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On ne trouvera pas dans l’oeuvre de Jules Laforgue de ces échappées nostalgiques qui emmènent l’écriture, comme par enchantement, sur les rives d’une terre première. Pas de « retour amont » qui renouerait avec une géographie native – ou naïve, si tant est qu’il convienne de distinguer ici les termes : le poème ne célèbre ni le berceau de l’enfant-poète ni le lieu originaire d’une inspiration reprise à sa source. Le versant fantasmatique ne penche pas de ce côté ; et l’on serait tenté de constater, in limine, que toute réflexion portant sur les relations, affichées ou latentes, que Laforgue établirait avec une antériorité réelle ou rêvée équivaudrait, pour qui souhaiterait mener l’enquête, à relever des traces de pas à la surface changeante des eaux. Constatons-le une fois pour toutes : Laforgue ne regarde pas le temps – sommairement défini comme une disponibilité active, une puissance expansive du sujet et de la parole – dans la perspective renversée du passé, comme semble nous inviter à le penser la « Complainte des crépuscules célibataires » : « Mais qu’ai-je donc laissé là-bas ! / Rien[1]. »

Rien en effet, dans ses textes, ne filtre de ce qui, pour le lecteur curieux d’aujourd’hui, pourrait se rassembler sous l’écharpe fuyante d’un temps d’outremer et d’outre-terre, d’un ailleurs et d’un au-delà de l’ici et maintenant : l’ancrage américain, le sédiment tropical n’ont aucune consistance parce que, selon toute évidence, ils n’ont aucune incidence, aucune prise décisive, sur un imaginaire dont les motifs enchaînés et les figures récurrentes procèdent d’un foyer beaucoup moins localisé, comme décentré et démultiplié, enlevé en quelque sorte aux déterminations topiques d’une géopoétique. Nul doute que le ralliement précoce du poète à la Philosophie de l’Inconscient de Hartmann, qui ne connaît ni lieu préfixé ni identité établie, n’ait contribué à disqualifier a priori toute tentative de retour – a fortiori de « récupération » – de ce qui appartiendrait à l’espace-temps initial, au substrat uruguayen. Est-il utile de rappeler que Laforgue se convainc très tôt que le sujet – et tout ce qui se rapporte à lui en le définissant, le langage, la pensée, la représentation personnelle de l’univers… – ne relève pas des contraintes liées à ce que Taine désignait sous les catégories élémentaires du milieu, du moment et de la race. Toute pensée de l’origine, selon Laforgue, doit inventer ses propres modes d’organisation spatio-temporelle, sa propre mythologie (conçue comme une réserve de récits, d’images et de moralités), en dehors des voies ordinaires de la nature. « Chantons : Nenni ! / À l’infini, / Hors des clôtures / De la Nature[2] ! » C’est là affaire de poétique : aller vers toujours plus de singularité, c’est-à-dire aussi plus d’altérité, distendre les limites de la nature, écarter tous les déterminismes, toutes les pesanteurs biographiques, familiales, biologiques, et laisser librement s’exprimer l’inconscient, laisser sourdre la « symphonie des mille concurrences vitales entre les moindres idées, les moindres atomes, pour la G(ran)de mélodie Inconsciente[3] ». C’est cette dynamique émancipatrice que nous voudrions évoquer ici, en privilégiant trois points considérés comme les pierres d’angle d’un édifice poétique en mouvement et continument soustrait aux antagonismes réducteurs : le moi décentré, le lieu délocalisé et le langage bigarré.

