Résumés
Résumé
Si au tournant du XXe siècle la découverte de l’ordre des possibles semble ouvrir pour la pensée et l’imagination un espace infini, et par là même enivrant, les romans de Raymond Queneau, qui paraissent dans le second tiers du siècle, expriment un point de vue plus dubitatif. C’est que contrairement par exemple au personnage proustien qui peut contempler les vies possibles sans jamais se confondre avec elles, c’est-à-dire sans jamais que le je se perde dans les méandres de la virtualité, les personnages de Queneau vivent une situation plus précaire : ils ne jouissent pas d’une vie intérieure telle qu’elle leur assurerait, à tous les moments de leur parcours, la solidité du lien de soi à soi au fondement du principe d’authenticité : pour aussi belle et séduisante que la possibilité lui apparaisse, quelque chose comme une conscience inaliénable de soi le retient de s’y abandonner complètement et partant, de se perdre dans le dédale de ses fantasmes. Ainsi, tandis que le moi proustien se présente comme un astre qui attire dans son orbite tous les possibles « satellisés », c’est-à-dire des possibles qui viennent enrichir le moi et en confirmer aussi bien le pouvoir attractif que la réalité effective, le moi quenien cède successivement à l’attraction des divers possibles qu’il rencontre.
Dans Loin de Rueil (1944), roman auquel la présente étude est consacrée, la possibilité devient plus forte que la réalité ; plutôt que de la compléter, elle l’écarte ou la supplante avec pour résultat que son héros, Jacques L’Aumône, ne jouit pas d’un enrichissement qui viendrait de l’addition des possibles. Le personnage « abdique » plutôt à chaque occasion une identité pour une autre, jusqu’à se perdre lui-même ou, du moins, jusqu’à ce qu’il ne soit plus rien d’autre qu’une image, dès lors moins un personnage qu’un dispositif. Le roman de Queneau est ainsi l’occasion d’exploiter le potentiel d’un roman et d’un personnage en mettant en évidence le fourmillement des possibles et de s’interroger sur leur nature et leur valeur. Que faire de toutes les existences « irréalisées », de tous les fantômes de ces vies possibles qui nous accompagnent et ne cessent de rappeler à quel point notre vie, notre seule vie, se campe à l’intérieur de bornes étroites ? La vie que nous menons, avec son histoire, ses exigences, sa trajectoire et sa fin possible, est-elle la seule qu’il nous soit donné de mener ?
Abstract
The unearthing of the realm of possibilities at the beginning of the 20th century may well have presented thought and imagination with an infinite, and thusly exhilarating, playground. However, Raymond Queneau’s novels, published over the second third of the century, express a more doubting viewpoint. Indeed, contrary to a Proustian exponent who may observe possible paths without ever embracing them (i.e. without ever allowing the self to become entangled with a virtual reality), Queneau’s characters are more precarious. They do not have the benefit of an interiority that would at all times secure a direct link to the principle of authenticity: no matter how attractive and welcoming a possibility, some element akin to an intrinsic self-consciousness prevents the character from embracing it fully and losing himself to his fantasies. Whereas the Proustian self is a star orbited by all “satellite” possibilities that both enrich the self and confirm its attractiveness and its effective reality, the Quenian self successively gives in to all the possibilities it encounters.
In the 1944 novel The Skin of Dreams (Loin de Rueil) that is the topic of this article, possibility overtakes reality: rather than complete it, the former casts the latter aside or subsumes it in a way such that the hero, Jacques L’Aumône, cannot benefit from the enrichment that would accrue from successive possibilities. Instead, Jacques keeps changing identities at every turn to the point where he loses himself, or rather becomes nothing more than a representation, a conduit more than a character. Queneau’s opus is therefore the means to exploit the potential of a novel or character by bringing a myriad of possibilities to the fore in order to question their nature and worth. What are we to make of all these “unsubstantiated” lives, all these ghost possibilities that we carry around and that remind us of the narrow confines of our — only — existence? Our life, our background, our constraints, our goals and our possible end, are these all to which we can aspire?
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Parties annexes
Note biographique
Mathieu Bélisle enseigne la littérature au Collège Jean-de-Brébeuf, collabore au groupe de Travaux sur les arts du roman (TSAR) à l’Université McGill et est membre du comité de rédaction de la revue L’Inconvénient. Il a obtenu un doctorat en littérature française à l’Université McGill (2008) et a poursuivi des recherches postdoctorales à l’Université de Chicago (2010). Il a dirigé un numéro de la revue Études françaises (Le rire et le roman, vol. 47, no 2, 2011), publié Le drôle de roman. L’oeuvre du rire chez Marcel Aymé, Albert Cohen et Raymond Queneau (Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2010), ainsi que plusieurs études sur le roman contemporain, notamment dans les Cahiers Albert Cohen, le Cahier Marcel Aymé, Les Amis de Valentin Brû, L’Atelier du roman et Humoresques. Ses travaux actuels portent sur l’oeuvre d’Albert Cohen.
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