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Souvent, pour s’amuser, les hommes d’équipage

Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,

Qui suivent, indolents compagnons de voyage,

Le navire glissant sur les gouffres amers.

— Charles Baudelaire, « L’Albatros »

Souvent commenté, Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire[1] ne finit pas de provoquer le malaise de la critique. L’une des premières commentatrices de l’oeuvre énumérait les éléments de sa complexité en ces termes :

Ce long poème contient des passages entiers rédigés en écriture surréaliste, qui doivent être pratiquement « traduits » […] Par ailleurs, Césaire accumule les néologismes bâtis sur le latin et le grec ; les mots techniques relevant de la médecine ou de l’anthropologie, sans parler de la zoologie, de la botanique ou de la géographie spécifique des Antilles et du continent sud-américain ; enfin, les allusions à l’histoire et aux coutumes tant antillaises qu’africaines. Autant d’obstacles à la compréhension immédiate[2]

Surréaliste ou non[3], le premier poème écrit par Aimé Césaire nécessite un recours fréquent aux dictionnaires et encyclopédies. Des chercheurs ont expliqué la plupart des mots hermétiques du texte[4] et de la poésie entière d’Aimé Césaire[5]. Les études critiques, dans leur ensemble, se réfèrent souvent au contexte pour tenter d’expliquer l’oeuvre[6]. Les méthodes de lecture sont linéaires[7], généralistes ou culturalistes[8]. Elles sont plus rarement formelles ou textuelles[9]. Certains chercheurs commentent la structure « didactique » ou initiatique de l’oeuvre, qui épouserait l’esprit « dialectique[10] » de l’écrivain[11]. D’autres s’attachent fréquemment aux images (réseaux de sens, métaphores, oxymores, comparaisons) ou s’intéressent aux influences d’écrivains français tels Leconte de Lisle, Charles Baudelaire, Lautréamont, Mallarmé, Freud, Apollinaire, dada, Aragon, Breton, Sartre, Malraux, Senghor, Léon-Gontran Damas sur l’écriture de Césaire[12], sans toutefois justifier ni illustrer l’intertextualité qui serait à l’oeuvre. Les approches formalistes se concentrent sur la distinction vers-prose[13] ou analysent avec bonheur le fonctionnement de la métaphore ou ses retombées sur la logique structurante et interprétative du poème[14]. Riches et fécondes, ces études ne manquent pas de pertinence et nous y recourrons au besoin.

Ce qui se dégage de ces études est la tendance à vouloir expliquer l’oeuvre soit par la réalité concrète liée à la vie d’Aimé Césaire[15] soit par le monde intellectuel environnant, qui ne disent pas grand-chose du texte. Les interprétations linéaires de Cahier d’un retour au pays natal sont superficielles, voire paraphrastiques. Il arrive que les études prennent l’oeuvre pour un document susceptible d’expliquer les rouages des sociétés antillaise, européenne et africaine. L’approche qui en résulte est plus sociologique que littéraire. Pourtant, le texte, l’idéologie et l’imaginaire poétique ne font qu’un dans Cahier d’un retour au pays natal. Une analyse de leur interrelation est susceptible de révéler la profondeur du sens et la poéticité du texte. Aimé Césaire nous raconte l’histoire des Antilles sous forme poétique et la transfigure par la fulgurance des signes et du rêve. Sa poésie dit un monde plus humain, dans le refus à même l’acceptation (en cela réside l’ambivalence du texte) des affres de l’histoire et des faiblesses de l’homme, et pas seulement de l’homme noir : « [c]omme il y a des hommes-hyènes et des hommes-panthères, je serais un homme-juif/un homme-cafre/un homme-hindou-de-Calcutta/un homme-de-Harlem-qui-ne-vote-pas » (C, 20).