Logique du décentrement

Si l’on s’en tient à la façon dont l’instance du moi se figure dans les poèmes de Laforgue, des Complaintes aux vers de La Vogue (1886), on constatera sans mal que le sujet ne se définit jamais dans un balancement entretenu – comme souvent c’est le cas dans la poésie lyrique romantique – entre un passé et un présent, un ailleurs et un ici. Le rythme du poème ressortit bien plus à une scansion sans cesse relancée de présence et d’absence qui fait du moi une entité problématique, moins une unité qu’un assemblage de morceaux épars. Si un tel constat porte au jour certains attendus de la psychologie de l’époque, comme l’a parfaitement souligné Daniel Grojnowski[4], il atteste aussi que le moi ne se pense pas nécessairement comme une totalité historique, dont l’organicité reposerait sur la succession, voire l’enchaînement de processus temporalisés que pourrait unifier rétrospectivement l’exercice constructif de la mémoire. En d’autres termes, l’individu n’apparaît pas comme un paradigme dominant apte à assumer et à subsumer la diversité des actes et des opérations qui le constituent. En perte de centralité, il se désaxe de sa propre perspective généalogique, faisant ainsi basculer le pan personnel auquel traditionnellement s’adosse le lyrisme vers le pan transpersonnel ou universel, tout entier soutenu par la foi diffuse dans l’Inconscient et l’essor corrélatif d’un langage lui-même délivré de l’hégémonie du moi.

Nombreux sont les poèmes qui pourraient illustrer cette vacance du sujet, lequel n’existerait en somme que d’être incessamment évidé, creusé, dérobé à toute connaissance positive : le Moi étant le « tonneau d’Ixion des Danaïdes[5] », le locuteur ne peut qu’en rabattre de ses prétentions à tenir le réel au bout de la longe et à gouverner son destin avec la fermeté et l’assurance qu’exige une conscience conquérante du temps. « Je me connais si peu moi-même[6]. » Figurant à l’arrière-plan de toute l’anthropologie du sujet – et des dispositifs éthiques qui en résultent –, ce constat limitatif comporte en vérité un envers beaucoup moins exclusif, qui destine le moi et ses avatars à des emplois inédits, étrangers pour l’essentiel aux bornes objectives de la personne. La « Complainte de Lord Pierrot » peut être à bon droit tenue pour la devise en actes de cette mutabilité constante du sujet[7], dont les principes recteurs sont directement inspirés de la doctrine de l’Inconscient selon Hartmann. On peut légitimement considérer, à ce titre, que l’horizon montévidéen, défini comme lieu de l’expérience vécue (Erlebnis) – et que je proposerai volontiers de rebaptiser ici « horizon américain » –, ne possède aucune consistance mytho-poétique, aucune valeur structurante dans la poésie de Laforgue, au point que parfois il est tout bonnement noyé dans l’oubli, voué au silence. Il n’est pas sans exemple de relever, dans le poème XII des Derniers vers, un lapsus qui mérite qu’on s’y attarde : évoquant le vie de province et tout ce qu’elle comporte de « langueurs, débilité, palpitations, larmes[8] », Laforgue brosse un tableau où le lieu natal se fond dans une figuration transpersonnelle qui brouille les repères de la biographie pour mieux faire valoir les lignes de force d’une mythographie cristallisée autour de la ville de Tarbes – berceau de la famille Laforgue, mais non « ville natale » du poète :

Un couvent dans ma ville natale

Douce de vingt mille âmes à peine,

Entre le lycée et la préfecture

Et vis-à-vis à la cathédrale,

Avec ces anonymes en robes grises,

Dans la prière, le ménage, les travaux de couture[9] …

Pourquoi s’en tenir au tracé unilinéaire d’une vie, et d’une seule, alors qu’un gisement insoupçonné de vies multiples et contradictoires soutient l’Être confondu aux mécanismes de l’évolution, indissolublement mêlé au principe anarchique de la Vie[10] ? De là cet aveu si typiquement laforguien, signature d’un retrait de la volonté, d’une extériorité du désir placé en bordure de l’existence, sur la lisière inactive d’un temps reconnu sans effet parce que éprouvé sans conséquence : « J’aurai passé ma vie à faillir m’embarquer / Dans de bien funestes histoires, / Pour l’amour de mon coeur de Gloire[11] !… »

