Corps de l’article
L’étude de Jean-François Hamel intitulée Camarade Mallarmé. Une politique de la lecture[1] est consacrée à la myriade de « vies posthumes » de Mallarmé. Passant en revue différentes lectures de Mallarmé proposées tout au long du vingtième siècle (de La NRF et des surréalistes à Badiou, Lacoue-Labarthe, Rancière et Milner), elle se présente tout d’abord comme une contribution importante à cette « autre histoire » de la « réception différée » de Mallarmé évoquée par Bertrand Marchal, que l’on a commencé à écrire il y a quelque temps seulement. Or en retraçant les métamorphoses multiples de la figure du « camarade » Mallarmé (selon l’expression de Jean-Pierre Faye) et en racontant l’histoire inédite de l’« écoute politique de Mallarmé » – « écoute » dont parlait Barthes en 1978 et que Leiris, contrairement au Sartre de Qu’est-ce que la littérature ?, avait perçue dès 1943 lorsqu’il présentait Mallarmé comme un « professeur de morale » enseignant que « l’engagement consiste aussi à savoir se taire » (CM, 26) –, cette étude riche et perspicace adresse également des questions de théorie littéraire, et notamment la question épineuse de l’engagement en matière de littérature. Et comme ce ne sont pas les actes d’écriture, mais au contraire les stratégies de lecture et d’interprétation qui sont visées par Hamel, la question de l’engagement littéraire apparaît de son point de vue comme une véritable « politique de la lecture ». Cette politique, explique-t-il, procède d’une sorte de mécanisme de glissement plus ou moins conscient, « consist[ant] à attribuer à une oeuvre ancienne une signification différée […] qui engage une prise de position idéologique dans le présent » (CM, 34 s.). C’est ce qu’illustrent par exemple les deux politiques de la lecture « diamétralement opposées dans leur rapport au temps » (CM, 35) analysées par Hamel en guise d’introduction contrastive : d’une part la politique de la lecture heideggérienne de Hölderlin, « vis[ant] à articuler le déploiement de l’avenir à la continuation du passé pour fonder l’existence d’une communauté nationale », et d’autre part la politique de Benjamin qui, en lisant Baudelaire, découvre « l’actualité intempestive du passé » et souhaite « briser la continuité de l’histoire et le fil de la tradition » (CM, 34 s.). D’où s’ensuit que toute politique de la lecture relève de l’« invention » : littérature engagée veut toujours dire lecture engagée. C’est donc l’engagement herméneutique des « militants de l’action restreinte » (selon l’expression de Badiou), qui fait tout d’abord apparaître la figure du camarade Mallarmé. Selon l’alternative proposée par Hamel, qui regroupe en deux catégories les différents types d’exégèses de l’oeuvre mallarméenne proposées au cours du siècle dernier, le poète fera office de « terroriste » intransigeant ou sera considéré comme une « taupe » minant secrètement le terrain et préparant de la sorte la révolution imminente. C’est surtout Blanchot qui, se référant à la Terreur dans les lettres de Paulhan et s’opposant en même temps radicalement à ses réflexions des Fleurs de Tarbes, trace le portrait d’un Mallarmé « terroriste », dont le pouvoir, ou plutôt le « contre-pouvoir », relève du plus pur « refus », d’un refus « absolu, catégorique » :
Mallarmé ne s’est donc engagé qu’en se dégageant du monde, tournant sa puissance de refus contre la totalité de ce qui est pour en provoquer la dissolution au nom d’une communauté toujours à venir et pourtant toujours déjà affirmée par la littérature […].
