Corps de l’article

Dans un article publié en 2009[1], Patrick Labarthe évoque le poème d’Yves Bonnefoy « Une Hélène de vent et de fumée » (1990) repris sous le titre de « De vent et de fumée » dans La Vie errante (1993)[2]. Labarthe rappelle « qu’Hélène est aussi le prénom de la mère du poète, figure ambivalente s’il en est, à la fois pierreuse dans sa sévère défiance, et donatrice en ce que donnant la vie, elle fit à son fils l’offrande d’ordre ontologique d’une voix » (PL, p. 346). Soulignant la vaste « mémoire culturelle » en jeu dans « De vent et de fumée » et s’appuyant sur Idea d’Erwin Panofsky (1924)[3] et les pages qu’a consacrées Patrick Née à la question dans son essai Yves Bonnefoy penseur de l’image ou les Travaux de Zeuxis (2006)[4], le critique remarque d’abord que Bonnefoy passe de la peinture de Guido Reni et du commentaire de Bellori à « l’Hélène de Zeuxis » pour s’attarder sur la « semblance d’Hélène ». Labarthe souligne ensuite comment Bonnefoy investit différentes versions de cette légende qu’il passe en revue à travers la Palinodie de Stésichore[5], l’Hélène d’Euripide[6] et le livre VI de l’Énéide de Virgile. Ce faisant, il préfère voir dans l’ambivalence de la figure d’Hélène dans le poème de Bonnefoy « ce qu’on pourrait appeler une mythologie en rêve, une mythologie retrempée aux sources mêmes de l’Inconscient […] » (PL, p. 349). Il précise en outre que

la Beauté que poursuit l’artiste [représenté par Pâris] ne serait que le « rêve de ce rêve » qu’est l’oeuvre, une figure reclose sur son vain charme, Hélène n’étant, dans sa dissipation infinie de « nuée » et de « feu », que « l’intuition » d’une musique sous les mots qu’écoute inlassablement – distinction capitale chez Bonnefoy – moins « l’artiste » que le « poète » (PL, p. 351).

Patrick Labarthe voit ainsi en l’enfant le fruit de l’amour consenti et réciproque d’Hélène et de Pâris évoqué par Bonnefoy et inversant le rapt de la légende : « Ce qui se joue dans le don réciproque des amants – “Bois, dit Pâris”, et Hélène de répondre : “Je bois” – ce sont les ressources de pitié, de “compassion” dirait le poète, dont son nom est le réceptacle. » (PL, p. 352-353) Et Labarthe de rappeler en note le rapprochement du « nom d’Hélène avec le verbe grec héléein : avoir pitié » avant de mentionner la dialectique de la ruine et de la rédemption, « ce couple qui structure Le Conte d’hiver est au centre, on le sait, de la poétique de Bonnefoy » (PL, p. 353). Le critique se contente de cette allusion à la pièce shakespearienne – déjà décelée par Patrick Née dans son essai susmentionné et par Chouchanik Thamrazian dans sa thèse[7] – avant de passer à la dernière section du poème où le poète avoue que les vers de son poème sont traduits d’une langue qui hante sa mémoire et d’où Labarthe dégage le rôle de l’inconscient en tant que noyau de l’inspiration poétique. Loin de sous-estimer cette lecture éclairante, nous aimerions y ajouter quelques points susceptibles de la compléter ou la nuancer. Car il nous semble que pour mieux comprendre l’enjeu du poème, il faudrait excaver le ou les arrière-textes qui auraient été le déclic de son écriture ou le moteur de sa création.