Nous voudrions montrer que Cahier d’un retour au pays natal met en place un dispositif conjoint d’éléments opposés qui figurent l’histoire de la conquête, de la traite, de l’esclavage et de la colonisation assumée par un « je ». Ce « je » a ceci de particulier qu’il entre, sort et pivote autour d’une dizaine d’instances de parole qui composent le moi de l’auteur, démultiplié en actants de l’histoire antillaise et du présent de l’écriture, allant du propriétaire d’esclaves aux esclaves eux-mêmes, des maîtres de plantations aux békés créoles, des dominés aux insurgés, de Napoléon à Toussaint Louverture, de l’enfant ou de l’homme Aimé Césaire et de l’épouse, Suzanne Césaire, en attente de leur premier enfant pendant la période rédactionnelle du Cahier. C’est dire, d’une part, que le « je » relate des événements aussi bien historiques que personnels (autobiographiques) et diégétiques (avec bifurcation vers le narratif) sous la forme d’un poème intégrant d’autres modes d’écriture (prose, essai, récit) en son sein. D’autre part, le « je » relaie une pluralité de discours en adoptant tous les tons, rythmes et accents : ironique, moqueur, amer, révolté, aimant, humoristique, rêveur, soutenu, familier, d’où le plurilinguisme[16] et la polyfocalisation du poème. Il apparaîtra que l’énoncé (le dit à déchiffrer) est indissociable de son énonciation (le dire[17]) et des sociolectes qu’ils véhiculent[18]. Très souvent, les mots du poète sont ceux des autres qu’il cite en tant qu’instance-régie, non pour les assumer, mais pour les dénoncer en un acte illocutoire unique mais où les effets perlocutoires[19] sont multiples. Mais il paraît légitime de revenir, dans un premier temps, sur la terminologie du « cahier » faisant partie du projet d’écriture.

Proche de la pratique d’écriture du « carnet », le cahier semble influer sur la dynamique interne de l’oeuvre que nous appréhenderons sous l’angle du « plaisir du texte » : « chaque fois, écrit Barthes, qu’il me faut distinguer l’euphorie, le comblement, le confort […], de la secousse, de l’ébranlement, de la perte, propres à la jouissance[20] ». Le « texte de jouissance » intervient dans ce que le théoricien nomme plutôt « le plaisir en pièces ; la langue en pièces ; la culture en pièces[21] », soit ce procédé de décomposition de la langue au profit de nouveaux langages. Préside ainsi à l’oeuvre un travail minutieux de matières composites et très composées, mises en lambeaux puis recomposées en un langage plus proche de la vérité du poète.

Au seuil du projet d’écriture : cahier et carnets

Dans sa préface aux Carnets d’Henry James, Annick Duperray relate que

le 9 avril 1873, Henry James, jeune écrivain bientôt trentenaire, se trouve à Rome et rédige une longue lettre à son frère William pour lui faire part de l’irrésistible « séduction » de l’Italie qui lui inspire en quelque sorte comment être et agir[22].

Dans le même ordre d’idées, Aimé Césaire, âgé de vingt-trois ans en 1936, se fait inviter par son ami Petar Guberina en Croatie. Il contemple une île qui se trouve en face d’eux et demande son nom lorsque Guberina lui répond : « Martininska ». Séduit par le nom identique à celui de son île natale, la Martinique, Césaire ressent le besoin d’écrire. Mais Guberina ne dispose que d’un cahier[23]. Si le choix du terme cahier retenu dans le titre de l’oeuvre relève d’un hasard, ce serait bien d’une « pétrifiante coïncidence » tout à fait à l’air du temps. Le mot communique, en effet, une réalité ambiante : celle des écrits d’André Breton, contemporain de Césaire et grand admirateur de son Cahier au point d’en signer une préface ; celle du dénuement de deux jeunes étrangers forcés de quitter l’École normale supérieure pour ne pas avoir à payer les frais de logement durant la période estivale. Le premier questionnement à l’origine du projet d’écriture est donc celui-ci : comment passe-t-on, avec Cahier d’un retour au pays natal, d’un simple cahier d’écriture au « plus grand monument lyrique de ce temps[24] » ?

Lilyan Kesteloot, amie du poète, relate dans son oeuvre introductrice à ce poème l’histoire de sa publication. En 1938, Césaire avait montré son poème à M. Petit-bon, son professeur de l’École normale supérieure, qui le proposa à l’éditeur de la revue Volonté. Un an plus tard, le texte sera publié dans ladite revue mais passe inaperçu dans la conflagration internationale jusqu’à ce qu’éclate la Grande Guerre. Publié à nouveau en 1944 à New York aux éditions Hémisphère avec une préface d’André Breton, le poème sera réédité en 1956 dans la maison d’édition Présence Africaine avec une préface de Petar Guberina. La même année, lors du premier Congrès des écrivains et artistes noirs à la Sorbonne qui réunit des intellectuels noirs du monde entier, furent posées les premières assises internationales de la négritude, avec une affirmation massive de la culture négro-africaine[25].

