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Un phénomène pluriel

La question incontournable qui préside aux études sur le terrorisme est celle de savoir comment et pourquoi un être humain en arrive à considérer nécessaire, urgent, essentiel, pour ne pas dire acceptable dans des conditions précises qui sont les siennes, des actions extrêmes, dont les conséquences irréversibles sont, par la nature même des actes en question, sanguinaires et destructrices. Répondre à cette question ne va évidemment pas de soi. Le terrorisme est un phénomène polymorphe, dont l’imprécision du terme même est lourdement polémique (le terroriste des uns est souvent le libérateur des autres), sans négliger le fait qu’il revêt des formes multiples autant dans la longue durée que dans des contextes différents à une même époque déterminée. Même si Chérif et Saïd Kouachi, Nidal Malik Hassan, Gulmurod Khalimov, un kamikaze de Al-Qaïda ou, encore, un combattant de l’État islamique, semblent appartenir, à première vue, à la même vaste et combien nébuleuse mouvance dite islamiste, ces derniers agissent pour des raisons qui ne se recoupent pas et ne s’amalgament qu’en raison de la méconnaissance du contexte historique, politique, économique dans lequel ils se trouvent et évoluent. La distance s’amplifie dès que l’on compare des groupes qui appartiennent à des cultures encore plus disparates : un membre de l’I.R.A. provisoire, un militant des Tigres de la libération de l’Îllam tamoul, le terroriste québécois Ahmad Couture-Rouleau, ou encore, le commandant du Bataillon abkhaze et l’un des chefs des milices indépendantistes de la Tchétchénie, Chamil Salmanovitch Bassaïev, ne partagent entre eux que le sombre titre de terroriste. Ce dernier s’avère ici, comme souvent d’ailleurs, une épithète qui n’explique rien et qui, dès lors, camoufle avec peine une complexité qui ne peut se réduire à cette figure du mal qui hante de manière de plus en plus insistante le monde contemporain.

En plus de cette méfiance envers un modèle universalisable, une autre caractéristique des études sur le terrorisme est de se situer aux carrefours de plusieurs domaines du savoir qui cherchent, sans pour autant aboutir nécessairement à des résultats décisifs, à circonscrire sa nature et ses modus operandi. Au carrefour de la psychologie, de la sociologie de la déviance, de la géopolitique, de l’histoire des idées, des études religieuses et, encore, de celle des mentalités, le terrorisme s’analyse à la fois par des pratiques et par des discours particuliers et, surtout, par une finalité qui varie en fonction d’une multitude de situations historiques, de croyances et de formes d’engagement. Il n’y a ni essence ni unicité du terrorisme :

Si 40 ans de recherche nous ont appris quelque chose, c’est qu’il n’y a pas une explication valable pour toutes les formes de terrorisme, pas plus qu’il n’existe une seule explication pour les membres qui appartiennent à un même groupe terroriste[1].

Même si aucun modèle explicatif ne semble apte à rendre compte de la diversité du phénomène, il reste que la question de savoir comment on en arrive là, comment on se convertit à la terreur, demeure pertinente. Dans un contexte donné, comment devient-on réceptif à un discours radical, un discours de haine qui finirait par se traduire, pour celui qui y adhère, par la pratique de la terreur ? Pour rendre compte de ce phénomène, les psychologues américains usent d’un acronyme : RVE, radicalization into violent extremism[2]. Comment fonctionne le processus du RVE ? Comment adhère-t-on à cette radicalisation ? Quels sont les liens entre les discours radicaux et la pratique de la violence qui doit s’ensuivre ? Et encore, comment ces discours conduisent-ils à l’action ou, à l’inverse, comment la pratique de la violence en vient-elle à utiliser les discours radicaux dans un contexte donné pour trouver une justification qui donnerait un semblant de sens à cette quête de destruction ? Comme le souligne Andy Borum, un discours radical, aussi haineux soit-il, aussi méprisant, inhumain, sadique, irrecevable, n’est pas nécessairement performatif :

La plupart des gens qui ont des idées radicales ne vont pas s’engager dans le terrorisme et plusieurs terroristes, même ceux qui se revendiquent d’une cause, ne sont pas idéologiquement marqués et peuvent ne jamais se radicaliser dans le sens que l’on donne traditionnellement à ce terme. Plusieurs parcours et mécanismes opèrent de plusieurs façons pour différentes personnes à différentes périodes de leur vie et, peut-être, dans différents contextes[3].

