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Lieu, mémoire, temps 

En 1987, dans le cadre des célébrations entourant son 750e anniversaire, la ville de Berlin inaugurait, à l’endroit exact où s’était tenu pendant douze ans le siège de la Gestapo, une exposition nommée Topographie des Terrors. En elle-même, cette exposition n’avait rien d’innovateur : elle rassemblait quelques documents historiques sur l’une des périodes les plus sombres de l’histoire du peuple allemand. Cependant, exposée en plein air, habitant littéralement l’espace urbain de sa volonté commémorative, elle avait pour singularité d’associer directement un lieu à une mémoire[1]. L’institution berlinoise avait donc fait le choix, pour triompher de l’oubli, d’« identifier les morts selon leur localisation dans l’espace[2] » et choisissait délibérément de consacrer ce que Pierre Nora allait appeler un « lieu de mémoire[3] ». Depuis, un peu partout dans les espaces marqués par le sceau de la violence, d’autres « lieux » ont été érigés dans la logique de ce nouveau marché de la mémoire volontaire et il n’est plus rare d’entendre parler de pèlerinages sur les lieux d’anciens massacres. Dachau, Auschwitz, Birkenau, Buchenwald, mais également Murambi, Nyamata, Ntamara, Gorée, la banlieue de Soweto, le site du World Trade Center, entre autres, qui sont désormais devenus autant de lieux qui, mis bout à bout, marquent les contours d’une nouvelle géographie transnationale dont les tracés imaginaires ont été établis sous la dictée d’une nouvelle « grammaire » au sein des registres de la mémoire, régie principalement par le monde occidental[4].

Ces nouvelles exigences mémorielles ont eu pour conséquence de créer une certaine cartographie de la mémoire construite à même les procédés mnémotechniques de l’ars memoriae, c’est-à-dire sur les bases d’une technique rhétorique plus soucieuse de son pouvoir d’influence que du réel poids des morts, car le lieu, s’il commémore, ne remémore pas : il mémorise. Il accole une idée à une image et fixe le cours du temps qui passe en figeant une représentation du passé qu’il emmagasine. « Pour la mémoire artificielle, tout est action, rien n’est passion », écrit Paul Ricoeur. « Les places sont souverainement choisies, leur ordre cache l’arbitraire de leur choix ; et les images ne sont pas moins manipulées que les places auxquelles elles sont assignées[5]. » En ceci, le « lieu » – lieu commun, lieu de mémoire – s’avère être une arme politique redoutable puisqu’il (re)modèle au travers de ses réactualisations le partage du monde habitable[6]. Sa topographie célèbre une version de l’histoire, son histoire, racontée selon les demandes et les besoins discursifs du moment, au moyen d’une série de cérémonies ponctuellement renouvelées pour assurer, auprès d’une population, la légitimité des formes actuelles du pouvoir. « Mots-slogans », le « lieu » et son cérémonial se livrent donc également comme mots de passe. Ils sont les symptômes d’un temps[7] et de ces espaces qui, plutôt que d’oublier, conditionnent les mémoires à ne mettre en marché qu’un seul visage, toujours le même : celui du « mort qu’il faut ». Comme l’a montré Claudine Vidal dans un article consacré aux commémorations du génocide rwandais, à l’exception de la commémoration de 1995, chaque cérémonie a été dictée, dans ses formes commémoratives, par d’autres enjeux que les seuls enjeux mémoriels[8].

Aussi, La Fabrique de cérémonies, deuxième roman du Togolais Kossi Efoui paru aux Éditions du Seuil en 2001 – soit plus de dix ans après l’arrivée à Paris de l’auteur et la confrontation de ce dernier au « désir d’Afrique » d’un imaginaire tantôt africain, tantôt occidental –, propose-t-il le portrait d’une Afrique bigarrée, prise entre le trauma du passé, les exigences d’une mémoire construite et des souvenirs trafiqués. À travers un récit qui ébranle jusque dans ses mots la possibilité même de toute médiation authentique, La Fabrique pose la question du « lieu » comme corrélat d’une violence à la fois éditoriale et étatique en matière de mise en marché de la mémoire publique. « La parole pour vendre[9] », disait d’ailleurs János Riesz de la narration du roman de Kossi Efoui au moment de sa parution, sans référer toutefois à la concurrence que se livrent les différentes catégories d’« entrepreneurs mémoriels[10] » mises en scène dans La Fabrique. Et pourtant, oscillant entre le souvenir et la réalité, entre la vie et le spectacle, quelque part entre Paris et une ville engloutie de l’ex-Togo, La Fabrique se construit à l’intersection des régimes de la mémoire qu’elle sollicite – personnel, national, transnational, commercial, éthique, etc. – et (dé)joue sur les frontières de leurs espaces. Comme le rappelle Kossi Efoui lui-même en entrevue :

