Résumés
Résumé
L’architecture d’un roman dépend généralement de certaines contraintes, telles que l’énonciation, les personnages, l’intrigue et la dimension spatio-temporelle de l’ensemble. Ces quatre perspectives construisent ainsi une oeuvre dont la cohérence répond au subtil équilibre de leur combinaison. Mais que se passe-t-il lorsque l’une ou plusieurs de ces composantes sont délibérément biaisées ? L’édifice textuel deviendrait-il alors un objet purement formel dont le contenu ne serait là que pour étayer les idées ou l’idéologie de son auteur ? Le pays (2005) de Marie Darrieussecq dessine en filigrane cette problématique. L’intrigue, la dimension spatio-temporelle et les personnages y sont aisément identifiables. Toutefois, l’énonciation pose problème par un chevauchement de voix dont les entrelacs offrent une consistance remarquable. Le paradoxe de ce texte, à la fois débridé et construit, lui confère une puissance d’énonciation qui, bien au-delà du fait diégétique, contribue à l’architecture réflexive du roman. Une architecture réflexive donc, mais sous l’éclairage d’une énonciation faite d’ombres et de lumières.
Abstract
A novel is normally constrained by such elements as its textual structure, characters, plot, and spatial and temporal dimensions. These four perspectives construct a story the coherence of which hinges on their subtle balance. But what happens when one or more of these elements is purposely skewed? Would the textual edifice become a purely formal object with its contents merely propping up its author’s beliefs or ideology ? Marie Darrieussecq’s 2005 The Country illustrates this quandary. The plot, the spatial and temporal dimensions and the characters are all clearly identifiable. However, its textual structure becomes problematic by virtue of superimposing voices. Rather than making the text incoherent, this intertwining yields a remarkably consistent result. The typographical alternation of bold and roman characters, a visual effect, coexists with these lineaments when leading to a new meaning, along the lines of what Vincent Jouve calls « Romanesque linguistic essence ». This paradoxical text, both unconfined and designed, has a powerful textual structure that goes beyond mere diegesis. This gives us a reflective architecture informed by a textual structure drawing on light and shade.
Corps de l’article
L’architecture d’un roman dépend généralement de certaines contraintes, telles que l’énonciation, les personnages, l’intrigue et la dimension spatio-temporelle de l’ensemble. Ces quatre perspectives construisent ainsi une oeuvre dont la cohérence répond au subtil équilibre de leur combinaison. Mais que se passe-t-il lorsque l’une ou plusieurs de ces composantes sont délibérément biaisées ? L’édifice textuel deviendrait-il alors un objet purement formel dont le contenu ne serait là que pour étayer les idées ou l’idéologie de son auteur ? Le pays (2005) de Marie Darrieussecq dessine en filigrane cette problématique. L’intrigue, la dimension spatio-temporelle et les personnages y sont aisément identifiables. Toutefois, l’énonciation pose problème. Un chevauchement de voix croise les fils narratifs au gré des changements attendus ou inattendus de la narration. Or, plutôt que de rendre le texte incohérent, ces entrelacs offrent une consistance rhizomatique, pour reprendre le mot de Deleuze[1]. La typographie, cet effet visuel alternant les caractères gras et standard, accompagne d’ailleurs ces linéaments au détour d’un sens à découvrir dans ce que Vincent Jouve appelle « l’essence linguistique romanesque[2] ». Car le paradoxe de ce texte, à la fois débridé et construit, lui confère une puissance d’énonciation dépassant le simple fait diégétique. Effectivement la résilience du roman Le pays révèle d’autres enjeux, comme le disent d’ailleurs Dominique Viart et Bruno Vercier, en parlant de la littérature contemporaine : « c’est une littérature qui se pense, explicitement ou non, comme activité critique, et destine à son lecteur les interrogations qui la travaillent[3] ». Une architecture réflexive donc, mais sous l’éclairage d’une énonciation faite d’ombres et de lumières.