La fiction qui met en scène les actions d’un terroriste a à surmonter ce défi qui est inhérent à toute étude sur le sujet. Elle devient une expérience mentale qui cherche à mettre en scène, en action, en mouvement, non la vérité du terrorisme en lui-même mais les croyances d’un personnage singulier en lien avec des agissements précis. L’auteur doit, d’une part, parvenir à justifier de manière convaincante, aux yeux du lecteur mais aussi aux yeux des autres personnages à l’intérieur du récit, de manière à assurer la cohérence interne, non pas tant des actions qui produisent la terreur mais du cheminement qui préside à l’exercice de cette terreur dans le but de rendre vraisemblable la psychologie des protagonistes. La caractéristique principale à souligner serait leur désir de destruction et, par là, leur refus de l’ordre du monde au nom d’une axiologie différente, irréductible aux valeurs communes perçues par eux comme le produit d’une aliénation ou d’une soumission. D’autre part, ces justifications, aussi sublimes ou grandiloquentes soient-elles aux yeux des protagonistes en question, doivent parallèlement discréditer ces mêmes personnages aux yeux du lecteur qui, lui, les verrait évoluer dans des environnements bizarres, hors normes, le plus souvent dans des milieux clos imperméables au bon sens et aux préoccupations du monde extérieur, dans un univers discursif saturé de raisonnements douteux, de sorte que le lecteur finirait par percevoir l’aspect pervers et retors de leurs arguments qui peuvent, peut-être, paraître légitimes à l’intérieur d’un milieu très circonscrit, sous un conditionnement spécifique, dans un entre-soi où la dissidence est refusée, mais s’avéreraient irrecevables dès qu’ils s’incarneraient dans la sphère plus vaste de l’action politique qui transformerait ces discours et ces pensées en actions terroristes.

Le roman The Good Terrorist (1985) de Doris Lessing explore justement ce paradoxe en essayant de comprendre les raisons qui conduisent Alice, la protagoniste du livre, à rompre tous les liens avec sa famille, à abandonner toutes possibilités d’intégration à la norme sociale pour s’improviser militante de l’Irish Republican Army (I.R.A.), pour se radicaliser jusqu’à organiser avec les siens des attentats dont un, à la voiture piégée, sera meurtrier. Que dit la fiction de Doris Lessing sur les mécanismes psychologiques, cognitifs, discursifs, qui justifient ce parcours et, surtout, ces attentats pour Alice et sa bande de outsiders au point d’en faire une nécessité indiscutable, si ce n’est l’expression d’une compréhension autre et, surtout, plus juste, de la nature du gouvernement Thatcher et de l’occupation britannique de l’Irlande du Nord ? Les croyances d’Alice ne nécessitent pas des réalités objectives ou des vérités démontrables pour se fortifier et croître dans son esprit. Tout semble déjà en place avant même que ne débute l’action pour encourager son désir de destruction. Dès les premières lignes du roman, Alice n’a déjà qu’une seule obsession en tête, que Doris Lessing rend par un discours introspectif qui hante sans relâche le personnage. Alice doit se trouver des bonnes raisons d’agir et d’affermir sa cause qui est finalement devenue sa propre vie.