Le matériau de base qui sert à La Fabrique de cérémonies, c’est l’Afrique en général, l’expérience d’un Africain en Afrique qui a éprouvé la nécessité de réinventer la géographie « parce qu’il faut dynamiter l’espace des frontières coloniales, terrain de chasse de petits guerriers, de trafiquants en tout genre. J’ai besoin de me déconditionner de la vision apprise à l’école, j’ai besoin de travailler la géographie avant même d’installer les personnages »[11].

Déconditionner la géographie, c’est-à-dire la (to/typo)graphie du mot, du soi et de tous les préconstruits sociaux qui enferment tant des individus que des peuples entiers dans les cadres répressifs d’une étiquette, d’un « lieu », d’une image. Le présent article propose une lecture de La Fabrique qui se situe donc aussi bien du côté de la stabilité violente des « lieux » et de la carte qu’ils dessinent, que de celui des mouvements involontaires de la mémoire d’un territoire. À travers elle, nous chercherons à démontrer comment la spatialité tant géographique que textuelle mise en scène par Efoui dans La Fabrique de cérémonies façonne à la fois la mise en scène et l’espace de façon à miner la rhétorique des « lieux » décrits et à mieux imposer les fragments de la topographie des « non-lieux » d’une représentation plus personnelle de l’Afrique que le roman cherche à faire voir.

La carte et le « lieu » : stabilité, répétitions, mise en formes

Dans son ensemble, La Fabrique de cérémonies est un roman à une voix, racontant, dans une narration écartelée entre tous les noms et tous les temps, l’histoire fragmentée des violences d’un ex-pays d’Afrique à travers l’expérience anachronique d’un homme, Edgar Fall. Son parcours n’a d’égal que le morcellement d’une identité scindée entre des origines togolaises, un présent parisien et des études en ex-URSS. Catapulté sur sa terre natale par un magazine promouvant une forme de tourisme extrême, il constate, à travers l’oeil de sa caméra, que la vie, malgré l’éloignement et un semblant de démocratie, n’y est pas devenue meilleure. Pire encore, ancrée au sein d’un monde hypermédiatisé, elle n’est peut-être devenue, après tout, qu’une énorme mise en scène où acteurs et metteurs en scène défilent en cortège et où la télévision envahit de son émission unique et de ses modèles à imiter le silence d’un espace qui, depuis longtemps, ne tolère ni l’hétérogénéité des voix ni celle de leurs mémoires.

Roman au nom symptomatique, La Fabrique situe donc son récit dans le décor d’un cirque médiatique. En son sein, les prises se succèdent, les rôles sont distribués et le lecteur sent l’oeil de la caméra sur les personnages. Dès l’ouverture du récit, déjà, un premier tour de piste : un mystérieux « Maître Quelque Chose du Cirque sans nom » impose des rôles aux protagonistes du roman, et ce, alors que l’écriture scénique de la narration distribue les répliques dans un scénario facilitant sa répétition :

Et me voici donc installé à mi-fesse, échappant difficilement au canapé qui n’a pas renoncé à m’absorber, épinglé dans le faisceau des regards croisés d’Urbain Mango et de cet inconnu, Maître Quelque Chose du Cirque sans nom, qui beugle, les lèvres épousant le cornet d’une trompette invisible, déclamant les versets d’une prophétie intarissable :
— C’est une affaire qui marchera. C’est une affaire dont on parlera. C’est une affaire qui fera du bruit.
L’homme me dévisage, répétant :
— Boom du marché.
Dévisage Urbain Mango, forçant la voix :
— C’est une affaire.
Nous dévisage, Urbain Mango et moi, tout en décrivant notre rôle futur, nous décrit sous les traits d’aventureux pionniers dans lesquels je ne me reconnais pas. Nous déguisant au fur et à mesure qu’il parle, comme si nous vivions la dernière heure précédant une entrée en scène, Maître Quelque Chose du Cirque sans nom nous costumant, nous casquant, nous chaussant, nous recrutant, comptant à rebours déjà pour nous pousser enfin Boom sur les tréteaux[12].