***

En effet, treize vers du début du poème de Bonnefoy sont une traduction poétique d’un passage de L’Idée du peintre, du sculpteur et de l’architecte [L’Idea del Pittore, dello Scultore e dell’Architetto] (1664) de Bellori, repris en 1924 par Panofsky dans l’appendice II de son Idea. Bonnefoy semble l’annoncer dans la mention originale de « la sua bella Elena rapita » au vers 2 et dans son affirmation que « [c] es pages sont traduites » vers la fin de son poème. Irait-on alors jusqu’à dire que la « langue / Qui hante la mémoire » du poète est l’italien ? De toute manière, une telle hypothèse invalide déjà celle voulant que ladite langue soit celle de Shakespeare d’une part, et propose que l’italien serait la langue de l’inconscient d’autre part. Or, il est trop tôt pour confirmer ce propos d’autant plus que faire de l’italien la langue de l’inconscient de Bonnefoy ne dénote pas d’une lecture responsable de l’oeuvre. Nous avons alors cherché et trouvé un autre texte-source contenant les germes d’autres vers du poème.

De fait, avant de rédiger le triptyque Une Hélène de vent et de fumée publié en 1990, le poète aurait lu l’article de Victor I. Stoichita, « À propos d’une parenthèse de Bellori : Hélène et l’Eidolon », figurant dans la section « Notes et Documents » du numéro 85 de Revue de l’Art, revue trimestrielle fondée par André Chastel, publiée aux éditions du CNRS ; le numéro en question a paru en juillet 1989[8]. Si le début du poème et sa fin donnent l’impression que l’arrière-texte initial était celui de Bellori, c’est que Bonnefoy, intéressé par le sujet de l’article de Stoichita, aurait cherché à remonter à toutes les sources qui y sont citées afin de les vérifier et de les prendre comme point de départ à la composition d’un poème dans lequel il reformule plusieurs de ses propres vers antérieurs, extraits des recueils qu’il avait publiés entre 1953 et 1987. Pour l’instant, il faudrait nous attarder un peu sur les correspondances entre l’article et le poème.

Outre la mention des noms de Bellori, Zeuxis, Reni, Homère et évidemment Hélène et Pâris, pouvant renvoyer à d’autres textes que celui de Stoichita, en l’occurrence celui de Panofsky, la mention de Stésichorus dans le poème de Bonnefoy ainsi que l’évocation d’« un commentateur de l’Iliade » et « d’autres scoliastes » ne manquent pas de rappeler les représentants de la tradition anti-homérique cités par Stoichita, à savoir « Stésichore, Euripide et Hérodote ». On aura sans doute remarqué qu’après les vers introducteurs inspirés d’un passage de Bellori, Bonnefoy semble poursuivre avec la parenthèse de ce dernier en transformant les vers d’Euripide cités par Stoichita : l’eidolon d’Hélène est désormais forgé par « l’art d’un magicien », avec pratiquement la même substance éthérée et les mêmes propriétés que celui créé par Héra. Quant à la figure d’Hélène n’ayant pas « plus de nom que la nuée », elle serait inspirée par celle de la « vraie Hélène », « cachée dans un nuage », dans la version d’Hérodote des faits telle que la reprend un paragraphe du texte de Stoichita. Par ailleurs, les vers de Bonnefoy présentant Hélène en « oeuvre de pierre » selon « d’autres scoliastes » correspondraient à une certaine ekphrasis du tableau de Maerten van Heemskerck sur le rapt d’Hélène analysé par Stoichita. Il faudrait noter quand même l’ironie implicite de Bonnefoy dans ces vers, ironie qui transparaît dans le fait que Pâris et ceux qui portaient la lourde statue, supposée être la vraie Hélène, ne se soient jamais demandés pourquoi ni comment elle conservait la même posture et le même sourire pendant son enlèvement et tout au long du voyage. Par un tel clin d’oeil, le poète suggère l’impertinence de cette hypothèse.

Le poète prétend alors détenir la vérité sur « la semblance d’Hélène [qui] ne fut qu’un feu / Bâti contre le vent sur une plage », une « âcre fumée », une « nuée ». Elle proviendrait ainsi de la version euripidienne que Bonnefoy semble préférer et associer à celle d’Hérodote. En effet, dans son Hélène, Euripide se base sur le poème de Stésichore. La valeur de sa pièce ne réside pas seulement dans une critique de la guerre et de la religion ni dans la réhabilitation d’Hélène, mais dans l’aspect philosophique que revêt l’eidolon « qui invite […] à une réflexion sur ce qui est et sur ce qui semble être mais n’est pas[9] ». De plus, Hélène d’Euripide « peut facilement être assimilée à Déméter-Korè. Les scènes d’enlèvement qui sont propres à Korè et à Hélène se font en effet écho à l’intérieur de la pièce et elles suffisent à fonder ce rapprochement[10] ». Bonnefoy ne serait pas insensible à ces deux aspects.