CM, 93
À cette lecture blanchotienne d’un Mallarmé terroriste s’ajoute celle de Sartre, qui, sous l’influence de Blanchot, fait apparaître le « terrorisme [mallarméen] de la politesse » (CM, 95), en rupture avec sa propre doctrine de l’engagement. Alors que l’essentialisation blanchotienne fait de la poésie l’expression d’une liberté absolue, Mallarmé reste pour Sartre étroitement lié à sa situation historique particulière, comme l’illustre parfaitement selon lui le fait que Mallarmé ait « osé nier la poésie elle-même pour exercer sa liberté en situation » (CM, 98 s.). Quant à la figure plus secrètement subversive de la « taupe », qui « persiste […] à creuser ses galeries souterraines pour miner l’édifice idéologique dont se soutiennent le pouvoir et la domination » (CM, 146) – figure empruntée à Bataille (qui, dans un inédit publié dans Tel Quel en 1968, l’avait lui-même empruntée à Marx) –, elle fait son apparition dans le milieu de la revue Tel Quel, entièrement mise « au service de la révolution » (CM, 122). Dans ce contexte, la figure de la taupe intervient de manière plus ou moins directe. D’abord dans la pensée de la différance de Derrida, dont Mallarmé « apparaît comme la figure tutélaire » (CM, 128) et qui fonctionne comme un « principe de révolution permanente […] tram[ant] l’histoire en préparant le renversement de toute autorité » (CM, 129) − selon Derrida lui-même : « Non seulement il n’y a pas de royaume de la différance mais celle-ci fomente la subversion de tout royaume. » Ensuite dans les réflexions de Kristeva sur la « révolution du langage poétique » (l’étude éponyme se termine en effet comme suit: « Une nouvelle taupe agit et ronge toute thèse » [CM, 147]). Enfin dans celles de Sollers autour de Mallarmé, de la « communauté autre » de la littérature et du terme ambigu de « révolution », aspects intimement liés entre eux et formant en quelque sorte la « question Mallarmé ». D’un côté, Hamel nous le rappelle, le terme de « révolution » désigne « un renversement de l’ordre politique et une rupture de la continuité historique », mais d’un autre côté, il « signifie aussi – c’est d’ailleurs “son sens le plus littéral” – le mouvement d’un retour, l’action d’une rotation, le tracé d’un enroulement » (CM, 119). En effet, Sollers écrit, dans « Littérature et totalité », que ce n’est « pas trahir ni forcer la pensée de Mallarmé si l’on affirme qu’il n’a finalement manifesté qu’une seule pensée, […] pensée formelle : celle de la révolution, dans son sens le plus littéral » (CM, 119). Et il va de soi que cet « horizon d’un autre “nous” » que promet la pensée mallarméenne d’une « autre communauté, dont seule la littérature détient la vérité » (CM, 116), glisse vers l’horizon politique, la communauté politique des lecteurs – tout comme parler d’« engagement littéraire » équivaut pour Hamel à parler de « politique de la lecture ».
Or cette communauté politique des lecteurs – qui implique, selon le mot d’Althusser cité par Hamel, une « culpabilité » commune, dans la mesure où « il n’est pas de lecture innocente » (CM, 146) – n’est sans doute pas la seule ni la première à être générée par l’oeuvre de Mallarmé. À cet égard, cette lecture politique n’apparaît-elle pas comme la « tache aveugle » de l’admirable entreprise de Hamel ? Ne faudrait-il pas tout d’abord préciser ce que peut bien vouloir dire « politique » en cette matière littéraire autre, et reconsidérer ainsi tout ce qui relève du domaine politique lui-même, à commencer par le sens littéral de révolution, qui – comme celui de religion et de prose, termes non moins importants dans un contexte mallarméen – suggère l’idée de « mouvement » ? On pourrait rappeler ici la communauté du refus telle que la conçoit Blanchot (CM, 93), qui est, en effet, une communauté essentiellement autre : toute « raison autre » naît de l’obligation d’« aller plus loin », et tout ce que l’on qualifie d’autre, suivant le « scepticisme invincible » dans son exigence obstinée, se « désintéress[ant] de l’affirmation, de la négation », refuse justement tout « repos »[2]. Cette communauté autre serait alors celle de la finitude infinie elle-même, désignant le côté (in)fini que nous avons tous en commun, et pointant ainsi vers ce qui vient après la finitude : le métaphysique. Et Hamel lui-même d’évoquer la « prosopopée » par laquelle est donnée « voix au corpus » de Mallarmé… (CM, 147). Reparaît aussitôt la figure souterraine de la taupe qui, inlassable, « perce, creuse et ronge », taupe nietzschéenne cette fois, vouée à son « travail des profondeurs » mené dans un effort infini de spéculation métaphysique (mais non transcendentale pour autant) ayant pour but une « propre aurore »[3]. Certes, « chacun est le fils de son temps », et une « philosophie quelconque » ne « dépassera » pas « le monde contemporain »[4], comme l’écrit Hegel dans sa « Préface » aux Principes de la philosophie du droit ; mais même s’il s’ensuivait qu’il ne s’agissait dans son oeuvre que de « concevoir ce qui est[5] », on ne pourrait pas pour autant affirmer qu’il ait jamais suffi à Mallarmé de « résume[r] son temps dans la pensée[6] », ce qui aurait équivalu pour lui à se contenter d’« une page[7] » quelconque, « entreprise qui ne compte pas littérairement[8] » : tout au contraire, ce sont l’attente et le désir pressants d’« Autre chose[9] », l’intuition de la « possibilité[10] », voire de la nécessité d’une altérité absolue qui guident sa pensée poétique. Or c’est bien cet absolu immanent que Leiris entrevoyait déjà en Mallarmé lorsqu’il le présentait comme un « professeur de morale » pour qui le refus du langage commun, dans sa valeur d’échange pour le commerce avec autrui, équivaut à un acte de résistance ; et sans doute Leiris n’avait-il pas seulement saisi la portée politique inhérente à l’oeuvre mallarméenne, mais aussi la dimension métaphysique que celle-ci recèle nécessairement, lui qui croyait Mallarmé parvenu à « se créer un langage parfaitement adéquat à son objet, un langage qui vise […] à déclencher certains mouvements de l’esprit[11] ».
