Entretiens

« Je crois à la justice, mais je défendrai mon fils avant la justice » : Continuer de Laurent Mauvignier[Notice]

  • Pierre Schoentjes

Observant avec une certaine irritation que le lecteur entend toujours retrouver chez l’écrivain qu’il apprécie une tonalité de base clairement reconnaissable, Gide réclamait le droit d’être, « comme le temps d’azur et de nuées, un composé mal défini de rire et de mélancolie ». Longtemps, le registre de Laurent Mauvignier a semblé familier : il travaillait le rythme de longues phrases qui s’attachaient à des personnages en marge de l’Histoire mais qui en subissaient le poids. Sur fond de noirceur, ce qui lui était parfois reproché, ce maître du monologue exprimait une authentique générosité. Mais alors que Dans la foule (2006), Des hommes (2009) ou Ce que j’appelle oubli (2011) ont longtemps fait entendre une petite musique aisément identifiable, Autour du monde (2014) est venu marquer une rupture. Construit selon une logique de simultanéité et organisé autour de transitions brutales, le roman opte pour un rythme rapide. En outre, il fait plus explicitement place aux questions de responsabilité et aux interrogations éthiques, que certaines pages abordent sur le mode satirique. Ces choix tranchent avec les positions antérieures et ont pu surprendre les lecteurs habituels de Mauvignier sans que l’écrivain ne touche nécessairement un nouveau public. L’écriture sans doute plus accessible du roman de 2014 s’accompagnait en effet d’une construction romanesque qui l’est moins. Dans sa forme il emprunte au « bon vieux roman balzacien » longtemps suspect chez Minuit, s’ouvrant in medias res pour exploiter ensuite le principe du retour en arrière : « L’histoire avait commencé quelques mois plus tôt. » Les allers et retours entre le présent du voyage et le passé de la vie à Bordeaux se multiplient au fil des pages, donnant une profondeur à des protagonistes que l’on découvre aussi à travers l’usage du style indirect libre. Dans son projet, et malgré les péripéties parfois dramatiques vécues par les voyageurs, le roman se veut résolument optimiste et porteur d’espoir : « [O]n ira jusqu’au bout […] on finira notre voyage » (C, 239) dit à sa mère un Samuel qui en fin de volume aura abjuré ses tendances racistes et ses sympathies frontistes. À son père, il expliquera : « Si on a peur des autres, on est foutu. Aller vers les autres, si on ne le fait pas un peu, même un peu, de temps en temps, tu comprends, je crois qu’on peut en crever » (C, 231). En surface au moins, le message central du roman ne semble souffrir d’aucune ambiguïté. Néanmoins, et même pour qui considère le droit au changement que Mauvignier réclame, il demeure surprenant de voir l’écrivain adopter simultanément une construction romanesque aussi traditionnelle et une position idéologique aussi ouvertement militante. Comment ne pas y voir une invitation à interroger, au-delà de la question du racisme, les enjeux complexes impliqués par une littérature qui redonne une légitimité au discours éthique. Comme il l’a fait déjà pour d’autres textes, Mauvignier embraye directement sur l’actualité. L’anecdote de Continuer est empruntée à un article publié par Le Monde en 2014. Pascal Kremer y relate comment un « ancien du marketing », quadragénaire divorcé et grand voyageur, a entrepris un périple de trois mois pour recadrer son fils de dix-sept ans qui « tournait mal ». Cet ado que l’article désigne sous le nom de Tom « cherchait la bagarre [… et] s’abrutissait au cannabis dans les fêtes des copains ». Son père était toutefois disposé à endosser une part de responsabilité dans cette dérive : « Il n’y a pas que la société, il y a notre éducation. Mon fils va mal mais c’est un gars bien. » Si …

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