Ce bref parcours génétique permet de relever trois faits d’importance pour la lecture et l’interprétation de l’oeuvre. Premièrement, la rédaction de Cahier d’un retour au pays natal est antérieure aux débats théoriques sur la négritude, même si le poème en jette les prémisses à travers les images polymorphes de l’homme noir appelé « nègre » par reconduction provocatrice d’une terminologie raciste depuis l’ère des conquêtes, ou par conversion de l’opprobre en hymne à la civilisation négro-africaine[26]. Deuxièmement, Césaire a rédigé son texte en dehors de la Martinique, ce qui souligne la part imaginaire (et pas seulement réelle) du poème. Troisièmement, le fait d’écrire depuis l’étranger semble favoriser chez l’auteur un regard de distanciation et de fusion : distanciation qui tient à la vision critique du poète envers lui-même, son peuple et la culture antillaise ; fusion entre le « je » poétique et le peuple antillais, caribéen, africain et les îles du monde entier. Lilyan Kesteloot affirme en outre que « ce poème n’a pas été écrit d’un seul jet, ni dans la structure qu’il présente actuellement. Il y a des parties qui furent rédigées avant d’autres, puis placées après ou intercalées par-ci par-là[27] » ; truisme de la création, sans doute, mais qui assigne à l’écriture du Cahier la fonction d’un carnet de notes.

L’écriture du carnet a, de fait, servi à bon nombre d’écrivains de premier « seuil[28] » au discours de fiction sous forme de notes mémorandum, de réflexions personnelles, d’exercices d’écriture, avant qu’ils ne produisent une oeuvre de création significative. C’est le cas d’Henry James[29], d’André Gide[30] ou de V. Y. Mudimbe[31] : leurs carnets avoisinent l’essai comme écriture argumentative, aphoristique, critique ou méditative, à l’allure construite ou tâtonnante, recelant ici et là une vérité que le lecteur doit saisir. Malgré leur air spontané, les carnets de ces auteurs renferment une secrète cohérence. Ceux de Gide, par exemple, optent pour une progression ascendante[32], tandis que les carnets de voyage de l’écrivain congolais Mudimbe suivent une progression descendante[33]. Dans Cahier d’un retour au pays natal, l’évolution dramatique du poème se déroule en dents de scie, comme l’atteste le graphique de Victor Hountondji[34]. La structure semble épouser les mouvements de la conscience du poète, cheminant comme un serpent qui mue. Le « je » se défait de ses vieilles identités « nègres » pour s’en forger de nouvelles, fraternelles et universelles, par rejet et affirmation simultanés de la servitude et de la libération, de la domination et de l’autonomie, de l’humiliation et de la dignité. Une dynamique contradictoire mais non antagoniste bouscule chaque vers, chaque séquence, chaque image, ce qui nous amène à évoquer une composition poétique en lambeaux, qui relate l’histoire par fragments et sursauts de la mémoire. Le « je » césairien, en constante démultiplication, s’arme de projectiles (le langage) pour défaire la doxa et les stéréotypes convenus et mettre en place un nouvel ordre du discours. Une véritable dialectique de la conscience se joue donc, dans Cahier d’un retour au pays natal, prise avec délectation dans ses propres mouvements et ses contradictions.

Projectiles

Un passage célèbre de Cahier d’un retour au pays natal a été interprété par la critique comme une ambiguïté problématique : « Ceux qui n’ont inventé ni la poudre ni la boussole / ceux qui n’ont jamais su dompter la vapeur ni / l’électricité / ceux qui n’ont exploré ni la mer ni le ciel » (C, 44).

Nous disons bien ambigu, commente Maryse Condé, car pour Sartre dans sa préface à l’Anthologie de Senghor intitulée Orphée Noir, il s’agit « d’une revendication hautaine de la non-technicité ». Pour Lilyan Kesteloot, ces vers témoignent de « la reconnaissance objective, humble et attristée d’une infériorité réelle comptée avec tout le reste au passif de sa race »[35].