Par ce procédé théâtral, La Fabrique confine ainsi ses personnages à des « rôles-types » aisément reproductibles et facilement imitables.

Et comme les personnages du récit sont mis en intrigue en même temps que l’histoire racontée, la configuration narrative contribue à modeler l’identité des protagonistes de l’action en même temps que les contours de l’action elle-même[13].

Par conséquent, devenue scénario, la diégèse devient un espace contraignant, une fabrique de cérémonies qui fonde sa dynamique interne sur un seul rapport de force, toujours identique, basé sur une économie du regard. Le récit enferme, de cette façon, ses personnages dans un cadre balisé par une dialectique extrême de la monstration. Si le Maître commande, c’est qu’il n’est qu’un masque, qu’une voix : il n’a pas de visage. Aussi, puisqu’il ne présente aucune prise, aucune main étrangère ne peut en tirer les ficelles, aucun metteur en scène ne peut lui dire de quitter le plateau de tournage. Le Maître est donc celui qui dévisage et il sait, à l’instar de Sony Labou Tansi, que « le corps est une traîtrise : il vous vend à l’extérieur, il vous met à la disposition des autres[14] ».

À l’inverse, les autres personnages, dont Edgar Fall, ont un corps : ils peuvent être costumés, casqués, chaussés, « épinglé[s] dans le faisceau des regards croisés d’Urbain Mango et de cet inconnu, Maître Quelque Chose du Cirque sans nom » (FC, 20). Préhensible, leur incarnation les rend vulnérables, car facilement manipulables. Corps faiblesse, corps archive, corps pantin, le corps chez Kossi Efoui se veut donc tantôt montré, tantôt désarticulé et tantôt utilisé selon les bons vouloirs du réalisateur et des mouvements de sa caméra[15]. À ce sujet, Xavier Garnier, dans un article paru dans la revue Notre librairie et consacré aux personnages de Kossi Efoui, écrit :

L’obscurité, c’est la panne du personnage. Cela ne signifie pas qu’il soit mort, il est simplement désactivé. Le pantin est momentanément désarticulé. Les textes de Kossi Efoui sont clignotants : lorsqu’un personnage est en pleine lumière, les autres restent dans l’ombre ; et chaque personnage s’allume ainsi à tour de rôle. Monter sur un plateau, sous le feu des projecteurs, revêtir un habit de lumière, telle est l’obsession des personnages-pantins dont l’unique fonction est d’être montrés[16].

Prisonniers de l’oeil de la caméra, assujettis aux volontés du libre marché de la mémoire « volontaire » et piégés par le pouvoir uniformisant des médias, voilà ce à quoi peut se résumer le portrait de nombreux personnages de La Fabrique. Toutefois, contrairement à ce que soutient Garnier lorsqu’il annonce que ces mêmes personnages « sont sans mémoire, sans souvenirs, sans passé[17] », nous affirmons que si ces derniers n’ont pas de mémoire, ce n’est que parce que l’industrie de la mémoire publique officielle leur refuse un droit de parole, qu’elle les empêche de partager leur témoignage : le surgissement de la mémoire involontaire du survivant est rarement un sujet désirable au sein de la construction du récit national et, plus encore, il se vend mal.