***

Néanmoins, en composant son triptyque, le poète inclut un remaniement de certains de ses vers anciens, comme nous l’avons signalé. Or c’est dans ces vers remaniés qu’apparaît la figure de l’enfant qui nous semble surgir de prime abord de la toile même de Guido Reni (1575-1642) avant d’occuper la place que lui réserve la poétique de Bonnefoy et qui a été maintes fois soulignée par les commentateurs. Ce surgissement contribue à assurer l’unité harmonieuse des figures dans « De vent et de fumée ». De fait, dans son Enlèvement d’Hélène peint vers 1630, Guido Reni représente au premier plan en bas à droite l’enfant Éros, muni de son arc, montrant du doigt le couple Hélène et Pâris, et souriant au spectateur de la toile. En proie au feu de l’amour, Hélène semble consentante : l’enlèvement se déroulant par séduction. La position et l’attitude de l’enfant dans la toile de Reni se superposent avec celles de l’enfant dans La Dérision de Cérès d’Elsheimer, que Bonnefoy a commentée dans deux essais, permettant de passer de l’amour-passion à la compassion. Toujours est-il que dans l’oeuvre de Reni, le regard du spectateur, quittant l’enfant Éros debout sur le rivage pour s’élever selon le même axe vertical, est saisi par un autre enfant qui est vraisemblablement le même, volant dans le ciel vers l’autre rivage, portant – au lieu de son arc et de sa flèche – une torche, celle qui brûlera Troie[11]. D’où probablement ces vers de « De vent et de fumée » :

Et quand Troie tomberait resterait le feu

Pour crier la beauté, la protestation de l’esprit

Contre la mort.

YB, p. 96

C’est un enfant

Nu sur la grande plage quand Troie brûlait

Qui le dernier vit Hélène

Dans les buissons de flammes du haut des murs.

YB, p. 98

En croisant quelques poèmes antérieurs de Bonnefoy – notamment le poème « L’agitation du rêve » (1987)[12] – avec leur reformulation développée dans « De vent et de fumée » à propos de la vérité sur la semblance d’Hélène, il serait facile de voir en Bonnefoy tantôt l’alter ego de Pâris, tantôt celui de l’enfant. On pourrait même considérer que, dès la première page de « De vent et de fumée », l’enfant et Pâris ne sont qu’une seule figure, celle du poète-artiste désirant saisir la beauté, voler et posséder le feu de la parole, mais ne parvenant qu’à en toucher un reflet lumineux fugitif.

Certes, l’identification de l’enfant à Pâris ne manque pas de suggérer la composante oedipienne dont parle Bonnefoy dans L’Arrière-Pays (1972)[13], surtout si on rappelle que la mère du poète s’appelait Hélène. D’autres passages du poème évoqueraient plutôt la scène originaire analysée par Patrick Née[14] et par Bonnefoy[15] lui-même en 2009. Il est vrai que les allusions à la dimension psychanalytique sont pertinentes et justes, notamment en reprenant les vers de la conclusion du poème : « Ces pages sont traduites. D’une langue / Qui hante la mémoire que je suis. / Les phrases de cette langue sont incertaines / Comme les tout premiers de nos souvenirs. » Il est clair que les pages du poème « De vent et de fumée » comportent des strophes qui relèvent de l’auto-traduction sur le chemin de l’auto-analyse, ce qu’a si bien souligné Patrick Née[16]. Toutefois, il nous semble qu’une autre lecture de la figure de l’enfant est possible. De fait, Hélène est invitée par Pâris à boire à sa coupe :

Bois,

Puis approche la coupe de mes lèvres

Pour que je puisse boire.

