Débats

Un baromètre littéraireJudith Schlanger, Trop dire ou trop peu. La densité littéraire, Paris, Hermann, 2016[Notice]

  • Laurent Jenny

Judith Schlanger, dans son livre Trop dire ou trop peu. La densité littéraire, s’intéresse à un aspect de la parole littéraire rarement pris en considération : son caractère – plus ou moins – intensif. Car la question de la densité n’est pas seulement une question de formes. C’est aussi une question de pressions antagonistes exercées sur le lecteur par la saturation et la lacune. Un certain nombre de choix discursifs définissent des styles énergétiques qui traversent les figures, les registres rhétoriques et les genres et requièrent des activités de lecture différenciées. Judith Schlanger en déploie tout l’éventail comme autant de possibles littéraires. Mais, avant d’y venir, il faut remarquer avec elle que l’inquiétude de la complétude concerne la parole mais non le langage : Tels sont l’intuition du sens commun et la thèse du relativisme linguistique, pour qui la carte du linguistique constitue le territoire mais ne le recouvre pas. Il faut cependant nuancer ce point de vue. La rencontre d’une langue étrangère et l’épreuve de la traduction apportent leur démenti à cette sécurité un peu naïve. On y est nécessairement confronté à l’intraduisible, c’est-à-dire au caractère lacunaire de notre « langue d’émergence ». Certes, on peut dire que cet intraduisible renvoie à des champs d’expérience qui nous sont étrangers et qu’avec un peu de familiarité culturelle on pourrait leur faire place, en réaménageant certains de nos champs sémantiques. Ainsi le tissu langagier se reformerait dans son intégrité. Mais il faut bien dire que la traduction nous expose à un ravaudage de notre langue presque infini où l’on finit par sentir qu’il y a du réel qui nous fuit dans presque chacune de ses régions sémantiques. Sans même quitter notre « langue d’émergence », les états émotionnels intenses, traumas, deuil, passion amoureuse, sentiment du sublime, nous apparaissent toujours excéder les ressources de symbolisation de notre langage. Ils suscitent une intense activité compensatoire mais qui peine à recouvrir l’irruption de réel qui a traversé l’existence. Ajoutons que toutes les oeuvres poétiques procèdent du sentiment d’un manque à dire : pour un écrivain comme Francis Ponge, ce ne sont pas les états extrêmes qui suscitent le besoin d’un surplus de symbolisation mais « les choses les plus simples » : le savon, la croûte du pain ou le verre d’eau – dans sa simplicité transparente – ne sont jamais assez nommées et ne le seront jamais. Dès qu’on entre dans la parole, on s’affronte à un arbitraire qui n’est pas celui des signes mais celui de leur déploiement. La parole est tendue entre deux visées idéales : celle d’une plénitude qui virtuellement épuiserait le réel et celle d’un minimalisme qui parviendrait à tout suggérer dans l’économie d’une esquisse. Judith Schlanger oppose ainsi en ouverture les styles romanesques de Henry James et de H.G. Wells. À vrai dire cette tension marque plus généralement tout le champ des arts. Judith Schlanger l’évoque d’ailleurs dans la peinture en rapportant l’anecdote de Vasari selon laquelle Giotto, en réponse à l’envoyé du pape qui cherchait un artiste pour décorer Saint-Pierre, se serait contenté de dessiner à main levée un cercle parfait. Toute la critique d’art de Baudelaire oppose le « fait » et le « fini », la peinture saturée de détails et composée par morceaux d’un Horace Vernet et le style synthétique et inachevé de Delacroix ou Constantin Guys, dont les directions sont destinées à s’achever dans l’esprit du spectateur. Il faut tout de suite remarquer ce qui limite chacune de ces ambitions. La saturation est évidemment une illusion. Balzac a beau mettre en scène des centaines de personnages, il ne fait pas réellement concurrence …

Parties annexes