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Il y a des perplexités qui vous accompagnent sur les marges comme des plantes grimpantes un peu fantomatiques. Ainsi, pendant plusieurs dizaines d’années j’ai eu le sentiment qu’il y avait quelque chose à comprendre dans les plaisirs différents que procurent les écrits pleins, surabondants, saturés, et les écrits vides, austères, dérobés. Comme s’il s’agissait de ressorts esthétiques et presque d’ethos qui produisent d’autres effets et plongent la lecture, ou l’écoute, ou le spectacle, dans des situations différentes. Le sentiment flou que j’en gardais retombait et se laissait oublier, quitte à se raviver à la rencontre d’un cas frappant dans un sens ou dans l’autre.
Récemment je me suis aperçue que je pouvais donner forme à cette intuition à éclipses. Je le pouvais parce que son nom m’est venu : la densité. Les écrits sont de densité variable selon qu’ils sont plus ou moins chargés ou épurés, qu’ils répondent plutôt à l’idéal de la complétude ou plutôt à l’idéal de la pureté. Et comme il arrive souvent, c’est autour du nom de la notion que le propos peut s’organiser. À partir de là, en dire beaucoup ou en dire peu cessent (me semble-t-il) d’être des options insignifiantes. Laurent Jenny semble regretter que je ne porte pas de jugement esthétique ou moral sur les deux pôles, c’est-à-dire que je ne marque pas de préférence. Mais comment le pourrais-je ? Ce sont les deux parois de l’accordéon et la musique est dans le jeu variable des plis.
Pour explorer ce qu’on peut voir à partir de là, je m’en suis tenue à une décision spontanée. Le propos ne sera pas argumenté abstraitement. Il sera toujours incarné dans un exemple concret, toujours pris dans un pan, un panneau, un cas. Ce sera, si possible, une analyse descriptive directe sans abstraction. C’est ce qui donne à l’exposé une allure discontinue, voire morcelée en facettes. Mais la rapidité vaut mieux ici que la pesanteur. Il serait impossible de couvrir le terrain, mais on peut le baliser de poteaux indicateurs.
D’où un parti pris complémentaire qui m’est apparu très vite. Je m’en tiens à la première illustration qui m’est venue. Ce n’est pas nécessairement l’exemple le meilleur ou le nom le plus approprié, mais je m’y tiens, même si d’autres me dansent ensuite par la tête qui ont mes préférences profondes. Je garde le premier jet des dés et c’est celui-là que je reprends par la suite pour ne pas trop disperser l’attention. Car il ne s’agit pas d’une encyclopédie des instances, et certainement pas de mes lectures ou de mes goûts, mais de quelques renvois suggestifs en vue de fixer l’attention ; allusions que chacun, j’espère, complètera de son côté. Ainsi non seulement le choix des exemples est subjectif, mais ils sont, pour moi-même, aléatoires.
En écrivant cet essai, je ne peux pas ne pas percevoir que ce dont je parle se retrouve également au-delà de la littérature. En fait, on s’exprime par le plein ou par le peu, par la redondance ou par l’ascèse, dans bien des formes de communication : les prières, l’humour, le communiqué militaire, etc. Et comme le note généreusement Laurent Jenny, il s’agit d’une tension qui marque tout le champ des arts, verbal ou non verbal. C’est très frappant pour la musique : la musique minimaliste de Philip Glass, par exemple, face à Berlioz. C’est particulièrement clair pour l’architecture intérieure. Entre les cabinets surchargés de décorations de la Renaissance italienne ou les décors intérieurs Art Nouveau ou Art Déco, d’une harmonie si pleine, et les espaces volontaristes dénudés créés par le Bauhaus, qui imposent la pureté de l’essentiel, le contraste est évident. Ces espaces sont d’ailleurs aussi inhabitables les uns que les autres, chacun complet et parfait selon son régime propre et chacun incapable de tolérer les traces triviales de la présence humaine, comme une tasse de café et un volume oubliés.
Cependant je m’aperçois en cours de route, non sans surprise, que le jeu de ces deux régimes, de ces deux tendances de l’expressivité, fournit une sorte d’outil qui pénètre droit dans la substance littéraire. Un outil tout à fait primaire ou même naïf, mais qui pourtant croise ou recoupe ou aborde directement plusieurs zones très connues et très travaillées de la réflexion sur la littérature.
Entre un instrument d’analyse ingénu et des questions classiques qui ont fait l’objet au long des siècles de traitements savants extrêmement sophistiqués, le contraste laisse perplexe. Mais dans tous les domaines les questions profondes ont quelque chose de simple, et je n’ai jamais pensé qu’on puisse gagner une intuition vraie, une idée qui compte, à partir d’un échafaudage compliqué de formulations subtiles essoufflées. Que peut dégager ici un outil non savant ? C’est ce que j’ai voulu essayer.
En explorant les aspects divers du plus ou du moins dire, on débouche en direct sur des enjeux de fond d’une tout autre envergure. Par exemple, sur la possibilité de l’oeuvre totale, sur la limite minimum de ce qui constitue une oeuvre, ou sur les rapports du langage littéraire au langage ordinaire. Retrouver d’une manière aussi peu savante des questions aussi chargées, ce n’est évidemment pas résoudre ou trancher quoi que soit. C’est simplement rejoindre ce que ces enjeux ont d’élémentaire.