Mais cet effacement, qui fait écran à tout ressaisissement de l’origine, ou plutôt qui recompose librement le foyer originaire à partir de données éparses et discontinues, peut être motivé par d’autres raisons, sans doute plus secrètes, plus subtilement enlacées aux complexes psycho-affectifs de Laforgue. L’oubli du pays natal et sa reconversion en modalités plus strictement poétiques révèleraient aussi un certain rapport à la famille, et au sein de celle-ci, à la figure paternelle. On ne peut qu’être frappé en effet par la façon dont le père du poète, Charles Laforgue, mort en novembre 1881, est évoqué dans la correspondance de Laforgue avec sa soeur Marie. Sitôt dessiné, son profil tend à s’éroder et à s’évanouir dans une aire d’incertitude : il s’agit non pas de laisser cette figure dériver et s’effacer dans une espèce d’éloignement nécessaire, mais bien de marquer une sorte de détachement qui pourrait bien être interprété comme le signe d’une déliaison par rapport au faisceau des valeurs familiales et au rayon des déterminations bio-culturelles qui les soutiennent[12]. Il serait vain toutefois de tenter d’éclairer par là la nature exacte des relations entre Laforgue et son père, mais constatons que les médiations qui les traduisent sont révélatrices moins d’une indifférence assumée que d’un recul par dénégation de la part du fils : « Persuade à papa, écrit Laforgue à sa soeur, – car toi seule est capable de cette initiative d’amour filial – persuade-le de voir un médecin, de s’astreindre à un régime, de revivre. C’est un excellent père, va, bien qu’il ait trop lu de Jean-Jacques Rousseau[13]. » Le jugement est poreux aux effets de modalisation qui font valoir des positions variables : cet « excellent père » n’est pas sans défauts, parce qu’il incarne sans doute une forme de défaut du père aimant et présent tel que le désir de l’enfant aurait pu l’espérer. Bien qu’ils ne constituent nullement un aveu autobiographique, les deux premiers vers de l’ « Avertissement » des Fleurs de bonne volonté forment un indice : « Mon père (un dur par timidité) / Est mort avec un profil sévère[14]. » Mais c’est sans doute la fable du « Vaisseau fantôme », insérée dans le poème « L’île », qui illustre le plus nettement ce processus de fictionnalisation ou de médiation mythologique de la figure du père. Inspirée de l’histoire d’Ugolin, telle qu’elle est narrée dans l’Enfer de Dante (chant XXIII), cette fable met en scène un père, qualifié de « vieux vampire », qui emmène ses enfants en mer sous prétexte « de les fair’ voyager gratis » et qui n’hésite pas, loin de toute terre, et « les vivres (venant) à manquer », à les dévorer allègrement. « Car cet homme, il n’avait d’entrailles / Que pour en calmer les tiraill’ments. » Le récit légendaire se rehausse d’un trait qu’il importe de souligner : « Ugolin mangea ses enfants, / Afin d’leur conserver un père… / Oh ! quand j’y song’, mon coeur se fend[15] ! » L’instance paternelle exerce ainsi un pouvoir de quasi-terreur qui ne laisse au fils d’autre issue que l’assimilation par ingestion, c’est-à-dire le renforcement d’une figure autoritaire et destructrice qu’il rejette mais avec laquelle il fait corps, dans une espèce d’inséparabilité génératrice de culpabilité, de manque et de frustration. Ce sentiment de n’exister que par le père, dans un double mouvement de refus et de soumission, ne pouvait de fait qu’inspirer des conduites de fuite, à commencer par celle qui ouvre à un nouveau destin, loin du berceau familial et du lieu de naissance, et qui pousse à chercher remède dans la « grande vertu curative[16] » de l’Inconscient.