Si le terme d’« architecture » signifie « art, science et technique de la construction, de la restauration, de l’aménagement des édifices », il signifie également, par analogie, « principe d’organisation d’un ensemble, agencement, structure[4] ». Or, comme le souligne Philippe Hamon, « les monuments, l’architecture en général, sont certainement les référents les plus fréquemment privilégiés et élus par le texte littéraire[5] ». Toutefois, il ne s’agit pas dans l’étude ici proposée de considérer l’architecture comme une ekphrasis, « un modèle codé de discours qui décrit une représentation[6] », décor d’ambiance ou moyen commode d’assurer un « effet de réel[7] », mais comme principe dynamique de construction et d’expansion. Ce principe n’est autre que le texte littéraire, déployant sous l’effet de son activation par le lecteur, la mesure de ses perspectives. L’espace qui s’y dégage ne fait plus exclusivement référence à une topologie, mais à une territorialité, toute deleuzienne, où l’agencement des significations fragmentées constitue le tout d’un seul et même devenir. C’est dans ce sens que la territorialité textuelle ouvre une dimension à investir. Sa conquête ne résulte pas d’un seul ou de plusieurs intervenants, qu’il soit lecteur, auteur, personnage ou autre suivant la typologie assumée, mais procède d’interventions combinées avec plus ou moins de succès, où seules comptent les tentatives d’arracher à l’inertie du texte ses potentialités. L’une de ces tentatives nous conduit naturellement à identifier dans le roman de Marie Darrieussecq au moins deux perspectives : la plus concrète, la typographie contrastée ; la plus abstraite, celle du sens et du sujet de la double énonciation.
Typographie contrastée
Le roman de Marie Darrieussecq est divisé en cinq parties numérotées : I Le sol, II L’État civil, III La langue, IV Les morts, V Naissances. Or la liaison de ces différentes sections, outre le fil narratif, est d’abord et avant tout visible dans la récurrence d’une typographie particulière qui n’est pas sans rappeler les effets typographiques que Michel Butor utilisa en son temps[8]. Les caractères accentués en gras y alternent avec des caractères que nous qualifierons de standard. Les premiers correspondent à la narration à la première personne, et les seconds à une narration à la troisième personne. À aucun moment, tout au long du roman, une explication n’est suggérée pour cet effet particulier d’impression. Ces deux typographies ne se chevauchent jamais, elles alternent, ou plus précisément elles s’éclairent mutuellement. Leur longueur, en nombre de lignes ou de mots, ne semble pas répondre à une logique de réitération déterminée, sauf peut-être à certains moments spécifiques où l’alternance s’accélère selon le rythme d’une mise en page que Meschonnic n’hésite pas à qualifier de « spectacle[9] ». De fait, c’est encore Meschonnic qu’il faut écouter lorsqu’il affirme que « la typographie n’est pas isolable, qu’elle participe […] chaque fois, comme la syntaxe, le lexique, ou l’intonation […], [à] un ensemble théorique-pratique qui accomplit à la fois un statut du langage et un effet de sens[10] ». Et c’est bien ce sens qu’il faut mettre au jour dans ce spectacle l’alternance typographique, car de prime abord le contraste détermine un effet de situation. Le lecteur ne peut plus désormais être neutre ou livré à sa seule et toute puissante condition. D’emblée il subit l’effet d’impression par ce texte en gras qui met en scène le rapprochement physique de la lettre et de l’oeil. Effectivement, c’est là l’une des conséquences d’une mise à la loupe d’un texte, que le tracé de ses lettres s’élargit. Avec pour conséquence une proximité plus grande du lecteur avec le texte en gras, lequel comme nous l’avons déjà souligné décline la narration du roman à la première personne du singulier, en « je ». Par contraste, le texte standard auquel fait défaut ce type d’effet conserve une distance que sa narration à la troisième personne du singulier confirme. Ce double sujet pose effectivement un problème de sens qu’il faut aborder en amont, au niveau de sa constitution, dans la sphère symptomatique de l’énonciation.
La double énonciation : sens et sujet
L’énonciation constitue, pour rester dans la métaphore architecturale, la charpente problématique de tout le roman. Elle intervient dans l’élaboration d’une territorialité textuelle comme les mouvements de formation des significations particulières ou générales du discours. En cela sa définition rejoint à la fois la constitution du sujet dont l’identité « résulte de l’ensemble des informations et des déterminations de tous ordres qui le concernent dans le texte[11] » et l’ellipse interprétative des conditions de son émission, au sens large. Ces deux voies, constitution du sujet et espace elliptique[12], répondent en partie à la tentative de combiner les approches de Jean-Claude Coquet sur l’« énonciation énoncée[13] » du texte, et l’effet d’énoncé qui « doit être reconstruit ou “découvert” par un effort d’interprétation[14] » d’Herman Parret. Plus encore, il s’agit dans notre étude de nous mettre à l’écoute du texte et de prendre en compte ce qu’il nous offre avant même d’aborder le sens qui s’en dégage.