Expliquer le parcours vers la terreur : le topos de la radicalisation

Alice a trente-sept ans et a comme origine sociale la classe moyenne britannique[4]. Enfant, elle habitait une jolie maison dans un quartier bourgeois où ses parents, avant de divorcer, recevaient fréquemment, faisaient des fêtes et avaient une vie sociale et culturelle, somme toute, significative. Ce milieu d’origine, cependant, a une représentation floue dans le roman et n’existe que dans les souvenirs d’Alice. Son origine sociale et, surtout, son passé apparaissent de manière très fragmentaire et indicielle à travers la narration au moment où cette dernière, désormais en rupture avec sa famille et avec la société, retourne, par exemple, quémander de l’argent, souvent à sa mère et parfois à son père, afin de répondre aux interminables besoins que représente sa vie de squatteuse dans un quartier défavorisé de Londres. Son appartenance sociale se manifeste aussi ici et là par de minuscules détails qui ponctuent les descriptions de sa vie : par rapport aux autres révolutionnaires, terroristes, marginaux, sans-abri, qu’elle côtoie, Alice semble avoir un plus grand souci d’hygiène, des manières, un certain respect pour la propreté et pour l’ordre, de sorte qu’il lui arrive même de songer à décorer la maison abandonnée qu’elle et les squatteurs habitent en attendant l’avènement d’une révolution. Il reste que cet ethos est chez elle un vestige d’un autre temps car la nouvelle identité d’Alice, qui est le plus souvent donnée à voir, se définit justement en opposition avec ce milieu qu’elle a connu et où elle se sent étrangère. Plusieurs passages dans le roman indiquent que, désormais, ce passé l’horripile, qu’il exerce sur elle un dégoût violent, qu’il incarne cette oppression qu’elle rejette et contre laquelle elle a orienté son nouveau mode de vie : « [C]e spectacle de banlieue bourgeoise provoqua en elle un spasme de violente dérision, comme une menace secrète contre tout ce qu’elle voyait[5] », indique-t-on au moment où elle retourne dans son quartier d’enfance. Alice ne se définit plus en se référant à ce milieu mais par le concept de révolutionnaire, expression qu’elle utilise à la fois pour confirmer aux autres ce qu’elle est devenue et pour se convaincre elle-même qu’elle n’est plus la même et qu’il faut la prendre au sérieux ou, mieux encore, qu’elle se prend maintenant au sérieux : « Mais je suis révolutionnaire, protesta gravement Alice[6] », de manière à insister sur le fait qu’elle ne changerait plus, qu’elle ne retournerait pas en arrière, et que ce qu’elle est devenue incarne, par rapport au passé représenté par cette banlieue bourgeoise, une forme de libération, expliquant par là son attitude hautaine et son mépris pour ses parents. À l’instar de ce que notent plusieurs études sur les terroristes, Doris Lessing souligne à la fois par le titre du roman et par ses descriptions une certaine normalité du caractère de son personnage principal. Alice n’est ni une criminelle, ni atteinte de folie, ni brimée en raison d’un handicap physique ou cognitif qui lui interdirait d’évoluer normalement à l’intérieur de la société[7]. Elle n’a même jamais connu la misère et, à l’exception du divorce de ses parents qui n’est dans le roman jamais très bien expliqué, elle semble n’avoir connu aucun traumatisme important. Ce qui est arrivé à Alice se nomme justement la radicalisation. Alice s’est radicalisée, ce qui, dès le début du roman, rend la discussion avec elle difficile, si ce n’est impossible. Plus personne ne peut la raisonner et encore moins ses parents, car elle a une seule idée en tête : détruire ce qu’ils représentent et leur mode de vie. « [Q]uand nous aurons aboli l’impérialisme fasciste, il n’y aura plus de gens comme eux[8] », se dit-elle.

J’appelle topos de la radicalisation l’explication qui cherche à rendre compte de la trajectoire d’une personne ou d’un personnage qui se métamorphose graduellement et qui finit par adopter un comportement asocial, extrémiste, et potentiellement pathogène à la fois pour les siens et, plus largement, pour la société. Ce terme de radicalisation tente d’expliquer un phénomène comme la transformation d’Alice en posant une corrélation entre une attitude mentale, un ethos particulier dans le sens du caractère d’une personne construite par son discours[9], et une série de raisonnements et encore d’actions rêvées ou commises, compte tenu d’une « adhésion inconditionnelle à des croyances faiblement transsubjectives et/ou ayant un potentiel sociopathique[10] ». La radicalisation pose l’existence d’une rupture qui s’est produite dans le temps, provoquant chez une personne donnée une mutation de son être et, conséquemment, un état de non-retour à l’égard de la norme sociale en vigueur que peut incarner celle dans laquelle elle évoluait jusqu’alors, métamorphose qui s’accompagne d’une haine pathogène, inconditionnelle et inexpugnable vis-à-vis de celle-ci. Marginalité et radicalité sont ainsi deux phénomènes très différents car le premier existe sans produire pour autant une soif de destruction. Pour expliquer le caractère inconditionnel de ce mode de croyance extrême et destructeur, Gérald Bronner ajoute un distinguo important : « [A]dhérer radicalement à une idée n’est pas la même chose qu’adhérer à une idée radicale. Or précisément, la spécificité de la pensée extrême tiendra au fait qu’elle adhère radicalement à une idée radicale[11]. » Les services de renseignement danois (PET) définissent le concept de la « radicalisation violente » de la manière suivante : « Un processus par lequel une personne dans une mesure exponentielle accepte l’usage de pratique non-démocratique ou avec la violence comme finalité dans le but d’atteindre des objectifs politiques ou idéologiques spécifiques[12] », alors que le UK Home Office s’y réfère d’une manière beaucoup plus simple, pour ne pas dire tautologique, comme « un processus par lequel une personne appuie le terrorisme et la violence extrême et, dans certains cas, jusqu’à joindre des groupes terroristes[13] ». Il faut noter que la radicalisation est un processus, un « mécanisme incrémental[14] », note toujours Bronner, qui s’étend sur une certaine durée de temps et par lequel une personne en vient à adhérer à des idées de moins en moins recevables et de moins en moins discutables. Cette métamorphose a comme effet premier d’entraîner la personne vers une croyance encore plus grande à d’autres idées encore plus irrecevables et encore plus violentes que les précédentes. Cette radicalisation conduit à une forme d’autarcie cognitive qui se définirait comme une incapacité rhétorique, sociale et psychologique à échanger avec quiconque n’adhère pas déjà avec la même intensité au même discours et, parallèlement, à une volonté de détruire toute forme de coexistence qui exacerberait cette tension intenable produite par cette même radicalité.