Je me penche, répond

Celle qui est, peut-être, ou dont il rêve.

Je me penche, je bois,

Je n’ai pas plus de nom que la nuée,

Je me déchire comme elle, lumière pure.

Et t’ayant donné joie je n’ai plus de soif,

Lumière bue.

YB, p. 98

Pâris alias l’artiste rêve d’une oeuvre achevée et désire sa beauté parfaite. Il étreint le feu qu’est Hélène (métaphore possible du texte à traduire ou à effacer et réécrire) et l’abreuve de son imagination créatrice grevée de pensée conceptuelle en vue de réaliser son rêve. Or la voilà qui se déchire en « lumière pure », faisant d’elle une intuition de présence perçue par l’enfant-poète qui est son dernier témoin avant son effacement[17] et qui la recueille (ou l’accueille) confiante dans sa coupe imparfaite des grands vocables :

Il errait, il chantait,

Il avait pris dans ses mains un peu d’eau,

Le feu venait y boire, mais l’eau s’échappe

De la coupe imparfaite, ainsi le temps

Ruine le rêve et pourtant le rédime.

YB, p. 98-99

Le désir de l’artiste est alors converti en amour-compassion de l’enfant :

Car celui qui ne sait / Le droit d’un rêve simple qui demande / À relever le sens, à apaiser / Le visage sanglant, à colorer / La parole blessée d’une lumière, / Celui-là, serait-il / Presque un dieu à créer presque une terre, / Manque de compassion, n’accède pas / Au vrai, qui n’est qu’une confiance, ne sent pas / Dans son désir crispé sur sa différence / La dérive majeure de la nuée. / Il veut bâtir ! Ne serait-ce, exténuée, / Qu’une trace de foudre, pour préserver / Dans l’orgueil le néant de quelque forme, / Et c’est rêver, cela encore, mais sans bonheur, / Sans avoir su atteindre à la terre brève[18].

Nous pouvons considérer ainsi avec Fabio Scotto que la dernière partie de « De vent et de fumée » est « une réflexion lyrique extrêmement dense et suggestive qui retire tout son charme d’un parallélisme entre le “texte” originaire et “l’oeuvre”, sa traduction littérale inadéquate[19] » :

Ces pages sont traduites. D’une langue

Qui hante la mémoire que je suis.

Les phrases de cette langue sont incertaines

Comme les tout premiers de nos souvenirs.

J’ai restitué le texte mot après mot,

Mais le mien n’en sera qu’une ombre, c’est à croire

Que l’origine est une Troie qui brûle,

La beauté un regret, l’oeuvre ne prendre

À pleines mains qu’une eau qui se refuse.

YB, p. 99

Ce dernier passage nous ramène pourtant aux vers et strophes du poème réécrits à partir des arrière-textes externes dont le principal est l’article de Stoichita[20] pour essayer de retrouver de quelle langue « [c]es pages sont traduites ».

***

De fait, nous devrions accorder une importance aux « variantes médiévales du Roman de Troie », notamment « l’Historia destructionis Troiae de Guido de Columnis (composée en 1287) » que cite Stoichita. La variante cruciale pour la composition du poème de Bonnefoy serait celle de Benoît de Sainte-Maure (composée vers 1165). Le texte de son Roman de Troie, traduit en français moderne et présenté par Emmanuèle Baumgartner, a été publié en 1987 dans une collection dirigée par Paul Zumthor[21]. On lit dans la présentation éclairante de Baumgartner ce qui suit :

Le mythe de l’origine troyenne des principaux peuples de l’Occident hante depuis le VIIe siècle au moins la mentalité médiévale. […]

Dans le prologue et tout au long de son récit, Benoît multiplie allusions et renvois à un texte source […] et à son auteur Darès […].

Benoît semble si peu cacher ses dettes et emprunts que l’on a parfois l’impression qu’il ne signale le modèle que pour mieux signifier sa différence[22].