Or le sens, dans Le pays de Marie Darrieussecq, est intimement lié au sujet énonçant, à cette première personne qui dit « je » et à cette troisième personne qui dit « elle ». Cette double narration remet en cause la notion de sujet de l’énonciation telle que les sémioticiens la déclarent :
Instance théorique dont on ne sait rien au départ, ce sujet [énonciateur] constitue peu à peu, au fil du discours, son épaisseur sémantique. Son identité résulte de l’ensemble des informations et des déterminations de tous ordres qui le concernent dans le texte[15].
De toute évidence, l’« épaisseur sémantique » du sujet énonçant à la troisième personne du singulier, dans Le pays, ne se constitue pas. Il nous est donné d’emblée, sui generis, et continue à l’être par la suite. Comme nous l’avons précisé plus haut, aucun élément ne nous est offert pour interpréter objectivement cet « effet de sens » qui, s’il est bien présent, nous échappe. On peut évidemment disserter sur ce trait particulier de l’énonciation dont la constitution ressemble à une énigme, ou tout simplement considérer qu’il s’agit d’un effet d’auteure s’inscrivant dans la volonté textuelle d’affirmer « sa voix », sans autre justification. Comme le dit Dominique Rabaté, ce type de texte « présent[e] un singulier phénomène de monstration de […] voix narrative, [il] pose la question du statut à accorder au sujet qui prend en charge la fiction écrite[16] ». Au-delà de ce statut, difficilement identifiable par le sujet en « il », c’est la relation entre ces deux entités énonçantes qu’il s’agit de mettre au jour. Au sein de leur accointance cohabitent deux principes d’évolution : narratif et diégétique.
Si la narration en « je » (typographie accentuée en gras) commence le roman, celle en « il » (typographie standard) le termine. Comment se manifeste, dans ces prémices, ce passage de l’une à l’autre typographie ? Lors des quatorze premières pages du roman, la narration en « je » s’affirme (en gras) dans le texte de façon particulière. En effet, le sujet « je » est présenté avec une barre oblique entre le « j » et le « e » du « je » : « j/e ». Cette singularité, du « je » narrant au « j/e » narré est déclaré comme suit : « Je devenais j/e. Avec le même soulagement que lorsqu’on glisse vers le sommeil, j/e basculais vers d’autres zones[17]. » Pour le moins énigmatique, le basculement de l’éveil au sommeil a pour effet de découvrir la possibilité de scinder le sujet énonçant en une entité graphiquement autre, pointant le basculement « vers d’autres zones », lesquelles peuvent faire référence à d’autres espaces délimités de la narration, de la diégèse, ou de l’interprétation que l’on souhaite en donner. Toutefois l’explication la plus proche de cette épigraphe textuelle consiste à décrire ce devenir, puisqu’il s’agit bien ici du verbe employé (« Je devenais j/e »), comme une scission lexicale dont la signification parle d’elle-même. Si le « je », en un mot, correspond bien à la première personne du singulier en position sujet, le « j/e » scindé correspond à une schizophrénie assumée par une référence au « sommeil » et autorisant le rêve impossible de se dédoubler tout en restant le « je », seul et unique énonçant. C’est en ces termes, et à l’ombre de cette perspective énonciative, que fonctionne Le pays. Le dédoublement fonde les divers niveaux du texte, balisant, peut-être avec un paradoxe à dépasser, la cohérence duale d’une altérité spéculaire tournée vers sa propre mise en abyme. C’est pourquoi le sujet énonçant, sous l’empreinte de cette typographie disjointe, en détermine la tonalité générale. À la lumière de ce fait d’écriture, la narration en « il » peut prendre le relais, dans un premier temps pour une page[18], pour plusieurs pages par la suite, et de façon plus régulière à partir de la page dix-sept. Car il s’agit bien d’un fait d’écriture ponctuel, mais déterminant toute la suite du roman, puisqu’il apparaîtra encore deux fois. À la page quarante-deux, le sujet scindé y est associé, encore une fois, au sommeil et à la présence fantomatique de « quelqu’un […] en plus » :
Je somnole. Je suis bien. J/e me dissocie lentement. Quelqu’un est à côté de moi, en plus de Tiot et mon mari […]. J/e me diffuse… J/e me regarde assise dans l’avion, j/e me regarde à travers le hublot. Le temps se dédouble[19].