Même si, au départ, Alice pouvait être une marginale, une outsider, même si elle pouvait ne pas penser comme les autres, même si elle pouvait rêver à un mode de vie décalé face à une norme sociale davantage acceptable, il reste que c’est cette radicalisation qui a fini par la marginaliser encore plus en la transformant en terroriste. Le topos de la radicalisation explique ainsi la résultante d’un parcours sans toutefois parvenir à dégager dans le menu détail les causes exactes qui conduisent à cette rupture définitive et sans retour. Si le topos semble faire fi de la véritable nature du déclic qui transforme pour de bon le marginal, l’outsider, ou tout simplement un être quelconque en terroriste, ce n’est pas par raccourci ou par oubli mais plutôt en raison même de la nature du phénomène. C’est seulement au bout de trois cents pages qu’Alice et sa bande commencent vraiment à éprouver « le besoin meurtrier de s’imposer, de prouver leur puissance[15] » par la violence sanguinaire la plus démesurée. Lessing construit son roman de manière à montrer qu’il n’y a pas d’acte marquant ; il serait même impossible de pointer avec exactitude l’évènement qui a déclenché le tout et qui serait responsable de ce qui se produit par la suite, d’où le vague qui enveloppe le concept de radicalisation et qui en fait souvent un mot fourre-tout. Ce qui semble plus clair est qu’il s’agit d’un processus qui, une fois commencé, ne semble pouvoir que difficilement s’arrêter. La trame narrative de The Good Terrorist montre Alice qui se radicalise dans un univers où la norme sociale qui l’exaspère de plus en plus finit par justifier sa soif de destruction. « L’auto-radicalisation est une pente glissante de comportements de plus en plus extrêmes pavée de raisons et de justifications extrêmes qui rendent dès lors cette pente encore plus glissante[16]. » La radicalisation nourrit ainsi la radicalisation d’où l’importance de ce topos qui, faute de mieux, explique finalement que ce qui préside vraiment à ce type extrême de métamorphose pathogène ne se réduit pas à des causalités linéaires et objectivables. Telle ou telle personne s’est radicalisée avec le temps. On estime alors que son nouveau milieu, ses nouvelles fréquentations, ses lectures, ses nouvelles idées, etc., l’ont rendue méconnaissable. Dans le cas d’Alice, on ne saisit jamais le moment décisif, la raison concluante, la cause spécifique et suprême qui l’a conduite à adopter un tel comportement quoiqu’il devienne évident, à la fin de la lecture, qu’il s’agit là d’un effet boule de neige (le topos le dit : effet graduel, pente savonneuse, point de non-retour) et, qu’une fois la radicalisation terminée, elle n’a jamais plus été pareille. Mais d’autres questions demeurent. Pourquoi elle et pas Humphrey, son frère ? Pourquoi ce dernier a une vie tranquille, une famille, un emploi ? Pourquoi ne rêve-t-il pas, le soir venu, de faire sauter des voitures piégées dans le centre-ville de Londres, au même titre que sa soeur ? Comme son père ou comme sa mère, Humphrey en vient à représenter pour Alice un traître, un impérialiste stipendié, envers lequel elle entretient un incontrôlable « sentiment de rage[17] » : « Comment pouvait-il se contenter de jouer leurs jeux ? Un gentil petit emploi bien tranquille, contrôleur aérien, qui aurait pu croire que des gens choisiraient de vivre ainsi[18] ? » Alice évolue à l’intérieur d’une dialectique retorse où l’incompréhension des autres ne fait que nourrir l’estime qu’elle entretient à l’égard de ses propres folies meurtrières. On ne la comprend pas et, loin de la diminuer, cette incompréhension la rend supérieure, exceptionnelle, et donne à sa marginalité une valeur incommensurable. Cet ethos de radicalisée devient la preuve de son évolution vers une autre compréhension du réel. « Tu ne comprends pas maman, rétorqua Alice, avec une assurance sereine. Nous allons tout démolir. Tout. Toute cette pourriture dans laquelle nous vivons. Elle va disparaître. Et ensuite tu verras[19]. » Doris Lessing insiste sur cette incompréhension généralisée de manière à indiquer qu’elle est l’une des conséquences observables de cette radicalisation qui préside au destin de sa protagoniste. « Nous ne sommes pas comme eux. Ils sont révoltants[20]. » C’est cette impossibilité de la part du père à dialoguer avec sa fille qui le force à couper les liens avec cette dernière qui, en plus de lui mentir, de le voler, le blesse finalement, lui et sa nouvelle femme, lorsqu’elle vandalise la maison en fracassant la fenêtre avec une brique. « En ce qui me concerne, tu es devenue une bête sauvage. Tu n’as plus de jugement[21] », lui dira son père. Mais paradoxalement, le constat du père est loin de faire l’unanimité. Le topos de la radicalisation, qui est toujours une radicalisation par rapport à un groupe déterminé (souvent la parenté, car il précède cette métamorphose dans le temps) se superpose à celui du regroupement sectaire, de la communion dans un nouvel entre-soi, dans ce que Klaus Wasmund nommait les groupes totaux, groupe, bande, regroupement, cellule, qui s’unissent par connivence et qui ont comme caractéristique de chérir et d’alimenter les mêmes discours et agissements honnis par ailleurs et responsables de cette première forme d’exclusion, loin du milieu d’origine. L’extrémisme, l’exclusion, le refus de s’intégrer dans une vie normale que symbolise la vie d’Humphrey, le frère d’Alice, ne produisent pas toutefois à eux seuls le terrorisme, comme l’indique Marc Sageman. Les conditions d’une « précarité relative », au même titre qu’une immigration difficile, qu’un changement de milieu social important (vers le haut mais surtout vers le bas), ou qu’une difficile intégration dans des contextes divers (école, famille, travail, etc.),