La première phrase de cet extrait élucide pourquoi « l’origine est une Troie » comme le dit Bonnefoy dans « De vent et de fumée », cette « ville incendiée » mais « inachevable » dont le peuple a fui vers l’Occident tel que le poète le rappelle dans « Les nuées » (1975)[23]. La conclusion de « De vent et de fumée » renverrait-elle à un extrait du Roman de Troie ou de son texte source ? Le prologue de l’oeuvre de Benoît de Sainte-Maure (v. 1-144) peut nous fournir des éléments de réponse :

Salomon nous apprend et nous dit […] que personne ne doit dissimuler son savoir. […] Voici donc pourquoi je veux mettre tous mes efforts à commencer une histoire et mon intention, si j’en ai la capacité et la force, est de la traduire du latin dans lequel je la lis, en français […]. Sans doute aura-t-on souvent raconté comment Troie fut détruite, mais ce qui s’est réellement passé, on l’entend rarement dire. Homère […] a écrit sur la destruction de Troie […]. Mais son livre ne dit pas la vérité. Nous savons parfaitement, en effet, qu’il naquit cent ans après l’époque où l’expédition fut engagée. […] Sans aucun doute, nous devons bien davantage faire confiance à Darès [né à Troie et témoin des combats] et croire à la vérité de l’histoire qu’il nous rapporte [en langue grecque et que Cornélius découvrit et traduisit en latin].

[…]

Voici donc que je commence mon histoire. Je suivrai mot à mot le texte latin et je n’ajouterai rien – telle est mon intention – à ce que je trouve dans ma source. Toutefois, je ne m’interdirai pas, si du moins j’en ai le talent, d’ajouter quelques développements bienvenus, mais je resterai continûment fidèle à la matière de mon récit[24].

Il est vrai que le récit de Benoît prétend raconter la vérité sur la destruction de Troie – puisque l’oeuvre d’Homère ne découle que de son « intuition » – sans se préoccuper de la légende sur la semblance d’Hélène. Il n’en demeure pas moins qu’il traduit lui-même cette histoire du latin en ancien français. Ainsi des extraits de la présentation de Baumgartner et du prologue de Benoît de Sainte-Maure rejoignent le dernier volet du triptyque de Bonnefoy. Quant aux deux derniers vers de Bonnefoy concernant l’oeuvre inachevable, ils pourraient correspondre à une critique de quatre autres vers de Benoît de Sainte-Maure où il souhaite achever son oeuvre[25]. Certes, si Benoît de Sainte-Maure ne s’interdit pas « d’ajouter quelques développements bienvenus » à la trame de son récit traduit, Bonnefoy n’hésite pas à greffer ou insuffler l’essence de sa propre conception poétique dans la majeure partie de son triptyque, tel que nous l’avons mentionné.

Le Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure évoque entre autres tout l’épisode de l’enlèvement d’Hélène en un peu plus de six cents vers (v. 4167-4772). Ce qui intéresserait notre lecture est plus précisément la rencontre au temple et le coup de foudre (v. 4333-4372), l’enlèvement d’Hélène en tant que tel (v. 4503-4506) et surtout comment Pâris réconforte et console cette dernière (v. 4637-4772). Selon Benoît de Sainte-Maure : « Hélène, la belle, la noble dame, est capturée la première. Au reste, elle ne se fit pas trop prier et laissa bien voir qu’elle était consentante[26] » ; ce qui se voit aussi dans la toile de Guido Reni. Ensuite, Benoît de Sainte-Maure continue sa relation :

(SM, p. 94) : [v. 4637-4642] Pâris et ses compagnons dormirent cette nuit-là à Ténédos. Dame Hélène montrait ostensiblement sa tristesse et sa peine. […]

[v. 4665-4666] Pâris ne put y tenir plus longtemps et il se rendit auprès d’Hélène pour la réconforter. […]

(SM, p. 95-96) : [v. 4720-4772] […]

Pâris prit alors la reine par la main droite. Tous deux allèrent s’asseoir à l’écart sur un tapis de pourpre foncée et là, le jeune homme formula sa prière.