Cette schizophrénie énonciative souligne la remarquable unité du processus narratif et de son activité spéculaire que nous mentionnions plus haut sous la forme d’« altérité spéculaire ». Or, après avoir démontré une nouvelle fois cette propension au dédoublement, le motif du « j/e » dissocié disparaît pour émerger en fin de roman, dirons-nous, de l’autre côté du miroir :
Il aurait fallu écrire j/e. Un sujet brisé ni schizoïde, mais fendu, décollé. Comme les éléments séparés d’un module, qui continuent à tourner sur orbite. J/e courais, devenue bulle de pensées. La route était libre, j/e courait. J/e devenait la route, les arbres, le pays. Le pays était un point d’origine […][20].
De l’autre côté, en effet, puisque le « j/e » dissocié est cette fois passé dans l’alternative énonciative du « il », l’ombre accentuée typographiquement en gras de la première personne surgissant à la lumière (typographiquement non accentuée) de la troisième personne du singulier. Et comme ce passage d’un plan à un autre s’effectue, ce sont les mots « brisé, fendu, décollé, éléments séparés » qui cadencent le discours, refusant toutefois la position intenable d’une « schizoïde[21] » pourtant bien présente. Mais ce refus de la schizoïde n’est peut-être en soi qu’une façon de garder la maîtrise improbable d’une énonciation double, voire dédoublée, dont l’effet à ce niveau de la narration provoque un retour dans le temps et fait écho au précédent « temps qui se dédouble[22] » de la deuxième occurrence évocatoire. Ou plutôt re-convocatoire et relative au début du roman de la narratrice en train de courir. À remarquer, dans ce passage, le glissement de « J/e courais » à « j/e courait » et donc de la première personne du singulier à la troisième, qui accompagne ce retour aux origines du pays dont on ne sait plus s’il s’agit du livre Le pays que la narratrice écrivaine est en train d’écrire[23], ou du pays, fait diégétique dans lequel elle vit. Cette confusion des références n’est peut-être pas si confuse. Elle ne témoignerait que du point de rencontre improbable des deux énonciations.
Dédoublement diégétique
À côté de cette perspective alternée, tout le roman de Marie Darrieussecq se situe dans le dédoublement. La diégèse en offre de multiples exemples. La première partie (I Le sol) relate la situation de la narratrice, ayant vécu à Paris, de retour dans son pays d’origine et que l’on rencontre dès les pages liminaires du roman. En plein jogging, la dissociation qu’elle décrit s’opère entre son corps et sa pensée. L’espace géographique, ici très présent, procède d’un attachement physique, par « aimantation » sur la protagoniste désireuse de dupliquer pour la naissance de sa fille sa propre venue au monde. Ce passage ressemble en effet, de la gravité terrestre au corps gravide, à un retour aux origines d’une terre-mère aux accents antiques. Au-delà de l’aspect mythologique de ce développement, la deuxième partie du roman (II L’État civil) fait entrer la narratrice de plain-pied dans la société qu’elle veut intégrer. À côté des démarches administratives que requiert cette intégration, et d’une double identité questionnant son activité d’écrivaine, son « État civil » prend forme en même temps qu’émerge son projet d’écriture intitulé… Le pays[24]. Or suite à ce questionnement et à la mise en abyme de la diégèse, la problématique culturelle de la langue donne lieu à une réflexion sur le français et son mode de fonctionnement, en contraste avec la langue du pays. Plus qu’une opposition, en réalité, puisqu’il s’agit ici de comparer une langue réelle à une langue fictive. Ce procédé qui de prime abord brouille les références ne fait que les renforcer. Il les croise pour mieux dynamiser l’histoire, la rendre crédible sans pour cela viser à conforter la fiction par la réalité, ni peut-être à l’y confronter. C’est toute la problématique du vraisemblable et de l’illusion référentielle[25], examinée par Roland Barthes, et depuis lors devenue plus jeu d’écriture que débat. Mais l’aspect ludique du roman peut ne pas être considéré comme tel dans sa quatrième partie (IV Les morts), où la narratrice expose ses difficiles relations familiales, entre une mère artiste, riche, et un père déchu, pauvre. Nouveau croisement donc où l’on constate que le dédoublement de l’histoire s’inverse : le père, alors en position de pouvoir et la mère sous sa coupe, se voit maintenant obligé de vivre dans une caravane, sur une propriété qui appartient à sa femme. De même, les deux frères, l’un adopté mais schizophrène, l’autre naturel mais mort-né, se font écho.