ne sont certes pas l’apanage du terrorisme, mais elles en sont une condition nécessaire. Les personnes satisfaites de leur existence ont peu de chances d’intégrer un mouvement terroriste revivaliste. Elles vont de l’avant et ne s’astreignent pas à payer le coût social et les sacrifices qu’exige d’emblée un tel mouvement[22].

La marginalité d’Alice n’est pas exceptionnelle : c’est son parcours qui est mystérieux et qui souligne l’ampleur de ce malaise grandissant qui l’oppresse à un tel point que son seul apaisement se trouve dans le désir de massacrer ceux que choquent ses idées, son désir de tout abandonner et de vivre autrement dans un squat. Jusqu’à l’explosion de la deuxième voiture piégée à la fin du roman, Alice multiplie les actions insensées qui ne font qu’alimenter son ressentiment envers le monde extérieur comme si sa propre radicalisation ne pouvait se réaliser que grâce à un rejet total de sa propre personne exercé par ce que représente chez elle la normalité sociale (son passé, sa famille, les forces de l’ordre, les instances municipales, etc.). En plus de s’autonourrir constamment, la radicalisation d’Alice doit s’autojustifier de sorte que même si elle croit toujours avoir raison, même si elle se dit supérieure et méprise les idées qui ne recoupent pas les siennes, elle reste incapable de tout bêtement agir sans étaler les raisons qui la poussent à penser et à agir ainsi. Doris Lessing souligne le drame d’Alice par ses continuelles introspections : certes, elle veut tout détruire mais elle veut aussi s’expliquer.