Sartre et Kesteloot tiennent pour acquis qu’il n’y a pas de scientificité possible chez le Noir. Cette infériorité serait même une « richesse » selon l’écrivain et critique congolais M. Ngal : « […] c’est au contraire une source de richesse, source qui rend le monde habitable[36] ». Ces mots étonnent, d’autant que les commentateurs s’arrêtent aux quatre premiers vers, négligeant les suivants qui permettent de restituer l’entièreté de l’intentionnalité discursive :

[…]

ceux qui n’ont exploré ni la mer ni le ciel,

mais ils savent en ses moindres recoins le pays de la

souffrance

ceux qui n’ont connu de voyages que de déracinements

ceux qui se sont assouplis aux agenouillements

ceux qu’on domestiqua et christianisa

ceux qu’on inocula d’abâtardissement.

C, 44

Ces vers sont inséparables de ceux qui précèdent, formant une séquence[37]. Mais ils en modifient le sens. De nature polyphonique, le passage met en scène une surimposition de discours assumés par le « je » qui se scinde en quatre énonciateurs. Appelons les E1, E2, E3 et E4. E1 incarne le discours condescendant occidental[38] dont les propos et représentations sur le Noir se résument en ceci : vous n’avez rien inventé, avec le sous-entendu d’une inaptitude à la science et à la culture. E2 incarne l’historien qui se souvient et dit : vous avez dit cela de nous, j’en prends acte et je le répète. Le Cahier acquiert ici une fonction mémorielle. E3 adopte la position du philosophe récusant la véracité de la science « coloniale », tandis que E4 incarne la position du rhéteur. Si les quatre premiers vers, en effet, accusent l’ignorance de « ceux qui » n’ont scientifiquement rien inventé, le « ceux qui » des vers suivants change de sens et de fonction. Il y a antanaclase[39]. Au lieu du mode accusatoire, E4 choisit l’autodéfense, troquant une communication violente (accusatrice) contre une communication non violente et autoflagellatrice : « […] mais ils savent en ses moindres recoins le pays de la / souffrance ». Le poète dés-arme le discours de E1 qui se posait en instance de pouvoir, de savoir (connaître la science) et de brutalité insoupçonnée (vu son langage accusateur), lui qui se croyait civilisé. E4 répond par un savoir autre : il connaît la douleur. E4 opère sur le même terrain (connaître versus savoir) et avec les mêmes « armes » (les mots) que son interlocuteur, mais y introduit une nuance grâce à l’antanaclase[40]. En effet, la figure de rhétorique oppose deux épistémès : la ratio occidentale qui dit avoir le monopole du savoir, et la ratio négro-africaine qui affirme avoir le monopole de l’expérience. Sous ces différents discours et postures énonciatives se cache le locuteur, Aimé Césaire, tirant les ficelles des langages mis en scène. À la différence de la poésie de Saint-John Perse, qui pratique également l’antanaclase dans Exils, Aimé Césaire enrichit la figure de connotations liées à l’histoire des idées. Les signes du social (épistémologie, ethnologie, science coloniale, histoire) s’inscrivent donc, dans Cahier d’un retour au pays natal, à même une rhétorique et une pragmatique.

La parole délibérative du poème, qui tourne autour du refus et de l’affirmation d’un ordre du discours[41] donné, parodié puis inversé par E3 et E4, sera systématiquement reprise par le « je » en des modulations significatives, de sorte que la répétition n’est pas pur ressassement chez Césaire, assignant l’oeuvre à la pratique d’un carnet de brouillon ou de notes. La répétition change le sens. À titre d’exemple, les intentionnalités discursives du poète qui pouvaient être implicites pour le lecteur dans le passage commenté ci-dessus se révèlent pour le moins explicites dans les vers qui suivent, qui revêtent le ton de l’essai :

Et la voix prononce que

l’Europe nous a pendant des siècles

gavés de mensonges et gonflés de pestilences,

car il n’est point vrai que l’oeuvre de l’homme est finie

que nous n’avons rien à faire au monde

que nous parasitons le monde

qu’il suffit que nous nous mettions au pas du monde

mais l’oeuvre de l’homme vient seulement de

commencer

et il reste à l’homme à conquérir toute interdiction

immobilisée au coin de sa ferveur.