On pourrait multiplier à volonté les exemples et constater à quel point la diégèse procède de doubles, d’oppositions et de redondances. Toutes ces dichotomies, aussi nombreuses soient-elles, fondent cependant leur unité dans le cheminement de la narratrice enceinte, devenant au fur et à mesure de la narration, elle aussi, double. L’état de fusion mère-fille pourrait à certains égards résumer ce roman autour d’une grossesse en pleine évolution, gestation littéraire d’une diégèse qui aboutit, en fin de roman, à la naissance d’Épiphanie. Onomastique révélatrice, « manifestation d’une réalité cachée[26] », ce prénom ne pouvait être mieux choisi pour mettre un terme (à moins qu’il ne s’agisse de naître à terme) au roman d’une vie, d’une nouvelle vie, mais aussi d’une dissertation politiquement engagée, sur les naissances et accouchements de la planète, l’exemple de Grosnyï étant le plus vivace dans l’actualité d’écriture de l’auteure.
Abymes d’écriture : miroir paradoxal d’une écrivaine
Mais l’engagement de Marie Darrieussecq s’étend également à d’autres domaines : on pense notamment aux nombreuses réflexions qu’elle fait sur l’écriture en général, et sur son acte d’écriture en particulier. Comme pour brouiller les pistes, ces réflexions apparaissent dans les deux types de narration, en « je » et en « il ». Cette remarque, au-delà de l’hétérogénéité énonciative maintes fois soulignée, traduit en réalité la profonde cohérence d’un élan propre à mettre en exergue des réflexions sur un acte d’écriture en train de se constituer. Si certaines métaphores « nuages, moucherons, évaporations[27] » traduisent la naissance d’une pensée, d’autres la situent dans un espace interstitiel entre le livre en train de s’écrire et l’espace géographique de la narratrice : « Tout était distant et surréel, j’étais dans Le pays et pas dans le pays. L’espace entre les deux était un territoire, un pays possible[28]. » Par voie d’abyme, le livre cité correspond au livre dans lequel il est mentionné. La narratrice est donc en train d’écrire ce livre que le lecteur sait terminé puisqu’il est raisonnable de penser que c’est celui-là même qu’il tient dans les mains. On peut se demander si ces miroirs placés l’un en face de l’autre ne sont pas en train de réfléchir à l’infini l’image insaisissable d’une narratrice débordant de son cadre narratif. En réalité, la constitution du sujet énonciateur, « installé à la croisée des contraintes syntaxiques et sémantiques qui déterminent sa compétence et […] de l’espace de liberté relative que suppose l’effectuation du discours[29] », dont fait partie la narratrice, mais pas exclusivement, représente la problématique d’une multiplicité où « la personne de l’écriture [n’est] pas une personne[30] ». Elle est plutôt « l’absence à soi-même[31] » que souhaiterait une écrivaine en quête de sujet dans sa tentative d’exposer son oeuvre, et uniquement son oeuvre. Un peu comme si l’architecture d’un bâtiment était originale sans qu’on en reconnaisse la marque de fabrication de son architecte pourtant célèbre. Peut-être paradoxale, cette tension entre la présence nécessaire et cette absence désirée relève d’un fantasme ainsi décliné : « La grâce, c’était que ça s’écrive, que ça s’écrive sans elle : sous ses yeux les phrases galopant sur le papier[32] ». Vertige du « je » remplacé par le « ça », la tension fantasmatique d’une écrivaine en quête d’absence la mène à considérer, un peu plus loin, une autre réflexion sur l’écriture.
Après cette quête d’absence, la tentation de dédoubler l’énonciation convoque, par effet de balancier, la présence de l’écrivaine. Dans ce qu’elle a de plus représentatif, c’est-à-dire sa dimension concrète, l’écriture y est confrontée à son fonctionnement humain. Parce que le corps constitue cette charpente physique, charnelle, à la fois mouvante et articulée, le geste façonne l’écrit à son point d’origine. Entre le geste et l’écrit, entre l’humain et sa création, entre la dynamique de production et la « pesanteur[33] » de stagnation, l’espace tend à discerner la mystique (« porosité cosmique[34] ») du geste, pourtant toujours rattrapée par la contingence corporelle d’une fatigue bien tangible. En témoignent les raideurs physiques de l’écrivaine[35] et son besoin de bouger[36]. Ces références au travail de l’écrivaine apportent sans doute des éléments de vérité propres à concrétiser le paradoxe du texte écrit par l’être absent. Ce partage de circonstances ne conduit cependant pas à recréer le fantôme de l’écrivain dans son texte ; tout au plus cherche-t-il à en dessiner la silhouette sous la forme d’un témoignage original. Le caractère ostentatoire d’une telle pratique retrouve en outre cette double énonciation où les « je » et « il » se suivent, se complètent, se parlent dans un dialogue d’auteur à lecteur. Le médium textuel, ici, est véritablement discursif, au sens jakobsonien du terme, c’est-à-dire qu’il s’oriente vers un message.