Simplification excessive et justification par la voiture piégée

Si on s’efforce de reconstruire l’univers culturel et social dans lequel évolue Alice, avant même de se percevoir comme un agent de la terreur (idée qui ne lui vient pas en tant que telle à l’esprit), elle se considère comme une victime de cette terreur impérialiste qui secoue l’Occident capitaliste sous les règnes du libéralisme à tout rompre des gouvernements Reagan et Thatcher. Alice raisonne sur la société qui est la sienne sans, à l’exemple de ses parents ou de son frère, déshonorer sa pensée par d’incessants compromis de toutes sortes. L’injustice du monde tel qu’elle le perçoit ne peut se perpétuer indéfiniment dans le temps. Un autre topos explicatif récurrent dans les études sur le terrorisme, sur l’extrémisme ou encore à l’oeuvre dans les fictions qui mettent ces mouvements en scène est celui de la rationalisation excessive. L’être radicalisé raisonne trop de sorte que son raisonnement qui se produit dans l’abstraction finit par ne plus avoir de contact avec le réel et se perpétuer dans le vide, très loin des contingences sociales et de la banalité humaine. Il s’agit là d’un vieux topos que l’on retrouve déjà chez Burke ou de Maistre au sujet des acteurs de la Révolution française, dans l’étude sur la folie raisonnante présentée en 1867 par Brierre de Boismont, ou encore dans les explications sur le raisonnement utopique décrit dans Les Système socialistes (1902-1903) de Vilfredo Pareto. « De la même façon [que son culte pour l’abstraction], bien que le fanatisme défie toute tentative de discussion et d’explication, on l’identifie fréquemment non à une absence mais à un excès de rationalité[23] », écrit Alberto Toscano dans son ouvrage qui analyse justement sur la longue durée ce topos dans l’explication commune du fanatisme. Comme plusieurs avant elle, Alice ne pèche pas par manque de logique ou de cohérence mais par une tendance excessive à adhérer ou à produire des raisonnements irréfragables. Elle veut la justice, le partage, une société humaine qui ne repose ni sur la compétition ni sur la prédation des plus vulnérables. C’est ce qu’elle ne cesse de répéter à sa mère :

Puis d’une voix maternelle, affectueuse, Alice se mit à lui faire la leçon, « Pourquoi n’es-tu pas comme nous, Maman ? Nous partageons ce que nous avons, nous nous aidons l’un l’autre quand nous avons des ennuis. Ne vois-tu pas que ton monde à toi s’écroule ? Le temps de la bourgeoisie riche et égoïste a pris fin. Vous êtes condamnés[24]… ».