« Ma dame, dit-il, jamais, je vous l’affirme, je n’ai aimé qui que ce soit. […] Vos volontés, vos ordres, je les ferai miens.

-Seigneur, lui répondit-elle, je ne sais que dire. La peine et la douleur m’accablent […]. Pourtant, m’opposer à vos désirs ne me serait guère utile […]. Puisque je ne saurais me défendre, je me refuserais en vain. […] Mais si vous me respectez et me donnez votre foi, votre récompense sera à la mesure de mes mérites. »

À ces mots, elle fondit en larmes mais Pâris sut bien la consoler […]. Cette nuit-là, je peux vous l’assurer, il ordonna qu’elle fût très bien servie.

À travers ces extraits, nous pourrions retrouver la version que Bonnefoy transforme dans ses vers racontant l’enlèvement d’Hélène et surtout sa consolation par Pâris. Bonnefoy aurait été saisi par ce passage qu’il transpose et intègre dans « De vent et de fumée » en reformulant quelques vers de son poème « Deux barques » (1975)[27]. Consentante chez Sainte-Maure et Reni, elle se débat et crie avant d’accepter chez Bonnefoy qui, par cette précision, suggère la violence que doit subir la langue :

Non, ne démembre pas

Mais délivre, et rassure. « Écrire », une violence

Mais pour la paix qui a saveur d’eau pure.

Que la beauté,

Car ce mot a un sens, malgré la mort,

Fasse oeuvre de rassemblement de nos montagnes

Pour l’eau d’été, étroite,

Et l’appelle dans l’herbe,

Prenne la main de l’eau à travers les routes,

Conduise l’eau d’ici, minime, au fleuve clair[28].

***

Avant de conclure, il faudrait revenir sur la notion de compassion dont on pourrait retrouver la trace dans le texte original de Benoît de Sainte-Maure via le mot « aumosne » au vers 4729 (à la fin de l’imploration d’Hélène). Étymologiquement, ce mot signifiait à la fois pitié, miséricorde, bienfait, aumône. Or, en reprenant l’article de Stoichita, nous nous rendons compte qu’il reste à consulter l’Historia Destructionis Troiae de Guido de Columnis (1287). Dans cette histoire en prose latine inspirée du Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure, Guido de Columnis a justement rendu « aumosne » par « compati[29] ». À son tour, Mary Elizabeth Meek, traduisant en anglais l’ouvrage de Guido de Columnis, opte pour le mot « compassion[30] ». D’ailleurs, dans son introduction, Meek rappelle que l’Historia Destructionis Troiae fut rédigé en 1287. Elle trouve que, même si dans le prologue Guido de Columnis affirme raconter l’histoire de la destruction de Troie en ayant recours aux récits de Dictys et de Darès – traduits sommairement en latin par Cornélius –, son oeuvre est une paraphrase en prose latine des octosyllabes du Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure. Elle souligne toutefois quelques modifications dans le traitement du sujet. Bonnefoy se serait-il inspiré de l’Historia Destructionis Troiae plutôt que du Roman de Troie ? De quelle langue les pages de son poème sont-elles traduites ? Il est vrai que ces pages ne mentionnent pas le mot « compassion », mais ce dernier parsème les recueils et écrits antérieurs de Bonnefoy, dont L’Ordalie, Dans le leurre du seuil et Ce qui fut sans lumière, entre autres.

Mais ce n’est pas tout. Arrivé à ce niveau de la lecture, il faudrait consulter la source principale de Guido de Columnis et de Benoît de Sainte-Maure, à savoir le texte de Darès le Phrygien. Le texte en latin de ce dernier est dû bel et bien à Cornélius Népos (Ve siècle ?) qui écrit d’ailleurs dans sa lettre à Sallustius Crispus, en guise de prologue :

Tout à ma curiosité, j’étais en train de fureter à Athènes, lorsque j’ai découvert le manuscrit autographe, comme en atteste son titre, de ce que Darès le Phrygien a confié à la postérité au sujet des Grecs et des Troyens.