C, 55-56

Une nouvelle antanaclase agit sur le pronom que. Sa fonction d’ellipse à connotation négative se transforme en connotation positive dès le troisième emploi, en sous-entendant le « il faut que nous nous mettions au pas du monde ». L’ordre du discours s’inversera à nouveau quatre pages plus loin, dans le vers polyphonique : « Eia pour nos vainqueurs omniscients et naïfs » (C, 48). En effet, E1 cesse d’être sujet pour devenir objet de discours, de même que E2 n’est plus passif mais offensif. Ce qui forge la précellence oratoire de E2 sur E1 est sa capacité de pardon (« pitié »), même si le pardon se présente, en bout de vers, comme ironique puisqu’il s’adresse aux « vainqueurs », non aux perdants comme on s’y attendrait. Le choc de l’antithèse entre « pitié » et « vainqueurs » accentue la grandeur d’âme du poète-rhéteur (E4), capable de célébrer son ennemi au lieu de l’accabler. L’ironie antithétique contamine même les adjectifs, puisque les vainqueurs de ces citoyens dominés historiquement[42] se crurent « omniscients », là où le philosophe et le poète-rhéteur (E3, E4) les déclarent en réalité « naïfs ». Le discours stéréotypé[43] du dominé ayant coutume de perdre ses batailles s’allie à un contre-discours qui le déconstruit. Au lecteur de faire son jugement, comme dans la pesée d’un essai.

En somme, le poète, dans un vers unique et concis (« Eia pour nos vainqueurs omniscients et naïfs ! »), accomplit une multitude d’actes de langage à travers une pluralité de figures qu’il incarne. Le « je » doxique énonce ; le « je » historien se souvient ; le « je » révolté dénonce ; le « je » philosophe se tient à la rive, et propose tactiquement par son « je » rhéteur la vérité du poète-philosophe qui s’exclame au milieu de tous ces langages « nos vainqueurs sont naïfs ! ». Le lecteur doit redistribuer la langue polyphonique de Césaire pour en activer tous les sens possibles. La sociopragmatique du texte tient donc en cette interrelation constante entre des discours d’époque tenus par des hommes occupant des positions de dominants et de dominés, et les signes du langage, implicites et explicites, littéraux et figurés qui s’entrechoquent en se complétant. Comme l’écrit Jean-Paul Sartre cité en exergue dans les Carnets de Berlin de Mudimbe, « [u]n homme c’est toute l’époque, comme une vague est toute la mer[44] ». Les discours proposés par le poète dans Cahier d’un retour au pays natal sont aussi ceux d’un intellectuel total, totalisant les sens et les figures du moi. Si Aimé Césaire met en dialogue ces différentes instances de savoir et de pouvoir que sont l’historien, le rhéteur, le rebelle, l’essayiste, le philosophe et le poète, n’est-ce pas pour faire jaillir de leur discours en coprésence une vérité qui les transcende ?

Des maux/mots en lambeaux

Aimé Césaire venait d’effectuer un voyage en Martinique en 1936 avant de projeter d’écrire sur son île depuis la Croatie. Pour un homme engagé comme lui et la plupart des intellectuels de son époque[45], il devait se sentir gravement affecté par l’état de misère économique, sociale et morale des Antilles après l’esclavage et l’effondrement brutal des plantations, qui avait laissé le peuple dans un profond désarroi. Les vers qui ouvrent Cahier d’un retour au pays natal font l’inventaire des plaies qui affectent les îles : famine, alcoolisme, honte de soi, sentiment d’exiguïté et d’isolement :

Au bout du petit matin bourgeonnant d’anses

frêles les Antilles qui ont faim, les Antilles grêlées de

petite vérole, les Antilles dynamitées d’alcool,

échouées dans la boue de cette baie, dans la poussière

de cette ville sinistrement échouée.

