actes du premier Colloque international sur l’oeuvre littéraire d’Aimé Césaire (Paris, 21-23 novembre 1985), Paris, Éditions caribéennes, 1987, p. 115-120.
-
[11]
Id.
-
[12]
Voir Christophe Wondji, art. cit., ou Dominique Combe, op. cit.
-
[13]
Dominique Combe, op. cit.
-
[14]
Bernadette Cailler, « “Crevasse”, métaphore vive du texte. Réflexions sur un poème de Moi, laminaire », dans [Collectif], op. cit., p. 97-102 ; B. Zadi Zaourou et Nadia Kumassi, « La métaphore dans le Cahier d’un retour au pays natal », dans [Institut de littérature et d’esthétique négro-africaines (Abidjan)], Essai sur Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire. Séminaire de l’ILENA (Abidjan 1972), Abidjan / Dakar / Lomé, Les Nouvelles Éditions Africaines (La Girafe), 1985, p. 79-92 ; Justin Bisanswa, art. cit.
-
[15]
Romuald Fonkoua, Aimé Césaire : 1913-2008, Paris, Perrin, 2008 ; Buata Malela, Les Écrivains afro-antillais à Paris (1920-1960) : stratégies et postures identitaires, Paris, Karthala, 2008 ; Buata Malela, Aimé Césaire : « le fil et la trame ». Critique et figuration de la colonialité du pouvoir, Paris, Anibwé, 2009.
-
[16]
Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Éditions du Seuil, 1978 ; Mikhaïl Bakhtine, Le Marxisme et la philosophie du langage. Essai d’application de la méthode sociologique en linguistique, Paris, Les Éditions de Minuit, 1977.
-
[17]
Oswald Ducrot, Le Dire et le dit, Paris, Les Éditions de Minuit, 1984.
-
[18]
Mikhaïl Bakhtine, Le Marxisme et la philosophie du langage, op. cit.
-
[19]
Catherine Kerbrat-Orecchioni, Les Actes de langage dans le discours. Théorie et fonctionnement, Paris, Nathan, 2001.
-
[20]
Roland Barthes, Le Plaisir du texte, Paris, Éditions du Seuil, 1970, p. 29-30. Des excès et des secousses, il y en a dans Cahier d’un retour au pays natal. L’image du morne et des séismes en font foi.
-
[21]
Ibid., p. 70.
-
[22]
Annick Duperray, « Préface », dans Henry James, Carnets, édition établie par Annick Duperray, Paris, Gallimard, 2016, p. 7.
-
[23]
L’anecdote est racontée par Petar Guberina dans un documentaire sur Aimé Césaire ; voir Euzhan Palcy, Aimé Césaire. Une parole pour le XXIe siècle, 1re partie : « L’île veilleuse », France, 1994-2006. Les deux autres parties sont intitulées « Au rendez-vous de la conquête » et « La force de regarder demain ».
-
[24]
Ce sont les mots d’André Breton dans sa « Préface à l’édition de 1947 », dans Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, Paris, Présence Africaine / Guérin littérature, 1990, p. 87.
-
[25]
Lilyan Kesteloot, op. cit., p. 5-21.
-
[26]
« Outre l’affirmation de l’infériorité, le mot nègre globalisant nie que des cultures, des religions, des formes de langages différentes puissent exister entre les hommes à peau noire. » Mais c’est « un acte positif de la part de Césaire et des poètes de sa génération que l’appropriation de ce mot et son insertion dans un chant poétique » (Maryse Condé, op. cit., p. 44).
-
[27]
Lilyan Kesteloot, op. cit., p. 39.
-
[28]
Gérard Genette, Seuils, Paris, Éditions du Seuil, 1987.
-
[29]
Henry James, Carnets, édition établie par Annick Duperray, Paris, Gallimard, 2016.
-
[30]
André Gide, « André Walter. Cahiers et poésies », Romans et récits. Oeuvres lyriques et dramatiques, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 2009, p. 7-176.
-
[31]
Vumbi Yoka Mudimbe, Carnets d’Amérique. Septembre-novembre 1974, Paris, Éditions Saint-Germain-des-Prés, 1976 ; Vumbi Yoka Mudimbe, Cheminements. Carnets de Berlin (avril-juin 1999), Québec, Humanitas, 2006.