Éloquente en ce sens est la rencontre entre Wang Lee, « négociant en événements biographiques », et le professeur de mathématique James Elawolé dit Jacob, qui multipliera les noms[18] pour attirer l’attention du trafiquant de la mémoire sur son témoignage. Toutefois, ce dernier se révèlera rapidement trop fragmenté, trop décousu, trop difficilement mémorisable pour l’industrie mémorielle représentée dans La Fabrique. Ses « parties disjointes » (FC, 161) n’ont pas ce qu’il faut pour constituer une bonne histoire : « périmée », « démodée », sa vie, telle qu’il la présente, se résume platement à un nom et à une profession. Dans sa présentation, James n’affiche aucune douleur, aucun drame. En ceci, véritable revenant, analphabète, sujet vulnérable, il ignore tout de cette

mode du moment voulant que dans le jeu de séduction qu’implique toute conversation, Moi-même qui vous parle n’ait rien d’autre à placer que le mot douleur, ou une variante quelconque de cette douleur dont le masque approprié est un concept mis au point par l’unique télévision qui envahit la ville depuis un an : une expression à recopier sur son visage, des intonations à recopier dans son parler si on ne veut pas passer inaperçu.

FC, 169

Mais James ne savait pas. De retour d’un endroit qu’à son époque les gens ne nommaient pas, il ne connaît pas le goût du jour et ignore tout des médias. Pour cette raison, devant Wang Lee, il ne joue pas le bon rôle et ne porte pas le bon masque, car James n’est pas le « mort qu’il faut ». Il ne s’appelle pas Stepan Kovaltchouck. Il n’a pas fait cinquante-sept ans de réclusion volontaire et ne souffre pas de modalité réduite. James Elawolé dit Jacob, lui, n’a que son nom et que son ancienne profession en guise de carte de visite, mais puisque cette dernière ne convient pas, il cherchera dès lors celle qui lui accordera l’écoute dont il a besoin pour se délester du poids de sa mémoire. Aussi, James Elawolé dit Jacob accumulera les noms afin de trouver la bonne filiation. Toutefois, au sein d’un temps obnubilé par le présent de la réconciliation nationale (trait commun aux discours médiatiques présents au sein de l’oeuvre théâtrale et romanesque d’Efoui), « se souvenir, c’est désormais l’art de revivre le présent. Non pas le passé » (FC, 177).

Ainsi, de la même manière que de nombreux témoins des Commissions Vérité et Réconciliation, qui se sont tenues entre 1996 et 1998 dans une Afrique du Sud post-apartheid[19], le témoignage de James, de Jacob, d’Ata, de Marcus et de Sila ne conviendra jamais, car il est le revenant d’un autre temps, une continuité entre présent et passé indésirable. Lee n’accordera donc pas l’intérêt qu’il mérite à son témoignage et, à travers lui, par métonymie, l’institution ne cessera plus de se détourner violemment de la singularité et de l’hétérogénéité de la mémoire d’un homme qui, devenu « Elawolé (James Ata Marcus Sila) », s’est trahi en décidant de changer son personnage. À la fin de la scène, Jacob n’existera plus ; il ne sera plus qu’un masque, qu’un son, qu’une image de l’absence. Son témoignage aura disparu dans un dernier appel lancé à la mémoire contre tout le vacarme ambiant du bar. De lui ne restera plus qu’une lettre et un mot : le « o » du repos, trou noir d’une mémoire qui n’aura pas eu le temps nécessaire à son travail, toute petite tombe qui se creuse progressivement au fil des pages et qui marque, de sa présence vide, qu’à cet endroit se trouve, enfin, ce qu’Efoui tente habilement de faire émerger, à savoir une autre topographie respectueuse de ce

o qui ne traduit ni l’étonnement ni la souffrance, rien sinon peut-être qu’il est la trace insignifiante d’une vieille narration, une prière – sait-on jamais – qui aurait depuis longtemps cessé de monter […] du double-fond de [la] mémoire.

FC, 176

Le « o, o, o » du « non-lieu » fait territoire : plan en plongée de la ligne de faille 

Entre ce que décrit et ce que fait voir La Fabrique, donc, tout doit être pris à double sens, car tout, dans le roman, comporte au moins deux visages. Aussi, si le « o » peut être une syllabe, il peut être aussi un cercle, un oeil, un point, un trou. Il peut être plein comme il peut être vide, il peut être présence autant qu’absence, « lieu » autant que « non-lieu ». Ainsi, autour de ce « o », tout un réseau de signifiance s’élabore tel un tracé sur une carte des mémoires. Cependant, loin d’être linéaire, parsemé d’angles morts et de points aveugles, ce tracé introduit des syncopes que l’institution mémorielle n’avait pas prévues. Provocatrice, l’écriture de Kossi Efoui charge l’espace afin de remettre en mémoire les violences qui, parce que trop longtemps tues et trop souvent restées dans l’ombre, freinent du poids de leur trauma l’émancipation du continent noir.

