L’histoire est connue et commence en Grèce antique, alors que logos et muthos se confondaient en une seule voix dans la parole sacrée (hieros). Elle se poursuit jusqu’à ce qu’au siècle de Platon, où une méfiance philosophique provoque la séparation entre les légendes fabuleuses et la recherche de la sagesse, que ne sauraient détenir les poètes, ces êtres irresponsables et ne sachant d’où ils tiennent leurs discours et qui se voient pour cela évacués de la cité idéale. La philosophie n’a peut-être à cet égard d’autre origine que cette méfiance à l’égard du muthos, méfiance fascinée cependant, qui tient à distance le chant des sirènes narratives en même temps qu’elle semble sans cesse leur répondre, attachée au mât de la raison. On retrouve facilement dans l’histoire ce préjugé fondateur de la discipline philosophique. Cherchant à réveiller le sens du vocable qui désigne l’« Être », Martin Heidegger commence par mettre les choses au clair : « Philosophiquement le premier pas à faire pour arriver à entendre le problème de l’Être, c’est déjà de ne pas μύθον τινα διηγεισθαi », c’est-à-dire « ne pas se raconter une histoire ». Or, cette citation en grec, Heidegger la tient de Platon lui-même, du Sophiste plus précisément, dans lequel le personnage de l’étranger se moque des conceptions de l’Être que nous appelons aujourd’hui « présocratiques » en les qualifiant de « fables » ou de « contes », selon les traductions. C’est dire que la méfiance envers le récit traverse ce l’on nomme la tradition philosophique, de Platon jusqu’à Heidegger, sous la forme d’un soupçon fondamental porté sur la narrativité, non seulement en vers, mais aussi en prose, puisque l’étranger que fait intervenir Platon dans le Sophiste se rit tout autant de Parménide que de Démocrite ou de Thalès de Millet, l’un proposant que l’Être soit un, l’autre qu’il soit double et le dernier qu’il soit quadruple. Qui croire et qui prendre pour maître de vérité ? Tous ces drôles, dit l’Étranger, « racontent des histoires comme à des enfants », sans aucun souci de prouver logiquement ou empiriquement ce qu’ils avancent. Ils bernent ceux qui les écoutent en les berçant de légendes qui flattent leurs préjugés et les confortent dans leur ignorance. Mais il faut bien voir que ce ne sont pas seulement ces histoires-là dont se moque l’Étranger, mais de toutes les histoires prises pour vérité. Sortir de l’enfance philosophique, ce serait ainsi prendre ses distances non pas avec telle ou telle histoire, mais avec le fait même de raconter. Cette ère du soupçon, version histoire de la philosophie, porte autant sur le fait de raconter (διηγεισθαι) que sur la fable racontée (μυθοn). Il s’ensuit que ce n’est pas la qualité de la fable qui doit être remise en question, mais la narrativité elle-même. Platon croit en ce sens bien faire lorsqu’il entreprend de raconter des histoires, mais sous le contrôle serré de l’allégorie et avec le sceau de la philosophie qui guide l’auditeur dans le maquis des significations, comme un bon pédagogue mène son élève au point désiré. Les histoires ne doivent être utilisées en philosophie que dans un but exotérique, pour se faire comprendre de l’enfant qui n’a pas encore migré dans la région supérieure de la raison. Philosopher, ce serait ainsi penser sans se raconter d’histoire. Vraiment ? La question est évidemment plus complexe, car la narrativité, comme l’a souvent montré Paul Ricoeur, notamment à propos de l’histoire, cette autre discipline soupçonneuse, ne se limite pas au simple fait de raconter de la fiction. Il y a de la narrativité jusqu’à la limite de la pure …
Parties annexes
Références
- Heidegger, Martin, Être et Temps, texte traduit par François Vezin, Paris, Gallimard, 1986.
- Platon, Sophiste. Oeuvres complètes, texte traduit et notes par Léon Robin avec la collaboration de M.-J. Moreau, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1950, t. 2, p. 27-126.
- Platon, Sophiste, dans Sophiste, Politique, Philèbe, Timée, Critias, texte traduit et notes par Émile Chambry, Paris, Garnier-Flammarion, 1969, p. 5-145.