En perte d’Occident

À la lumière d’une telle hypothèse, il sera permis en effet d’associer dans une même perspective émancipatrice l’adoption d’une condition de « parisien » et l’acte d’allégeance à la doctrine de Hartmann. Un même moment fondateur délivre le sujet de ses origines, l’arrache à l’atmosphère d’un pays originel en l’enlevant à la tutelle d’un géniteur vorace. Le regard intérieur oriente l’optique créatrice du côté de cette « modernité » de 1880 sous le signe de laquelle, comme on le sait, Laforgue placera un de ses premiers projets poétiques. Peut-on comprendre autrement que comme une tentative d’élaboration d’un destin occidental cette « histoire », ce « journal d’un parisien de 1880, qui souffre, doute et arrive au néant et cela dans le décor parisien, les couchants, la Seine, les averses, les pavés gras, les Jablochkoff[17] » ? Mais la géographie parisienne, et ses composantes typifiantes, ne valent qu’à proportion qu’elles masquent le lieu de l’origine et qu’elles servent de cadre à une apocalypse programmée. L’avenir ne repose nullement sur la reviviscence d’un passé nourricier ; il s’inscrit dans l’axe d’une perspective obérée qui ne peut engendrer que dislocation et désolation. La préfiguration de ce roman d’artiste, intitulé Un raté, oeuvre qui jamais ne verra le jour, atteste que toute entreprise d’auto-analyse est vouée au pire. Laforgue écrit :

C’est une autobiographie de mon organisme, de ma pensée transportée à un peintre, à une vie, à des ambitions de peintre, mais un peintre penseur, Chenavard pessimiste et macabre. Un raté de génie. Et vierge, qui rêve quatre grandes fresques : l’épopée de l’humanité, la danse macabre des derniers temps de la planète, les trois stades de l’illusion. Vie malheureuse, pauvre, sans amour, spleen, tristesse incurable de la vie et de ses saletés, s’analyse pour trouver des symptômes de folie et finit par le suicide[18].

Tout semble dit : à la forclusion du passé correspond la prophétie d’un temps de détresse et de malheur. Et rien, aucune relève, ne vient dynamiser le tissu de la mémoire : le seul lieu possible est celui qui marque, ici ou là, l’étape d’une évolution placée sous le signe exclusif de l’Inconscient, lequel « souffle où il veut », au mépris des destins individuels et de leur économie étriquée.

Certes, il y a bien par moments, dans cette configuration imaginaire en apparence fermée à tout espoir, des pulsions d’évasion plus ou moins récurrentes qui témoignent d’un élan d’affranchissement du moi, porté par un puissant désir de délocalisation. À Charles Henry, en mars 1882, Laforgue confie : « Depuis que j’ai traversé l’Atlantique (6 ans, couchant sur la mer) je n’avais eu d’aussi noires crises de spleen. Si j’avais de l’argent et pas de famille, je planterais l’Europe là, pour m’en aller dans des pays fous et bariolés oublier mon cerveau[19]. » Il serait tentant d’interpréter cet appel d’air comme une façon de renouer, sur le mode optatif, bien sûr, avec l’espace-temps d’une patrie primitive, propice à l’oubli des crises et des tourments qu’engendre l’activité exacerbée d’un cerveau hanté par le néant et la fin de l’humanité. L’orchestration de ce fantasme américain, dans le poème « Album », porte au jour les effets d’une mise à distance qui révèle les accommodations conscientes du sujet par rapport à l’envolée d’un désir qu’alourdit la charge collective des clichés.

Oh ! là-bas, m’y scalper de mon cerveau d’Europe !

Piaffer, redevenir une vierge antilope,

Sans littérature, un gars de proie, citoyen

Un colon vague et pur, éleveur, architecte,

Chasseur, pêcheur, joueur, au-dessus des Pandectes[20] !

Nul doute qu’un tel rêve ne comporte sinon sa propre critique du moins une forme de déni qui annule ses chances d’accomplissement. L’hypothèse du lieu vierge, soustrait aux méfaits de l’histoire et aux ravages de la civilisation, participe pleinement de ce grand mythe européen de la modernité qui accompagne en façon de compensation ou de contrepoint polémique les vastes plans d’assujettissement que les puissances coloniales des XVIIIe et XIXe siècles n’ont eu de cesse de mettre en oeuvre. De cet élan expansionniste relevaient les courants migratoires, qu’il fussent ou non encouragés par les états, en direction des pays alors considérés comme des terres promises. En Amérique, l’Argentine et l’Uruguay figurent en bonne place. En s’installant à Montevideo, Charles Laforgue s’inscrit dans un double mouvement de décentrement par rapport à l’Occident et de renforcement de ses valeurs – notamment commerciales et financières ; il rend ainsi le lieu de l’origine impropre à toute relève symbolique : lieu vacant par définition, inhabitable, et devenu pour ainsi dire impossible. Sa seule vertu est d’alimenter une fiction régressive dont il est aisé de constater que, pour Laforgue, et avant de servir d’étai à la figuration géo-délocalisée de l’Inconscient, elle tient lieu de rempart opposé à la figure tutélaire du père.