Je ne sais pas ce que je suis venu chercher ici. Ici, dans le sous-sol du quartier où j’ai eu belle vie, a commencé la coulée de lave noire qui étouffera les villes, grattera les fondements géographiques de pays entiers, jusqu’à leurs noms Bénissez le To, Bénissez la Haut, Bénissez le Ni, Bénissez le Da, Bénissez le Ni, Bénissez le To, Bénissez la Haut, Bénissez le Ni s’effaçant par le bout de la mèche. C’est ici, dans le sous-sol du Quartier Nord, qu’on avait mis à couvert de la graine de prédation avant de tenter de l’étouffer en rasant.

FC, 64

De plus, dépêché par Périple Magazine sur un continent qu’il a été forcé de quitter sous les coups de l’histoire, le protagoniste ne reconnaît plus le visage de l’Afrique qu’il devrait voir. En lieu et place des splendeurs que clamaient les chants patriotiques de son enfance et qu’annonçaient les cartographies exotiques de l’administration coloniale, il ne trouve que des « résidus d’un paysage qui l’ont mis en état de se souvenir » (FC, 60). Pire, il n’entraperçoit, à travers le trou dans la bâche arrière du camion chargé de le conduire dans une ville littéralement explosée, que des monuments érigés en l’honneur d’une mémoire amputée, que les vestiges d’un continent dévoré par la mer dont le corps morcelé porte encore les cicatrices de la conférence de Berlin et celles, plus récentes, que lui ont infligé les indépendances. Coincé entre deux époques caractérisées par le règne d’une violence institutionnalisée, le paysage africain laisse entrevoir au lecteur, à même le corps d’un continent anthropomorphisé, la naissance d’une cartographie rappelant étrangement les paysages d’Hiroshima et de Nagasaki :

Une tache en forme de champignon géant au chapeau pentu formé par l’ex-Haute-Volta, l’ex-Niger, l’ex-Dahomey du Nord et l’ex-Nigeria du Nord, un champignon prenant assise sur la tige branlante de l’ex-Togo, sorte de sentier débouchant sur la mer (ou plutôt toboggan où l’on glisse du Sahel jusqu’à l’Atlantique) dénommé Route au bois mort.

FC, 64

L’ex-Volta, l’ex-Niger, l’ex-Dahomey du Nord et l’ex-Togo, une fois tous rassemblés, s’efforcent de reconstituer non pas l’Afrique idyllique des hymnes et des cartes, mais plutôt le portrait organique, quoiqu’inhumain, du chaos nucléaire.

À ce sujet, loin d’être un hasard, l’usage systématique du préfixe « ex » par la narration lorsqu’il est question de dénomination nationale confirme l’état de virtualité de la quasi totalité des pays, des villes et des quartiers dont elle traite[20]. Pour Sélom Komlan Gbanou, ce refus sélectif de nommer est révélateur et aurait notamment pour fonction de tisser, au fil de la construction de ces « non-lieux » imaginaires, un espace scénique capable de « représenter la signifiance du réel dans tout son état[21] ». Autrement dit, au coeur de La Fabrique, cette insistance ciblée de l’« ex » travaillerait le texte de façon à souligner la place qu’occupe le réel (au sens – défini ci-après – où l’entend Lacan) dans tout processus testimonial. Comme le rappelle Gbanou :

Tout le spectacle de souvenirs du pays natal, de recours à un héritage culturel confronté au solvant de l’oubli […] convient à appréhender l’être-au-monde comme un permanent travail de deuil dont l’ultime conséquence est l’impasse du vide et de la perte, impasse à laquelle tente de remédier l’écriture en se construisant, selon la terminologie de Campion (2003), une « réalité du réel »[22].