Pris de passion pour ce texte, je l’ai traduit sans perdre un instant, me fixant pour principe de ne rien modifier de sa substance, ni par ajout ni par suppression, de manière à ce qu’il ne donne pas l’impression d’être de moi. Aussi ai-je pris le parti qui m’a semblé le meilleur, celui de traduire en latin mot pour mot, en le laissant tel qu’il est, ce récit vrai et simple, de manière à permettre à mes lecteurs de prendre connaissance des faits tels qu’ils se sont passés et de juger lequel des deux textes est le plus véridique : celui que Darès a confié à la postérité, lui qui a vécu et servi au moment même de l’attaque des Grecs contre les Troyens, ou celui d’Homère, qui est né bien des années après que cette guerre se fut produite[31].

Le prologue de Benoît de Sainte-Maure qui cite Cornélius s’inspire clairement de ce dernier. Précisons que Guido de Columnis ne reprend pas le passage concernant la traduction mot à mot du texte de Darès. Bref, vers la fin de son poème, Yves Bonnefoy ferait donc allusion soit au prologue de Benoît de Sainte-Maure soit à celui de Cornélius. Baumgartner estime que la lettre de Cornélius est apocryphe[32]. Dans son ouvrage sur la circulation des manuscrits du récit de Darès, l’archiviste Louis Faivre D’Arcier écrit : « Depuis bien longtemps, le texte de Darès a mauvaise presse, à la fois pour sa langue et son style[33]. » De fait, comme l’écrivait Léopold Constans en 1912, ce récit

est un assemblage disproportionné de maigres détails écrit en un latin barbare et horriblement monotone, où l’expression est réduite le plus possible, bornée souvent à un verbe accompagné du complément indispensable, un nom ou une courte proposition complétive ou relative, et où les propositions et les phrases sont juxtaposées en supprimant, généralement, toute particule de liaison autre que les adverbes de temps[34].

Ceci serait-il dû au fait que Cornélius ait fait une traduction « mot pour mot » de l’original grec ? Ces affirmations seraient-elles la raison pour laquelle Bonnefoy écrit dans son poème : « Les phrases de cette langue sont incertaines[35] » ? S’il est très probable qu’il avait eu facilement accès au livre de Sainte-Maure avant la composition de son poème aussi bien qu’à celui de Guido de Columnis, qu’en est-il du récit de Darès traduit par Cornélius, origine des deux autres ? Il nous semble que Bonnefoy aurait pu le consulter. En effet, outre les compilations, les fragments, les abrégés et les extraits, l’archiviste Louis Faivre D’Arcier recense environ cent trente-cinq manuscrits complets du De excidio Troiae de Darès le Phrygien, dont l’un datant du XIIIe siècle est conservé à la Bibliothèque municipale de Tours et plus d’une quinzaine se trouvent à la Bibliothèque nationale de France[36]. Reprenons la dernière strophe-conclusion de « De vent et de fumée » :

Ces pages sont traduites. D’une langue

Qui hante la mémoire que je suis.

Les phrases de cette langue sont incertaines

Comme les tout premiers de nos souvenirs.

J’ai restitué le texte mot après mot,

Mais le mien n’en sera qu’une ombre, c’est à croire

Que l’origine est une Troie qui brûle,

La beauté un regret, l’oeuvre ne prendre

À pleines mains qu’une eau qui se refuse.

Le lecteur de Bonnefoy aurait tôt deviné qu’il s’agit de la langue latine. Toutefois, il nous a fallu avancer toute l’analyse documentée ci-dessus avant de confirmer que « De vent et de fumée » illustre bien trois affirmations complémentaires et fondamentales de Dominique Combe extraites de deux articles parus en 2003 :

Plus qu’il ne prospecte en direction de poètes inconnus ou méconnus, Bonnefoy s’efforce de renouer les fils de l’histoire de la poésie à partir de l’héritage gréco-latin, et de ressaisir ainsi depuis les origines la continuité de la tradition humaniste, entendue dans son sens philologique et philosophique[37].