Dans un fragment daté sans doute de 1880, Laforgue se livre à la confession d’un enfant d’Occident, qui déplore que tout espoir lui soit interdit, que toute vie soit pour lui un cauchemar infini.

Parce que je suis né dans ce siècle – en Europe, parce que l’on me donna le désir de connaître, parce que je me suis trouvé à dix-huit ans dans Paris cette ville d’enfer, parce qu’alors j’ai la livrée orgueilleuse de l’homme, – je ne crois plus, j’ai déchiré l’illusion […].

Oh ! que ne suis-je né loin des villes, dans un coin encore sauvage. Je n’aurais rien su de l’Histoire, ni des livres, Hegel, Spinoza, Heine et Leopardi. J’aurais été pâtre, j’aurais contemplé au crépuscule les étoiles du soir s’allumer en haut de la montagne, une à une… passant la nuit dans ma cape de bique loin des fermes de la plaine seul avec mes béliers, allumer (sic) des grands feux. J’aurais aimé le vent, l’azur ! les étoiles[21].

Cet appel vers un autre lieu, il est sans doute légitime de l’analyser comme un élan de retour vers la terre première, réelle autant que rêvée. Mais si tel est bien le cas, alors le lieu originel apparaît comme définitivement perdu, puisque aussi bien ici ou là-bas l’horizon reste le même. Ainsi, après s’être laissé emporter par son habituelle fièvre de départ – « Émigrons vers les tropiques où les palmiers ont du vin[22] » –, Laforgue s’interroge : « La conquête géographique de la terre ! En serons-nous plus heureux ? » Une loi d’équivalence, venue tout droit des champs infinis de l’inconscient, pèse sur les lieux de la terre, et rend pour ainsi dire toute tentative de délocalisation problématique. Car si le Pierrot laforguien aspire toujours à se faire autre et à récuser toute fixité, la variabilité dont il fait profession ne connaît aucun repos. Bien plus : l’imagerie qui soutient la représentation, même sommairement esquissée, de ces lieux nomades où vont errer sa pensée et ses mots, ne possède ni centre ni unité. Elle se plie également aux jeux de la variation au risque parfois d’oser le grand écart et de faire alterner les antagonismes. On ne s’étonnera pas dès lors de voir ces territoires apparus dans la perspective fuyante du rêve se transformer ou se renverser en leurs contraires : les plaines sud-américaines sont toujours susceptibles de se convertir en forêts de madrépores et, pourquoi pas, en étendues désertiques de la période glaciaire :

Il crut à l’Idéal ! Ah ! milieux détraquants,

Et bazars d’oripeaux ! SI c’était à refaire,

Chers madrépores, comme on ficherait le camp

Chez vous ! Oh ! même vers la Période Glaciaire[23] !…

De la même façon, et sans doute plus explicitement encore, le poème « L’île » opère une distorsion topique : le site du centaure, loin de se figer en une imagerie convenue baignée d’une pure et torride lumière égéenne, s’aligne sur l’axe des pôles, projetant au contact des blocs de glace « Mon Front Equatorial, Serre d’Anomalies », et substituant du même coup au chaud le froid, aux connotations de la vie retrouvée celles de la mort espérée, preuve encore que la coloration du lieu, de par sa variabilité même, signale moins un compromis qu’un impossible[24].