C, 8

La fragilité des Antilles contraste avec leur thématisation forte, placées comme elles sont à trois reprises en tête de propositions. Mais phoniquement, elles sont « grêles » et « frêles », et leurs maladies physiques, sociales et psychologiques n’en finissent pas d’être énumérées comme une litanie. La critique a d’ailleurs associé de tels vers à un « cahier de doléances[46] ». L’on peut se demander d’où vient pareille honte de soi au point que le poète se plaint de ses « laideurs repoussantes » (C, 37), de « cette ville plate », « inerte », « couchée », « criarde si étonnamment passée à côté de son cri » (C, 8-9). Dès les premières pages, un malaise saisit le lecteur à la gorge, comme cet enfant dont l’instituteur ne peut tirer aucun son :

car c’est dans

les marais de la faim que s’est enlisée sa voix

d’inanition […]

car sa voix s’oublie dans les marais de la faim,

et il n’y a rien, rien à tirer vraiment de ce petit

vaurien,

qu’une faim qui ne sait plus grimper aux agrès de

sa voix

une faim lourde et veule,

une faim ensevelie au plus profond de la Faim

de ce morne famélique.

C, 11-12

La poésie de Césaire tire avant tout sa force de la description désarmante des souffrances de l’homme (indigence, humiliation, sentiment d’infériorité ou d’exclusion). Le poète les décrit de l’intérieur, entrant aisément dans la peau de ces êtres conditionnés par une domestication idéologique, scolaire, religieuse, institutionnelle menant, on le sait, à toutes formes d’aliénations. Mais la force du passage ne saurait être sans le soutien puissant de sa forme. Ici comme dans maints autres passages du poème, des éléments sont répétés et juxtaposés pour créer rythme, sens, pathos et beauté. Une beauté trouble. Le poète allie dans la séquence précitée une abstraction (la faim) personnifiée (elle s’oublie, ne sait plus grimper, elle est lourde et veule), répétée de nombreuses fois (six en un court segment). Si la répétition, au lieu de lasser, flatte les sens, c’est sans doute en raison de son rythme qui provient de l’anaphore, typique du vers césairien (une faim / une faim), de la relation entre synecdoque et métonymie (« une faim ensevelie au plus profond de la Faim ») et de ces petits mots anodins (car / et), véritables chevilles ouvrières du sens vu leur capacité de réarticuler grammaticalement un être désagrégé par la faim. La langue et le thème s’entrechoquent en se complétant. Mieux : le rythme vient de ces trébuchements faussement maladroits qui s’observent dans les redondances métrico-sémantiques (et il n’y a rien, rien à tirer vraiment / car, et / une faim, une faim) surgies des plus banales expressions. Césaire suit ici les principes esthétiques du sublime[47] en tirant de la simplicité des mots leur grandeur. Ainsi, l’expression du dénuement de la vie de l’enfant se voit opposée, et compensée, par la richesse du double accent rythmique posé sur ces « rien » qui font tout. Un sentiment synesthésique s’accomplit dans le dialogue riche en contraste entre une pauvreté déniée et une richesse fécondée par un fort lien sémantique, visuel, métrique et rythmique. La structure antithétique touche, par conséquent, un dire (la pauvreté, le rien au sens thématique) et un faire (la communication d’une totalité synesthésique au sens poétique).

Antithétique et complémentaire, la structure ambivalente du poème affecte plusieurs strates de langage, créant la texture et la profondeur du poème. La beauté singulière du passage et du poème en son entier tient aussi de la perspective d’éléments contigus qui se nourrissent les uns les autres pour faire jaillir un sens plein de nuances sur les êtres et les choses. Ce procédé de plurilinguisme poétique[48] complique l’accès au sens du texte, mais exprime au mieux un trop-plein de pertinence. Le poète peut ainsi évoquer en peu de mots les contradictions des discours de l’Histoire, comme il peut esquisser le caractère « divers et ondoyant » de la nature et de l’homme. Baudelairien, montaignien ou lucrécien, l’universalisme du vers césairien génère postures et sentiments telles la compassion morale, la responsabilité éthique et la jubilation esthétique. Texte de plaisir et de jouissance, dirait Barthes. Ce dernier définit le texte de plaisir comme une série de codes générant des ruptures. Il le fait, curieusement, à la manière d’une note prise dans un carnet, du fait d’idées critiques apposées et juxtaposées au gré du sens :

Sade : le plaisir de lecture vient évidemment de certaines ruptures (ou de certaines collusions) : des codes antipathiques (le noble et le trivial, par exemple) entrent en contact ; des néologismes pompeux et dérisoires sont créés ; des messages viennent se mouler dans des phrases si pures qu’on les prendrait pour des exemples de grammaire. Comme dit la théorie du texte : la langue est redistribuée. Or cette redistribution se fait toujours par coupure[49].