Finalement, l’écriture, entre présence charnelle et absence mystique, ressemble de plus en plus aux traces d’une activité humaine où l’archéologie du geste, tant dans sa dynamique que dans son résultat, répond au besoin d’appréhender son acte.
L’alternance typographique des blocs de caractères gras et standard, dans Le pays, répond à la tentative de dédoubler l’énonciation, telle qu’Herman Parret l’envisage, c’est-à-dire dans sa dimension de reconstruction interprétative. Autrement suggéré, la mise au jour de l’énonciation ne passerait pas, comme c’est en général le cas en linguistique traditionnelle, par la modalisation et l’emploi de verbes modaux (comme pouvoir, devoir, vouloir), d’adverbes ou de locutions adverbiales, ou de toute autre marque indiquant l’adhésion ou la distance d’un locuteur éventuel au discours. Plutôt dans Le pays de Marie Darrieussecq, l’énonciation souligne la dichotomie des sujets énonçant entre le « je » de la narratrice et le « elle » d’une troisième personne distanciée. Des effets d’échos ajustent l’effet spéculaire des ombres et des lumières énonciatives au point de rencontre de deux énonciations distinctes et inopérantes, puisqu’en réalité l’unité de leur fonctionnement les fonde. Cette impossibilité contamine véritablement tout le discours du roman. L’histoire y est en effet dédoublée : personnages, lieux, intrigues disposent de leur contraire et de leur identique. Le processus d’écriture, par exemple, y est mainte fois mentionné dans sa double dimension : quête d’absence à soi-même et corporéité de sa contingence charnelle. La première, quête d’absence, relève de cette distance qui sépare l’auteure d’une oeuvre dont elle souhaite l’évidente exposition. Car derrière la façade du texte, il y a la nécessaire architecture d’un espace de réfraction : celui d’une auteure qui écrit. Cette deuxième dimension décline le geste d’écriture soumis aux aléas du corps qui l’endure, dessinant dans l’ombre de sa distance la lumière d’une humanité créatrice. Finalement, Le pays de Marie Darrieussecq ne serait, ni plus ni moins, dans l’architecture énonciative qui le fonde, qu’un lieu de partage où tendrait à s’amenuiser, entre absence et présence, entre ombre et lumière, l’impermanence de notre passage.
Parties annexes
Note biographique
Professeur de sémiologie et de littérature française contemporaine en Belgique (à la Haute École Francisco Ferrer de Bruxelles et à l’École supérieure des Arts de Saint-Luc à Liège), Philippe Willocq poursuit actuellement des études doctorales en littérature contemporaine (L’unité des oeuvres polymorphes dans la littérature française contemporaine chez Marie Darrieussecq, Olivier Rolin et Jean-Philippe Toussaint, Université Charles-de-Gaulle — Lille 3, sous la direction de Dominique Viart). Quelques publications et colloques jalonnent également son actualité de chercheur.
Notes
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[1]
Voir Gilles Deleuze et Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie, t. 2 : Mille plateaux, Paris, Éditions de Minuit, 1976, p. 13.
-
[2]
Vincent Jouve, Poétique des valeurs, 2001, p. 155.
-
[3]
Dominique Viart et Bruno Vercier, La littérature française au présent. Héritage, modernité, mutations, 2005, p. 10.
-
[4]
Ces deux définitions sont tirées du dictionnaire en ligne du Centre national de recherche scientifique (CNRS) : http://www.cnrtl.fr/definition/Architecture.
-
[5]
Philippe Hamon, « Texte, architecture, récit », Littératures & architecture, 1988, p. 6.
-
[6]
Michèle Aquien et George Molinié, « Ecphrasis », Dictionnaire de rhétorique et de poétique, 1996, p. 140.