Comme le remarque Quentin Skinner au sujet de raisonnements qui apparaissent irrecevables et même douteux mais qui ont un pouvoir persuasif sur des groupes restreints (la magie, la présence d’extraterrestres, l’astrologie, les croyances sectaires, etc.), ou encore qui ont déjà eu un réel pouvoir de persuasion sur des sociétés entières (le géocentrisme, les sorcières, l’eschatologie religieuse, la colère divine, etc.) : « [I]l est possible d’avoir une croyance fausse de façon parfaitement rationnelle[25]. » « L’idée pourrait être ici que la cohérence interne d’un ensemble suffit pour les considérer comme vraies[26]. » La logique d’Alice, pour sa part, se définit de manière particulière : elle n’est pas logique au sens aristotélicien de sorte qu’elle raisonnerait à partir de syllogismes et de prémisses démontrables ou d’axiomes acceptés par « ceux auxquels il n’est pas convenable d’opposer des décisions contraires, tels que les dieux, un père, ceux qui nous ont instruits[27] » ni, encore moins, au sens scientifique où elle mettrait à l’épreuve ses croyances sur le monde à grand coup d’expériences et d’inductions. Sa logique, si on peut nommer ainsi ce qui préside à son mode de pensée, consiste à prêter une force réelle à ses croyances et une légitimité à sa propre mission. Elle raisonne dans l’abstrait qu’elle peuple d’un nombre réduit de forces agissantes (le bien, le mal ; l’impérialisme, le communisme ; la soumission, la révolte) qu’elle seule semble avoir le pouvoir de comprendre correctement. Dans cet univers, elle perçoit des acteurs en conflit, des intentions là où il n’y a souvent que du hasard ; elle identifie des effets, des corrélations et des causes qui finissent toujours par lui donner raison. Loin d’être complexes, ses raisonnements sont très simples au point qu’au lieu de s’y référer par l’idée d’un excès de rationalité, il serait plus juste d’y voir un excès de simplification. De plus, sa pensée ne semble ni relever exactement du style paranoïaque analysé jadis par Richard Hofstadter ni, à proprement dit, de la logique complotiste telle que l’analyse un Pierre-André Taguieff[28]. Alice évolue dans un univers d’une grande simplicité : l’apparente cohérence que pourraient avoir ses raisonnements n’existe qu’en raison de sa radicalisation, soulignant ainsi la puérilité destructrice autant de sa pensée que de son mode d’engagement politique. Le lecteur qui l’observe sous la plume de Doris Lessing constate qu’elle n’accorde que très peu d’importance à ce qui pourrait être nommée la complexité du monde. Alice affirme à maintes reprises qu’elle n’est « pas une intellectuelle[29] ». Par exemple, bien qu’elle admire Lénine, elle avoue tout bêtement qu’elle ne l’a jamais lu, de même qu’elle ne voit pas l’urgence de le lire[30]. Au début des années 1980, elle croit toujours au pouvoir et à la grandeur incommensurable de la Chine, de Cuba et de la Russie de même qu’à leur action imminente qui consistera à donner « un bon coup de balai[31] » de manière à éradiquer le monde capitaliste, à en faire « un paysage aplani, nu et désert, avec peut-être un peu de cendre blême voletant au-dessus[32] ». Ses connaissances politiques sont aussi minimales, ce qui lui permet d’amalgamer naturellement toutes les révoltes contre l’ordre établi qu’elle connaît dans un seul et même combat.

Des piles de tracts couvraient une table du vestibule : « Plaidoyer pour l’I.R.A. », tous ceux de Greenpeace, plusieurs livres sur Lénine, un long poème en vers libre à la gloire de Greenham Common, une large sélection de tracts du Mouvement des femmes, et sur la vivisection, le régime végétarien, l’usage d’engrais chimique, les missiles, le largage des déchets radioactifs en mer, le mauvais traitement des veaux et des poulets, et les conditions de vie dans les prisons britanniques[33].

Lessing souligne que ce bric-à-brac révolutionnaire forme, en définitive, le cadre de ses croyances et de ses cogitations les plus sérieuses qu’elle renforce et qu’elle affermit à chaque jour en saccageant toute possibilité d’avenir et en s’excluant elle-même de l’ordre établi.

Son engouement pour l’I.R.A. apparaît dans ce contexte encore plus incongru parce qu’en plus qu’elle ne soit en rien irlandaise, qu’elle ne connaisse que très vaguement le contexte politique de l’Irlande du Nord qu’elle définit comme « le haut lieu de l’agression impérialiste[34] », le roman laisse entendre que ses liens avec l’I.R.A. sont quasi inexistants. Lessing fait comprendre au lecteur qu’il serait même impossible d’utiliser le terme adhésion du fait qu’Alice n’a aucun lien direct avec cet organisme politique. Autant que Faye, une militante qui fabrique les bombes, sa visée se résume à une seule phrase : « Je veux mettre un terme à cette saloperie de foutu bordel de système hypocrite et menteur[35]. » D’une certaine manière, cette idée résume en substance la vision d’Alice et de ses compatriotes. C’est cette idée aussi qui finit par rendre légitime aux yeux d’Alice l’explosion d’une voiture piégée qui tuera au hasard des passants sur une artère à l’heure de pointe. À l’exception de son groupe et de ceux qui ici et là militeraient pour des causes similaires, Alice n’accorde plus aucune valeur humaine au monde qui gravite à l’extérieur de son petit groupe. Sa radicalisation devient socialement pathogène au moment où elle conçoit la destruction comme un acte grandiose qui n’a rien à voir avec les actions de ceux qui manifestent « en agitant des banderoles et en chantant des petites chansonnettes pathétiques[36] ». De plus, dans son propre univers mental, l’action qui propage la terreur scelle à jamais sa nature d’exception qu’elle ennoblit au moment où elle répand le sang de ses concitoyens pour un pays qu’elle ne semble jamais avoir visité. Tout l’aspect vicieux de son parcours se retrouve dans cette dialectique. Au lieu de l’horrifier, elle pense que la pratique des attentats la tire de sa marginalité pour l’incorporer enfin dans les rangs de « l’avant-garde », de la force d’élite révolutionnaire qui a « la responsabilité d’un avenir glorieux[37] ».