Dans quelle situation une parole plus ou moins redondante, plus ou moins ascétique, place la lecture, ce n’est pas une affaire quantitative mais qualitative. Il s’agit de l’effet produit, et l’effet, on le sait, est depuis toujours l’enjeu même de la rhétorique. À proprement parler, c’est la question de l’effet que je redessine brièvement dans cet essai. L’esquisse est cursive, partielle aussi, et elle se refuse les facilités intimidantes de la terminologie ; c’est un choix. Ce que j’ai souhaité, c’est retrouver, par-delà la technique, l’intention de l’entreprise rhétorique, qui a toujours été de saisir l’attention, la garder, et si possible la diriger.
Comment atteindre, sinon par la parole des poètes, par le murmure personnel des écrivains, les dimensions vécues de l’expérience de lecture que nos approches savantes ne relèvent pas ? Le bonheur et la volupté de lire, c’est sur le mode de l’aveu privé qu’on en parle ; mais comment le prendre en compte pour la réflexion ? Assurément notre rapport à l’écrit n’est pas uniquement hédoniste, mais il l’est aussi, et nous abandonnons une grande partie de notre temps de vie à une relation qui est de l’ordre de la passion et du charme. Ce court essai, je m’en aperçois maintenant, ne parle que du plaisir ; d’un bout à l’autre c’est du plaisir de lire qu’il s’agit. Ses fascinations, ses variations, ses séductions. On y repère, on y analyse une gamme de jouissances.
Le plaisir de lire a parfois un revers qui me paraît essentiel : la lecture qui échoue. Celle qui ne produit aucun effet. Le livre où l’on s’ennuie. Les heures perdues de l’insatisfaction. Cela ne devrait pas arriver, mais chacun de nous sait bien que cela arrive. Et je me demande si on ne gagnerait pas un regard juste sur la littérature en incluant aussi sa face inerte, celle de l’oeuvre qui échoue devant nous, qui ne « marche » pas pour nous, qui ne « prend » pas. La rhétorique nous rappelle que la communication a pour enjeu la recherche de l’effet et de la maîtrise de l’effet. Sous ce jour, l’entreprise artistique a aussi une vérité subjective profonde du côté de l’indifférence désolée avec laquelle nous nous détournons des oeuvres qui ne nous plaisent pas et qui n’arrivent pas à exister pour nous. Il y a certainement quelque chose à comprendre à partir de l’échec personnel d’un ouvrage pourtant garanti et abordé avec espoir.
Dans le plaisir de la lecture et dans l’échec de la lecture, je vois donc des enjeux de fond. Mais comment les aborder ? Laurent Jenny relève très justement que ce livre, dans sa réflexion et surtout dans son tempo, a renoncé à la totalisation. Je ne sais pas si cette inévitable incomplétude peut exprimer, comme il le suggère, quelque chose de la subjectivité de l’auteur. Mais je pense comme lui qu’elle traduit la nature de l’essai. L’essai ne traite pas les questions à un niveau fondamental, il ne couvre pas le terrain, il ne clôt pas et ne conclut pas. Mais sans avoir les réponses il signale les questions, il indique le lieu, il pointe vers ce qu’on ne sait pas mais dont on perçoit l’importance, il permet à l’intelligence de ne pas rester muette et de regarder plus loin. Comme la pensée essayiste est plus indicative que discursive, elle est rapide. Ce qui ne signifie pas que l’essai est nécessairement court – il ne manque pas d’essais volumineux, et je pense aussi à certains essais anglais ou russes extrêmement dilatés – mais que la réflexion est cursive même dans les cas où l’expression n’est pas sobre. La rapidité est un mode de pensée bien plus que de parole. Le discours d’un essai peut être surchargé et intarissable tandis que sa réflexion court derrière un jeu d’images limité.
« L’idée vient en parlant » : dans un court essai célèbre, Heinrich von Kleist reprend l’expression française[1]. Il arrive, dit-il, qu’on ait à prendre la parole sans maîtriser d’avance ce qu’on veut dire, ce qu’on va dire. Le fait même de s’adresser à un interlocuteur – et cela que la situation soit bienveillante et cordiale ou qu’elle soit hostile, tendue, dangereuse –, la nécessité même de s’exprimer accélère la pensée. Si vous commencez à parler sans voir encore à quoi vous aboutirez, la vitesse de la roue des paroles entraînera la roue des idées, et à la fin de la phrase ou de la période tout sera clair, tout sera exprimé. Comme on aimerait pouvoir croire que Kleist a raison, que l’essai pourrait se changer de cette heureuse et féconde imprudence, et qu’il suffirait de commencer à parler de ce qu’on ne sait pas et qu’on voudrait comprendre pour, ayant fini, avoir compris.
Parties annexes
Note
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[1]
Heinrich von Kleist, De l’élaboration progressive des idées par la parole [Über die allmähliche Verfertigung der Gedanken beim redem], traduction d’Anne Longuet Marx, Paris, Mille et une nuits, 2003.
Références
- von Kleist, Heinrich, De l’élaboration progressive des idées par la parole [Über die allmähliche Verfertigung der Gedanken beim redem], traduction d’Anne Longuet Marx, Paris, Mille et une nuits, 2003.