Ainsi, comme le font de nombreuses oeuvres de la « postcolonie », l’écriture de Kossi Efoui cisèle le texte telle une mémoire amnésique. Et puisque le réel, selon Lacan, constitue cet « inassimilable qui se maintient toujours au-delà du symbolique et dont l’existence irréductible ne cesse de se manifester par le retour[23] », la topographie de La Fabrique se découvre comme une topographie de l’absence. Aussi, constamment mis en échec par l’impossibilité de symboliser son trauma, telle une fabrique de duplicatas non identiques mais extrêmement similaires, le roman répètera ses scènes micro/macrostructurales[24] tant et aussi longtemps que le trauma demeurera sous l’état de ce « passé qui ne passe pas[25] », pour reprendre l’expression de Julia Kristeva.

Toutefois, un peu comme à la manière de cette mer qui, par son mouvement régulier et constant, gruge progressivement l’Afrique, le roman, à force de raconter, rogne l’inassimilé de ce « o » réel qui n’est rien d’autre que le trauma intransmissible et inimaginable des violences directes et structurelles qui sévissent dans la région. En ceci, fidèle à la circularité du « o » prononcé par James, l’appareil narratif de La Fabrique fonctionne en spirale : attiré par la force centripète de son centre vide, il tourne et revient en ajoutant, à chacun de ses passages, quelques séquences de plus à une mémoire amputée. À la manière d’une chaîne de production aliénante, La Fabrique fabrique donc des fragments : fragments thématiques, mémoriels, formels, intertextuels, … qui, une fois assemblés, restituent la totalité d’une image dont personne ne voulait se rappeler. Tels les témoignages de ces revenants que l’histoire n’a pas toujours désirés, le roman structure ainsi son récit autour d’un seul et même « non-lieu », d’une seule et même hantise : Tapiokaville, afin de combler, petit à petit, le vide trop plein de tous ces « o » prononcés en chapelet par James, par Ata, par Jacob et par Sila. Il nous rappelle que « la hantise est l’effet et le coeur du trauma[26] » et que cette hantise n’est rien d’autre que la répétition traumatique de ces expériences et impressions qui refusent de se laisser oublier.

Fonctionnant sous le mode de la réminiscence, Tapiokaville – le pays-cimetière de La Polka[27] – hante donc l’écriture et les oeuvres de Kossi Efoui comme le ferait un fantôme. Noeud sémantique lourd de sa double charge connotative[28], Tapiokaville représente ce « non-lieu » où se concentre le réel de l’expérience traumatique des violences postcoloniales. Ville souterraine, démolie et placée sous les ruines d’un quartier désaffecté, son emplacement géographique suggère qu’elle renferme une mémoire condamnée à l’absence, à l’oubli. Jamais son lieu, selon l’opinion des autorités, ne devrait être revisité, rappelé, commémoré. Condamnée, Tapiokaville ne deviendra pas un « lieu de mémoire » :

Il n’y avait jamais eu de projet ni de plan de ville nouvelle à l’horizon, mais une volonté de boucher à jamais les entrées par lesquelles on tombait dans cette ville clandestine au-dessous, ville officieuse que même ceux qui en réchappaient, graciés, toujours graciés, jamais évadés, ne savaient localiser.

FC, 182

Cependant, soumise aux exigences mémorielles de La Fabrique – véritable roman des mémoires –, Tapiokaville progressivement se recompose. Page après page, la ville souterraine perce de son obscurité sans toutefois se laisser complètement appréhender. En ceci, la trame narrative que nous propose Kossi Efoui reste fidèle au mouvement du souvenir. Elle constitue cette chaîne sémantique propre au travail non linéaire de la mémoire que seule l’écriture fragmentaire permet de rendre dans toute sa force et sa violence[29]. Au contraire de la « seule émission qui, depuis un an, occupe l’écran du matin au soir » (FC, 116) et qui ne fait que simuler pour mieux mémoriser, La Fabrique remémore ; le roman part de la logique traumatique du « non-lieu » pour modéliser la totalité de son discours et en écrire la topographie textuelle.