Le recours à la voiture piégée, que Mike Davis nomme « le bombardier du pauvre[38] » et le Pentagone, VBIED, Vehicule-Borne Improvised Explosive Devise, permet à Alice de se manifester avec fracas sur la scène de l’action politique. Comme le note Davis, qui analyse les principales caractéristiques de cette forme de terreur, l’attentat à la voiture piégée est « d’une efficacité et d’une puissance surprenante[39] », il est extraordinairement bon marché, il est facile à utiliser, il produit la « panique et la démoralisation[40] » et, surtout, il donne « un rôle exceptionnel à des acteurs marginaux » : « Les véhicules piégés procurent une marge de manoeuvre sociopolitique disproportionnée à des organisations de petites tailles, voire à des groupes improvisés, sans base sociale significative ni légitimité politique de masse[41]. » La voiture piégée est, par nature, l’arme de l’exclu, du dissident, de l’incompris, du groupuscule et des irrécupérables. Parmi les inventions tactiques que lègue à la modernité le XXe siècle (le premier attentat à la voiture piégée a été fait par des anarchistes à New York en 1920), elle semble, avec l’attaque au fusil-mitrailleur, celle qui répond le plus aux besoins du terrorisme. Même si l’attentat que produit Alice est sans commune mesure en termes de morts et d’intensité avec ceux que produit, par exemple, l’I.R.A. provisoire lors du « Vendredi sanglant » (21 juillet 1972) et dans la City de Londres (en 1992, 1993 et 1997), il offre « un spectacle époustouflant ; des corps sur le trottoir, les uns allongés, immobiles, et d’autres s’efforçant de se redresser ; des morceaux de métal, de verre brisé, de sacs, des gravats, du sang[42] ».

Lessing fabrique ainsi son roman de manière à suggérer que rien dans le parcours d’Alice ne rendait l’exercice d’une telle terreur prévisible, qu’il n’y avait aucune nécessité d’agir avec une telle rage meurtrière quoiqu’en le faisant, Alice parvient à sacraliser sa position et ses choix autant face à sa famille que face à la société. La terreur conclut pour ne pas dire sanctifie un parcours existentiel, aussi laïc peut-il être (Alice ne démontre aucune attirance envers les pratiques traditionnelles religieuses quelles qu’elles soient), et se situe en aval de la radicalisation. Sans être sa suite logique, elle est son corolaire justificatif, et dans ce sens, la preuve de la sincérité de la démarche, on pourrait même paradoxalement dire le dévoilement de son éthique, l’action qui manifeste dans l’ordre des actions politiques l’attachement réel à des croyances irrecevables. C’est pourquoi, finalement, il n’est pas exagéré de dire que cette démarche n’a rien de rationnel, qu’elle n’est pas le produit d’un excès de rationalité mais le résultat cumulatif de plusieurs raccourcis, de continuelles inductions boiteuses et de simplifications extrêmes. Tout sonne faux dans le parcours de la radicalisation ce qui, par ailleurs, n’empêche pas celui qui en est l’acteur de continuer sa route. Même si la terreur finit par devenir une ultime preuve de cohérence, ce mode de justification demeure inacceptable pour « les gens ordinaires[43] » comme les nomme Alice, pour ceux qui « n’y comprenaient rien du tout[44] ». Lessing laisse ainsi le lecteur un peu dépourvu quant au spectacle de la terreur qui reste sans explication satisfaisante. Alice n’est ni un atome déboussolé par l’impérialisme libéral de l’ère Thatcher, ni la victime du néocolonialisme planétaire qui l’empêche de se greffer à un tissu social normalisateur. Elle ne vit pas les contrecoups d’une absence sévère d’implantation ou d’une anomie quelconque. Elle est là, un peu perdue à trente-sept ans, confrontée aux aléas de la vie moderne, ce qui semble déjà à ses yeux suffisant pour devenir une bonne terroriste.