-
[32]
Composé de trois volets, le « cahier blanc », teinté de romantisme juvénile, se fait suivre d’un « cahier noir », plus méditatif et mystique, puis du « cahier préparatoire », plus aphoristique, qui exhibe la maturité grandissante du jeune Gide appelé à devenir romancier. Conscient de la chose, Gide prend soin de joindre, après le « cahier noir », des « Lettres reçues » de six écrivains reconnus qui commentent de façon élogieuse ses premiers pas en littérature. En témoigne cette lettre de Mallarmé :
-
[]
« Paris, dimanche 8 février 1891. Mon cher poète, ⁄ Le plus suave voile jeté sur une phase de jeunesse morte, que votre livre presque laisse à deviner ; et enveloppant de silence un visage pourtant reconnu de rare Intellectuel. Merci : et, si vous voulez ajouter un mot aux Cahiers d’André Walter, venez avant personne mardi soir, dès à peine 8 heures ; moi aussi je vous parlerai mieux. ⁄ Votre main. STÉPHANE MALLARMÉ » (André Gide, Romans et récits. Oeuvres lyriques et dramatiques, op. cit., p. 117).
-
[33]
Si les Carnets d’Amérique, écrits en 1974 au Congo, manifestent une assise psychologique du locuteur, les Carnets de Berlin écrits en Allemagne en 1999 affichent des signes de dépression. Voir Olga Hel-Bongo, « V. Y. Mudimbe : Cheminements. Carnets de Berlin (avril-juin 1999) », Vienna Journal of African Studies, no 17 (2009), p. 155-161.
-
[34]
Victor M. Hountondji, op. cit., p. 35-36.
-
[35]
Maryse Condé, op. cit., p. 32.
-
[36]
M. Ngal, cité dans id.
-
[37]
Dominique Combe emploie ce terme de « séquence » « en raison de l’hétérogénéité métrique et de l’absence de rimes ». Il ajoute : « [O]n préférera le terme neutre de “séquence”, voire de “paragraphe” à celui de “strophe” souvent utilisé par la critique césairienne » (Dominique Combe, op. cit., p. 43).
-
[38]
Voir Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Paris, Présence Africaine, 1955.
-
[39]
Antanaclase : un terme apparaît deux fois dans un segment, avec deux sens différents (Georges Molinié, Dictionnaire de rhétorique, Paris, Librairie générale française [Les usuels de poche], 1992, p. 50).
-
[40]
La stratégie discursive adoptée par Césaire est celle de la « stylisation parodique », c’est-à-dire qu’il s’écarte du « langage commun » par divers procédés comme celui de l’antanaclase. « Le langage commun, communément parlé et écrit par la moyenne des gens d’un certain milieu, est traité comme l’opinion publique, l’attitude verbale normale d’un certain milieu social à l’égard des êtres et des choses, le point de vue et le jugement courants » (Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, op. cit., p. 123 ; l’auteur souligne). Dans Cahier d’un retour au pays natal, Césaire s’écarte des discours ethnologique (E1), historique (E2), philosophique (E3) et rhétorique (E4), « en réfractant ses intentions au travers de l’opinion publique (toujours superficielle, et souvent hypocrite), incarnée dans son langage » (id.).
-
[41]
« Le discours n’est pas simplement ce qui traduit les luttes ou les systèmes de domination, mais ce pour quoi, ce par quoi on lutte, le pouvoir dont on cherche à s’emparer » (Michel Foucault, L’Ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971, p. 12).
-
[42]
Voir Patrick Chamoiseau, Écrire en pays dominé, Paris, Gallimard, 1997.
-
[43]
« Le stéréotype, c’est le mot répété, hors de toute magie, de tout enthousiasme, comme s’il était naturel, comme si par miracle ce mot qui revient était à chaque fois adéquat pour des raisons différentes […] : mot sans-gêne, qui prétend à la consistance et ignore sa propre insistance » (Roland Barthes, op. cit., p. 58-59). Si Aimé Césaire répète tant de choses dans l’oeuvre, c’est sans doute pour se moquer de la fixité des stéréotypes comme s’il s’agissait de vérités. À Barthes d’ajouter que « Nietzsche a fait cette remarque, que la “vérité” n’était que la solidification d’anciennes métaphores » (id.).
-
[44]
Vumbi Yoka Mudimbe, Cheminements. Carnets de Berlin (avril-juin 1999), op. cit., p. 7.
-
[45]
Sartre s’appuiera sur l’existentialisme chrétien de Gabriel Marcel pour soutenir que la littérature engagée est un acte d’écriture qui ne peut se suffire à lui-même dans une seule visée esthétique. Il lui faut un support éthique. « Un écrivain est engagé lorsqu’il tâche à prendre la conscience la plus lucide et la plus entière d’être embarqué », c’est-à-dire, « dans le coup quoi qu’il fasse, marqué, compromis, jusque dans la plus lointaine retraite » (Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, 1948, p. 84).