-
[7]
Roland Barthes, Le bruissement de la langue, Essais critiques IV, 1984, p 179.
-
[8]
Voir la transcription de l’entretien de Gérard Blanchard avec Michel Butor, « Propos sur l’écriture et la typographie », Communication et langages, no 13 (mars 1972), p. 5-29.
-
[9]
Henri Meschonnic, Critique du rythme. Anthropologie historique du langage, 1982, p. 303.
-
[10]
Id.
-
[11]
Denis Bertrand, Précis de sémiotique littéraire, 2000, p. 52.
-
[12]
Voir Herman Parret, « La mise en discours en tant que déictisation et modalisation », Langages, no 70 (1983), p. 83-97.
-
[13]
Jean-Claude Coquet, « L’implicite de l’énonciation », Langages, no 70 (1983), p. 10.
-
[14]
Herman Parret, « La mise en discours en tant que déictisation et modalisation », art. cit., p. 83.
-
[15]
Denis Bertrand, Précis de sémiotique littéraire, op. cit., p. 52.
-
[16]
Dominique Rabaté, Vers une littérature de l’épuisement, 1991, p. 7.
-
[17]
Marie Darrieussecq, Le pays, 2005, p. 11.
-
[18]
Ibid., p. 14.
-
[19]
Ibid., p. 42.
-
[20]
Ibid., p. 211.
-
[21]
Cf. la définition donnée par le dictionnaire en ligne du CNRS : « PSYCH. Structure caractérielle, aux limites du pathologique, caractérisée par la tendance à l’isolement, à la rêverie, à l’intériorisation des affects, à l’abstraction » (http://www.cnrtl.fr/definition/schizoïdie).
-
[22]
Marie Darrieussecq, Le pays, op. cit., p. 42.
-
[23]
Ibid., p. 79.
-
[24]
Ibid., p. 79.
-
[25]
Roland Barthes, Le bruissement de la langue. Essais critiques IV, op. cit., p. 186.
-
[26]
Définition donnée par le dictionnaire en ligne du CNRS : http://www.cnrtl.fr/definition/épiphanie.
-
[27]
Marie Darrieussecq, Le pays, op. cit., p. 12.
-
[28]
Ibid., p. 225.
-
[29]
Denis Bertrand, Précis de sémiotique littéraire, op. cit., p. 53.
-
[30]
Marie Darrieussecq, Le pays, op. cit., p. 117.
-
[31]
Ibid., p. 117.
-
[32]
Ibid., p. 117.
-
[33]
Ibid., p. 117.
-
[34]
Ibid., p. 178.
-
[35]
Ibid., p. 178.
-
[36]
Ibid., p. 117.
Bibliographie
- Aquien, Michèle et George Molinié, « Ecphrasis », Dictionnaire de rhétorique et de poétique, Paris, Librairie générale française (Livre de poche), 1996, p. 140-142.
- Barthes, Roland, Le bruissement de la langue. Essais critiques IV, Paris, Éditions du Seuil (Points Essais), 1984.
- Bertrand, Denis, Précis de sémiotique littéraire, Paris, Nathan, 2000.
- Butor, Michel (d’après un entretien avec Gérard Blanchard), « Propos sur l’écriture et la typographie de Michel Butor », Communication et langages, no 13 (mars 1972), p. 5-29.
- Centre national de recherche scientifique, Centre national de ressources textuelles et lexicales (cnrtl),[en ligne]. http://www.cnrtl.fr/definition.
- Coquet, Jean-Claude, « L’implicite de l’énonciation », Langages, no 70 (1983), p. 9-14.
- Darrieussecq, Marie, Le pays, Paris, P.O.L., 2005.
- Hamon, Philippe, « Texte, architecture, récit », Littératures & architecture, Rennes, Presses universitaires de Rennes 2 (Interférences), 1988, p. 7-12.
- Jouve, Vincent, Poétique des valeurs, Paris, Presses universitaires de France (Écriture), 2001.
- Meschonnic, Henri, Critique du rythme. Anthropologie historique du langage, Lagrasse, Verdier, 1982.
- Parret, Herman, « La mise en discours en tant que déictisation et modalisation », Langages, no 70 (1983), p. 83-97.
- Rabaté, Dominique, Vers une littérature de l’épuisement, Paris, Librairie José Corti, 1991.
- Viart, Dominique et Bruno Vercier, La littérature française au présent. Héritage, modernité, mutations, Paris, Bordas, 2005.