La langue mêlée

La géographie imaginaire de Laforgue dessine non pas des cartes aux contours rigoureux ou des territoires aux frontières nettes et précises, mais des passages et des renversements ; elle vaut d’abord par son mouvement, par son dynamisme propre, qui démontre que tout en elle relève du processus. Par là elle désigne la poésie elle-même, conçue moins comme un état ou une situation, que comme un ensemble d’actes et d’opérations voués à la transformation de ce qui est par les mutations du langage. Faisons ici l’hypothèse que la langue pour Laforgue – et en particulier, la langue du poème – est le lieu privilégié de ces brassages d’espaces et de temps, qui font interférer, au mépris de la chronologie et des oppositions conscientes, les références et les repères. Toute une esthétique de même qu’une éthique exigeante se trouvent là engagées : en refusant les normes héritées du classicisme, aussi bien que les principes récents du positivisme, Laforgue plaide en faveur du « tel quel de la vie[25] », catégorie anthropologique qui recouvre à la fois le sujet tel qu’il se fait et la langue telle qu’elle se crée, dans l’illimité de ses moyens et de ses pouvoirs. Autre façon de faire valoir le décentrement conjoint du moi et du langage, dont la centralité supposée n’est rien qu’un effet de trompe-l’oeil. Car en l’occurrence tout est affaire de mélange, d’imbrication d’apports divers, hétérogènes le plus souvent, parfois même inconciliables : non pas dilution de la différence dans le bain du même, mais jeu maintenu des contraires et des conflits, tension-fusion dans un tout langagier en perpétuel devenir.

Très tôt Laforgue se montre averti des exigences inhérentes à ce qu’on appellera ici l’historicité de la poésie, non pas son caractère historique stricto sensu, mais son aptitude à échapper aux figements, aux paralysies chroniques qui tentent de l’essentialiser ou de la mythifier. Afin de mieux s’éprouver et s’authentifier elle-même comme aventure d’une écriture au présent. Réfléchissant au projet du Sanglot de la terre, le poète dit aspirer à « une langue d’artiste fouillée et moderne, sans souci des codes du goût, sans crainte du cru, du forcené, des dévergondages cosmologiques, du grotesque, etc.[26] ». Langue sans bornes, pour le dire autrement, ouverte à ce qui vient, et prête à tous les alliages. Dans son étude sur Paul Bourget (1882), Laforgue s’interroge sur l’extension de la langue et sur ses potentielles échappées en dehors du cadre réglé de l’écrit :

Écrire ! Comment ? Qu’est-ce que la langue ? Où commence-t-elle, où finit-elle, du moment que dans la langue ont débordé la musique, la sculpture, la peinture, la gravure, l’orchestrique, l’architecture, l’orfèvrerie, l’art des parfums, toutes les langues, où prendre la langue écrite ? Nous lui voulons désormais tous les claviers de la vie, et nous en sommes encore à l’enfance[27].

Il appartient au poème de provoquer ces débordements ou plutôt ces déports qui désaxent la perspective linguistique et engendrent, par le bruissement concomitant des langues diverses, des voix et des accents, le brouillage des frontières, des identités et des genres. Si ces phénomènes d’hybridité ont été souvent étudiés, en revanche je ne sache pas qu’ils aient été rapprochés de ce processus d’assimilation du divers et de la différence qu’on appelle « créolisation ». Ce terme, forgé et théorisé par Édouard Glissant, est le reflet d’une « poétique de la Relation » qui résulte des contacts linguistiques et culturels entre les individus et les peuples, et qui définit le sujet au sein de la collectivité et la collectivité au sein de l’humanité comme des instances « en perpétuel processus »[28].