Ainsi, au niveau thématique, le trauma des violences devient, au coeur du récit, la matrice d’un univers où s’accumulent les « non-lieux ». De même, au niveau structurel, la narration, polymorphe, se montre incapable de toute cohésion. Divisée entre le « je », le « tu », le « il » et le « on », elle s’adresse parfois au lecteur afin de l’exclure de la toile hétéroclite de ses souvenirs, s’éprend de l’anaphore et se partage entre tous les temps. Plus encore, contagieuse, cette logique atteint même le niveau générique de l’oeuvre qui, elle, bien que posée sous la bannière du roman, multiplie ses langages pour se faire de plus en plus intermédiale. Tantôt théâtrale, tantôt cinématographique, tantôt journalistique, tantôt photographique et tantôt romanesque, elle ne nous donne, à aucun moment, directement accès au réel de ces violences inexprimables. Mais par cette intermédialité, La Fabrique se montre également stratégique, ayant appris du mythe de Persée et sachant qu’il ne faut à aucun moment affronter directement le regard de la Gorgone : il pétrifie. Pour cette raison, La Fabrique ne permettra pas au personnage photographe de Johnny-Quinqueliba de survivre, car lui a vu, de ses yeux vu, les corps, les souterrains et l’innommable. D’abord attaqué à l’oeil par une maladie indéfinissable, puis assailli par l’ombre d’un grand oiseau de proie qui sort de ses yeux, Johnny sera retrouvé mort, suicidé, au fond de sa baignoire. « Chaque témoin sait qu’il y a en lui des zones où personne ne peut pénétrer[30] », a déjà dit Régine Waintrater. Par le repos désormais éternel de Johnny-Quinqueliba, la chaîne sémantique de La Fabrique ainsi se boucle : le véritable témoin est mort des suites d’un coup tiré à bout portant, du « o » d’une balle à blanc. Il est mort d’avoir trop cherché à faire voir le « o » réel de Tapiokaville, de combler le vide de ce « o », trou noir de la mémoire.

De la valeur de la ruine : routes et parcours

Devant l’étal de cette mémoire éclatée, ne reste plus au lecteur qu’à emprunter toutes ces routes que représentent chaque mot, chaque ligne, chaque scène, chaque marge et chaque personnage[31]. D’ailleurs, au coeur de La Fabrique, alors que les villes et les pays disparaissent sous les tumultes d’une mer devenue trop gourmande, seules les routes ne semblent pas avoir été atteintes par la violence des batailles et la mouvance de l’histoire. Elles seules « ont gardé leur nom d’antan » (FC, 65), leur nom d’avant la colonisation, leur nom d’après les indépendances. Le lecteur laissé à lui-même, sans guide, entre ainsi dans La Fabrique comme on entre dans un palais des miroirs ; il se retrouve parmi des centaines de fragments laissés tels quels, épars, par un protagoniste qui, lui-même, ne connaît pas l’unité, exilé qu’il est tant dans son expérience de la réalité que dans son corps désarticulé. Roman de la mémoire, La Fabrique de cérémonies cherche donc à perdre et à rattraper son lecteur dans ce qu’il y a probablement de plus vrai dans tous ses récits : la forme des mots, la structure du dire complexe, soit la plus à même de témoigner d’un présent trouble marqué par la mort et la souffrance. Astucieux, le roman use d’une forme qui lui permet non seulement de jeter le doute sur une réalité médiatisée, un présent hypermnésique et des souvenirs fabriqués, mais aussi de responsabiliser son lecteur en lui assignant une tâche immense : celle de parcourir tous ces « non-lieux » que les violences qui sévissent depuis les indépendances n’ont pas cessé d’engendrer. En ce sens, opposant une topographie de la perte aux désormais incontournables « lieux de mémoire », l’écriture de Kossi Efoui s’efforce de rappeler ce qu’avaient oublié les fabricants de passé prêt-à-consommer au sujet des rouages de la rhétorique. Elle nous rappelle que bien qu’il inscrit dans des lieux l’image de certains savoirs, l’ars memoriae est d’abord et avant tout un parcours. Au sein de La Fabrique, alors que la terre se dérobe, seules les routes, elles, tiennent encore, et ce, malgré le temps, les violences et la force de l’histoire.