-
[46]
Doléance signifie « plainte », « grief », explique Roger Toumson, qui ajoute : « Considérons que dans le Cahier d’un retour au pays natal, un sujet parlant, donné, fait doléance. Ce sujet d’énonciation, “dolent”, souffrant, se plaindrait. […] Mais nous évacuons, pour notre part, la connotation ironique et le prenons au sens plein qui le rattache au latin “dolorem” » (Roger Toumson, art. cit., p. 108). Toumson ne prend pas la peine de justifier ni même d’illustrer l’évacuation de l’ironie. Pourtant, elle demeure souveraine, dans Cahier d’un retour au pays natal.
-
[47]
Longin, Du sublime, traduit du grec, présenté et annoté par Jackie Pigeaud, Paris, Rivage poche / Petite bibliothèque, 1991.
-
[48]
La théorie de Bakhtine s’applique a priori au roman, qui peut contenir en lui tous les genres. Or nous l’appliquons ici au poème, que nous considérons, de fait, comme un texte contenant le carnet, la poésie, l’essai, la prose, le vers et même le théâtre (vu les mises en scène du « je » en plusieurs instances).
-
[49]
Roland Barthes, op. cit., p. 13.
-
[50]
Voir, pour le système d’images césairien, Keith Louis Walker, La Cohésion poétique de l’oeuvre césairienne, Paris, J.-M. Place, 1979 ; et Justin Bisanswa, art. cit.
-
[51]
Roland Barthes, op. cit., p. 43.
-
[52]
Le Code noir est l’édit de 1685 de Louis XIV qui légifère sur la pratique de l’esclavage dans les colonies françaises d’outre-mer. Il jette une lumière crue sur la condition des Noirs asservis dans les colonies. Je tiens à exprimer toute ma gratitude au professeur Réal Ouellet, qui m’a fait don tout récemment de livres précieux et diversifiés sur les Antilles, dont le Code noir ([Louis XIV], Le Code noir, introduction et notes de Robert Chesnais, Paris, L’esprit frappeur, 1998).
-
[53]
Voir C, 53.
-
[54]
Jean Bernabé, « Les littératures d’expression française », dans Césaire et le surréalisme de l’Occident, cité par Maryse Condé, op. cit., p. 54.
-
[55]
Phénomène que Baudelaire qualifie de « modernité » (Charles Baudelaire, Oeuvres complètes. 2, édition établie par Claude Pichois, Paris, Gallimard [Bibliothèque de la Pléiade], 1976). « La notion de modernité (que j’emprunte à Baudelaire) dit que celle-ci n’est pas une époque de l’art — À chaque époque sa modernité — mais pointe la double irréductibilité de l’oeuvre d’art à la beauté absolue comme à la représentation immédiate du monde contingent » (Olga Hel-Bongo et Morgan Faulkner, « Présentation », dans Olga Hel-Bongo et Morgan Faulkner [dir.], Roman francophone et modernité, Paris, Riveneuve éditions [Itinéraires francophones], 2016, p. 9). Toute la dynamique de Cahier d’un retour au pays natal fonde, en effet, sa littérature sur un principe de rupture, et confère au discours poétique, sous quelque forme qu’il prenne, le pouvoir non seulement de restaurer l’unité perdue du monde, mais de réagir aux sollicitations de l’histoire en fonction de la position que le sujet y occupe. Césaire s’efforce aussi de concilier l’indépendance revendiquée de la chose poétique et son articulation à la sphère sociale, selon une logique contradictoire avec laquelle toutes les poétiques devront compter, y compris dans le refus ou la réaction, comme j’ai tenté de le montrer dans l’article.
-
[56]
Justin K. Bisanswa, « Présentation », Présence francophone, no 78 (« Scénographies romanesques africaines de la modernité », 2012), p. 8.
-
[57]
Aimé Césaire, Les Armes miraculeuses, Paris, Gallimard (Poésie), 1970.
-
[58]
Voir Justin Bisanswa, « Aimé Césaire entre métaphore et oxymore. La boue et l’or », art. cit.
-
[59]
[Collectif], op. cit.
Références
- [Collectif], Aimé Césaire ou l’Athanor d’un alchimiste. Actes du premier Colloque international sur l’oeuvre littéraire d’Aimé Césaire (Paris, 21-23 novembre 1985), Paris, Éditions caribéennes, 1987.
- Bakhtine, Mikhaïl, Esthétique et théorie du roman, Paris, Éditions du Seuil, 1978.
- Bakhtine, Mikhaïl, Le Marxisme et la philosophie du langage. Essai d’application de la méthode sociologique en linguistique, Paris, Les Éditions de Minuit, 1977.
- Balmont, Michel, « Lexique du Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire » [en ligne] [http://michel.balmont.free.fr/pedago/cesaire.html].
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- Sartre, Jean-Paul, Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, 1948.
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