Ira-t-on jusqu’à dire qu’ayant prononcé ses premiers balbutiements en terre d’Amérique, Laforgue – chez lequel on ne relève par ailleurs nulle trace de diglossie avérée – aura été plus qu’un autre sensible à la diversité des idiomes, et plus encore au frottement spécial qui découle de leur coexistence réelle ou supposée ? Il est permis de le penser, car comme tout locuteur expatrié, il a très vite éprouvé son rapport à la langue en dehors des contraintes de l’autorité et de la légalité. Il recherche moins l’excellence dans la conformité et le respect de la norme que le pas de côté, l’enjambée de travers qui va permettre un saut dans une langue autre, et susciter une tension relationnelle. La doctrine de l’Inconscient, extrêmement libérale sur ce terrain, autorise toutes les accommodations et légitime toutes les alliances. C’est d’ailleurs elle qui innerve dans l’écriture de Laforgue une recherche langagière tournée vers les associations inédites, les conjonctions surprenantes de mots, d’images et de phrases. Sans nous appesantir sur les fameux mots-valises, rappelons que la langue mêlée s’intensifie ou cristallise plus particulièrement dans les textes qui s’attachent à saisir quelque chose du territoire enfoui de l’Inconscient, c’est-à-dire de ce qui est proprement infigurable. Deux exemples seront retenus pour illustrer ce processus : d’abord la description de l’aquarium dans la nouvelle « Salomé », texte dont on sait qu’il existe plusieurs versions, celle de La Vogue – où le texte prend la forme d’un poème en prose –, celle du manuscrit Marvyn Carton et celle du texte des Éditions de la Revue indépendante. Dans tous les cas, ce qui importe, c’est l’évocation d’un milieu sous-marin, silencieux autant que pétré, que Laforgue construit, avec des matériaux divers, comme le « décor » idéal et primitif de l’Inconscient :

Mais enfin, et à perte de vue, des prairies, des prairies émaillées d’actinies blanches, d’oignons gras à point, de bulbes à muqueuses violettes, de bouts de tripes égarés là, et a foi s’y refaisant une existence, de moignons dont les antennes clignent au corail d’en face, de mille verrues sans but apparent ; – toute une flore foetale et claustrale, agitant vibratile l’éternel rêve digestif d’arriver à se chuchoter un jour de mutuelles félicitations sur cet état de choses[29].

L’autre exemple est le célèbre fragment de 1885-1886 qui commence par les mots « La rage de vouloir se connaître… », et qui, comme le texte précédent, tente une percée sur le terrain de l’innommable pour mieux se rallier, par ses allusions et ses références, au paradigme de la peinture et de la littérature. Car celui qui affirme posséder « des mines riches, des gisements, des mondes sous-marins qui fermentent inconnus » a très vite recours à des analogies qui situent l’enquête sur le plan d’un questionnement esthétique, désignant comme seul objet du désir un lieu insituable et flottant, et sa figuration comme un rêve de Gustave Moreau :

Ah ! c’est là que je voudrais vivre, c’est là que je voudrais mourir. Des fleurs étranges qui tournent comme des têtes de cire de coiffeurs lentement sur leur tige, des pierreries féeriques comme celles où dort Galatée de Moreau surveillée par Polyphème, des coraux heureux sans rêves, des lianes de rubis, des floraisons subtiles où l’oeil de la conscience n’a pas porté la hache et le feu[30] –.

Sculpture sur cire, peinture, émaux, gemmologie, orfèvrerie, toutes les langues en effet coopèrent à cet incessant travail de déplacement au coeur de l’écriture poétique de Laforgue. Travail dont on imagine mal qu’il puisse rencontrer une fin, c’est-à-dire un lieu fixe, définitif. Car il reste ancré dans le substrat de la littérature – sans doute faudrait-il dire plutôt : des littératures. C’est, comme on s’en souvient, la seule vraie fiche d’identité mise en avant par le locuteur des « Préludes autobiographiques », mais tel est aussi le sort de celui qui va « s’arlequinant des défroques / Des plus grands penseurs de chaque époque[31] » et se résigne, face à la résistance du réel, à se « remettre / À la culture des Belles-Lettres ». Hantée par le rêve d’une parole vierge, « un cri humain », la poésie de Laforgue se noue en une polyphonie active aux paroles des autres, matériaux d’un dire en mouvement, sans fixité ni stabilité, et oscillant entre un ailleurs premier – terre d’Uruguay, fermée à tout accès – et un avenir sans solution, une histoire dont le cours est voué à s’involuer au foyer irradiant de l’Inconscient, lequel immerge le sujet au sein d’une origine dont il n’est ni le titulaire jaloux ni le bénéficiaire exclusif.