Dans Cahier d’un retour au pays natal, une redistribution de la langue s’opère par négations et affirmations successives de « codes » antinomiques et complémentaires entre le haut et le bas, le simple et le complexe, le rien et le tout, le soleil et l’ombre, bref, entre tout ce qui compose le réseau d’images[50] qui s’y déploie. Et si « des messages viennent se mouler dans des phrases si pures qu’on les prendrait pour des exemples de grammaire », Césaire aime aussi se mouvoir dans l’impur pour en tirer « la succulence des fruits » (C, 50). En ce sens, il pratique un langage hors langage. À Barthes de poser la question suivante avant d’y répondre : « Comment un texte, qui est du langage, peut-il être hors des langages ? […] Comment le texte peut-il “se tirer” de la guerre des fictions, des sociolectes ? — Par un travail progressif d’exténuation[51]. » Maints passages de Cahier d’un retour au pays natal illustrent ce travail d’extinction progressive de l’être. Lorsque, par l’énumération, le poète fait l’inventaire inventif des supplices de l’esclave autrefois autorisés par le Code noir[52], la mort lente de l’esclave peut se lire dans le rétrécissement visuel de la strophe[53].

Conclusion

Poésie engagée refusant le larbinisme de l’homme antillais, la langue de Césaire

subvertit l’ordonnancement de l’universalisme assimilationniste : elle est le reflux sauvage de l’archéologie du temps de l’esclavage dans la modernité antillaise ; elle est la réémergence des couches géologiques latentes dans la géographie mentale des Antillais[54].

Contre l’attitude assimilationniste, le poète crie en lettres capitales : « ASSEZ DE CE SCANDALE ! » (C, 32) Mais le pragmatisme social de Cahier d’un retour au pays natal dépasse le cadre strictement géographique des Antilles pour tendre vers l’universel. Comme les oeuvres majeures du temps qui contiennent le monde en elles, une Weltliteratur, dirait Goethe, le poème de Césaire s’adresse à tous les lecteurs, à toutes les époques, même si sont exprimées dans le texte des réalités contingentes et circonstancielles assimilables à un lieu et à une époque donnés[55]. Épique, le « je » césairien navigue entre les époques, les continents, les civilisations, autre preuve d’une universalité inscrite dans le texte. Il parle tous les langages et les sociolectes pour forger un hors-langage. Le processus dialectique de Cahier d’un retour au pays natal suit une phase de décomposition et de recomposition de l’identité asservie puis libérée. Il passe aussi par des phases de démultiplication du « je » en figures charriant les discours d’époque en vue de les jauger, de s’en distancier, de les sublimer. Césaire crée en ce sens une poésie singulièrement moderne. Sa modernité est la même que chez les romanciers africains, définie par Justin Bisanswa comme une triple expérience : « Expérience d’un sujet aux prises avec un langage, d’un discours aux prises avec une Histoire, d’une autonomie conjuguée avec un affrontement aux événements du présent[56]. »

Le plurilinguisme de l’oeuvre fait du poète un personnage total, rejouant la dramaturgie de l’histoire au moyen d’une mise en scène des discours, des personnages et du langage. On peut dire, à ce stade, que l’art figure le réel et l’histoire comme il libère l’homme au moyen d’un texte soucieux de dire la nature complexe des êtres et des choses. Le voyage imaginaire en terre natale est parti d’un cahier devenu grand en passant par tous les modes du carnet : carnet de notes et de brouillon, carnet de route et de voyage, carnet de doléances. Comme les essayistes Antonin Artaud ou Frantz Fanon, Aimé Césaire a choisi la lance et les mots pour redire les maux d’une histoire antillaise sous forme de lambeaux. La fonction du langage césairien, doté de projectiles et d’« armes miraculeuses[57] », n’est-elle pas celle d’un alchimiste, capable de fondre la matière pour en forger une autre faite d’or et de bronze, de boue et de lumière[58] ? La critique et le poète lui-même ont vu juste en disant de l’oeuvre qu’elle sortait tout droit de l’« athanor d’un alchimiste[59] », sinon de la bouche d’un démiurge.

Et je lui dirais encore :

« Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont

point de bouche, ma voix, la liberté de celles qui

s’affaissent au cachot du désespoir ».

C, 22