L’oeuvre de Bonnefoy s’inscrit donc dans la continuité, admirablement retracée par le critique et philologue allemand Ernst-Robert Curtius dans son grand livre : La Littérature européenne et le Moyen Âge latin (1957)[38].

La signification explicitement oedipienne du latin, avec ses images « archaïques », est constamment associée par Bonnefoy à l’origine de la poésie elle-même […][39].

Il n’en demeure pas moins que le poète se serait également intéressé à l’oeuvre du clerc tourangeau du XIIe siècle que fut Benoît de Sainte-Maure. Le dialecte roman de l’oeuvre de ce compatriote ne pourrait-il pas hanter la mémoire de Bonnefoy ? Serait-il à l’origine de « ce patois […], une des variantes de l’occitan »[40] qui fascine le poète à tel point qu’il en affirme : « [C]et idiome qui est peut-être mon être, qui a été ma patrie. Et que j’ai parlé, jadis, oui, à présent je le sais[41] » ?

***

En définitive, au bout de cette lecture, on se rend compte du corps harmonieux du poème de Bonnefoy. Forgé à partir de plusieurs modèles-allogreffes reconfigurés et retissés avec des reviviscences-autogreffes, il s’apparente à l’Hélène de Zeuxis, synthèse des plus beaux éléments retenus de cinq vierges de Crotone. Or à la représentation intérieure ou l’Idée (de la beauté féminine) s’opposerait la pensée figurale qui, selon Yves Bonnefoy, « est infra-verbale[42] ». Cette dernière essaie de dire la chose (objet/émotion), de l’exprimer, de la traduire vu que, contrairement au platonisme, les mots ne permettent pas de connaître les choses. La figure poétique, sédiment de toutes les expériences liées à une chose, reflète notre perception éparse aspirant perpétuellement au rassemblement dans un tout indivisible et inaccessible si ce n’est pour un laps de temps, un instant d’éternité, d’appréhension de l’être ramenant à la finitude. De fait, le songe rêvé, autrement dit le « rêve de ce rêve », accorde toute sa place à l’intuition qui assume et assure – par son existence éphémère – la lutte contre le concept. Elle permet de délivrer les sons du « leurre des mots ». Sa dissipation entraîne la « fulguration » ou l’« étincellement » du sens. C’est ainsi qu’on pourrait rappeler « L’imperfection est la cime » (1958)[43] d’Yves Bonnefoy. Ce dernier poème-programme est complété ou actualisé par la strophe suivante de « De vent et de fumée » :

Chaque fois qu’un poème,

Une statue, même une image peinte,

Se préfèrent figure, se dégagent

Des à-coups d’étincellement de la nuée,

Hélène se dissipe, qui ne fut

Que l’intuition qui fit se pencher Homère

Sur des sons de plus bas que ses cordes dans

La maladroite lyre des mots terrestres.

YB, p. 97

En d’autres termes, la poésie n’est pas une Hélène de chair et d’os, incarnation du rêve de l’artiste, mais « une Hélène de vent et de fumée ». On aura remarqué la réécriture-refonte, l’adaptation-transformation, bref la transposition-assimilation de plusieurs extraits dans « De vent et de fumée ». Les textes originaux ou originaires, transformés par une reformulation de vers personnels et intimes, perdent leurs caractéristiques initiales entrant ainsi en synergie avec le corps verbal de l’oeuvre d’accueil. On comprend ainsi pourquoi la dernière partie de ce poème se lirait comme « une sorte de profession de foi du poète-traducteur concernant la place centrale de la traduction pour sa propre oeuvre[44] » et « que lorsqu’on traduit un poète avec le projet de préserver de son texte l’intuition proprement poétique, celle qui en est évidemment l’aspect le plus important, il ne faut pas du tout craindre la discordance entre fidélité à l’oeuvre et expression personnelle du traducteur[45] ».