Parties annexes
Notes
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[1]
Les références à cet ouvrage seront indiquées par l’abréviation CM, suivie du numéro de la page, entre parenthèses dans le texte.
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[2]
Cf. Maurice Blanchot, L’Écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980, p. 123, et, du même auteur, « Notre compagne clandestine » [1980], La Condition critique. Articles 1945–1998, édition établie par Christophe Bident, Paris, Gallimard (Les Cahiers de la NRF), 2010, p. 358 et suiv.
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[3]
Friedrich Nietzsche, Aurore. Réflexions sur les préjugés moraux, traduction d’Henri Albert, Paris, Mercure de France, 1901, p. 5.
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[4]
Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Principes de la philosophie du droit, traduction d’André Kaan, Paris, Gallimard, 1940, p. 43.
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[5]
Id. Tournure hégélienne à rapprocher des célèbres mots de Mallarmé « La Nature a lieu, on n’y ajoutera pas […] » (Stéphane Mallarmé, « La Musique et les Lettres », Oeuvres complètes II, édition établie par Bertrand Marchal, Paris, Gallimard [Bibliothèque de la Pléiade], 2003, p. 67).
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[6]
Georg Wilhelm Friedrich Hegel, op. cit., p. 43.
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[7]
Stéphane Mallarmé, « La Musique et les Lettres », loc. cit., p. 67.
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[8]
Stéphane Mallarmé, « Le Mystère dans les lettres », Oeuvres complètes II, op. cit., p. 231.
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[9]
Stéphane Mallarmé, « La Musique et les Lettres », loc. cit., p. 67.
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[10]
Id. Je me permets de renvoyer à mon article « “…quelque chose d’autre que les calices sus”. Le savoir poétique du non-savoir chez Mallarmé », dans Sebastian Hüsch et Sikander Singh (éd.), Literatur als philosophisches Erkenntnismodell. Literarische und philosophische Diskurse in Deutschland und Frankreich, Tübingen, Narr Francke Attempto, 2016, p. 218-235.
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[11]
Michel Leiris, « Mallarmé, professeur de morale » [1943], Brisées, Paris, Gallimard (Folio essais), 1992, p. 83.
Références
- Agostini, Giulia, « “…quelque chose d’autre que les calices sus”. Le savoir poétique du non-savoir chez Mallarmé », dans Sebastian Hüsch et Sikander Singh (éd.), Literatur als philosophisches Erkenntnismodell. Literarische und philosophische Diskurse in Deutschland und Frankreich, Tübingen, Narr Francke Attempto, 2016, p. 218-235.
- Blanchot, Maurice, L’Écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980.
- Blanchot, Maurice, La Condition critique. Articles 1945–1998, édition établie par Christophe Bident, Paris, Gallimard (Les Cahiers de la NRF), 2010.
- Hegel, Georg Wilhelm Friedrich, Principes de la philosophie du droit, traduction d’André Kaan, Paris, Gallimard, 1940.
- Leiris, Michel, Brisées, Paris, Gallimard (Folio essais), 1992.
- Mallarmé, Stéphane, Oeuvres complètes II, édition établie par Bertrand Marchal, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 2003.
- Nietzsche, Friedrich, Aurore. Réflexions sur les préjugés moraux, traduction d’Henri Albert, Paris, Mercure de France, 1901.