Le rapprochement entre l’art et l’anarchie, ou même l’anarchisme, n’est pas nouveau, comme en témoignent les essais devenus classiques de Herbert Read ou d’Edgar Wind. Read, poète et critique d’art anarchisant, publia ainsi dès 1938 Poésie et anarchisme, un texte dans lequel il avance que En 1963, l’historien de l’art Edgar Wind, issu de l’Institut Warburg, consacra lui aussi une étude célèbre à la force subversive de l’art, en particulier de l’art visuel, rappelant que ce dernier suscitait déjà la méfiance de Platon. Si ces premières études ne mettaient guère l’accent sur les rapports entre l’anarchisme et la littérature, entendue au sens moderne, les travaux plus récents d’Alain Pessin, en France, ont depuis proposé un éclairage sociologique et historique précieux sur ces relations. Dans un contexte actuel où la dimension politique de la littérature, au moins depuis 1989, ne va plus de soi, la matrice de la pensée anarchiste ou anarchisante apparaît cependant féconde pour engager une réflexion renouvelée sur les rapports entre littérature et politique, tenant compte de la spécificité du fait littéraire moderne. À la domination de la pensée critique et révolutionnaire par les thématiques et références anarchistes à la fin du xIxe et au début du xxe siècle correspondent en effet des liens historiques attestés entre les avant-gardes du premier xxe siècle et l’anarchisme politique. De plus, les anarchistes furent les premiers, dans le contexte politique moderne, à récuser, au nom même de leurs convictions politiques, une littérature « engagée », estimant comme les critiques plus tardifs de l’engagement sartrien, que « le désengagement est en quelque manière la forme la plus authentique de l’engagement littéraire », minant d’emblée l’opposition binaire de l’engagement et de l’art pour l’art. Les anarchistes, adeptes d’une transformation culturelle en profondeur par l’éducation, rejetèrent ainsi très tôt l’idée d’art de classe. On peut donc commencer par se demander dans quelle mesure cette affinité de l’anarchisme avec la littérature en général et la fiction en particulier, au-delà de la coïncidence historique, éclaire plus généralement le fonctionnement de la littérature dans sa dimension politique ou critique. Jürgen Habermas a théorisé cette affinité dans un texte de 1980, où il écrit : L’analogie entre l’anarchisme comme mouvement de table rase dans le domaine politique et l’art moderne comme son équivalent esthétique se double ici de la mise au jour d’une affinité plus profonde entre l’acte politique et l’acte de création artistique, si bien que ce dernier, par sa dimension créatrice même, paraît investi d’un sens politique intrinsèque, nous invitant à définir une pragmatique comparée des actes politiques et littéraires. Uri Eisenzweig a consacré la première étude complète aux ramifications les plus surprenantes de cette affinité, dont on cite souvent Mallarmé comme symbole privilégié, même si son intérêt va plutôt à la bombe comme objet qu’aux anarchistes eux-mêmes. Eisenzweig relève ainsi la convergence entre des actes qui se donnent comme sans origine et des écrivains dont la conception d’un langage non-référentiel dénie la possibilité d’une opinion publique, évoquant la « rencontre de deux refus de valider la représentation, l’un littéraire, l’autre politique ». Il y aurait ainsi une parenté entre la mise en cause de la représentation de la réalité (la crise du réalisme) qui sert de détonateur à l’apparition de la littérature moderne et la crise de confiance en la démocratie parlementaire comme forme politique adéquate à l’ère des masses, crise fondatrice de la tentation révolutionnaire parmi les intellectuels du xxe siècle. Ce parallèle sert ici de point de départ à une interrogation interdisciplinaire sur les liens de l’anarchisme avec la fiction, dessinant les contours d’un modernisme qui ne se …
Parties annexes
Références
- Céline, Louis-Ferdinand, « Lettre à Élie Faure » (18 mars 1934), Lettres, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 2009 (éd. Henri Godard et Jean-Paul Louis), p. 416-417.
- Denis, Benoît « Engagement littéraire et morale de la littérature », dans Emmanuel Bouju (dir.), L’engagement littéraire, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2005, p. 31-42.
- Eisenzweig, Uri, Fictions de l’anarchisme, Paris, Christian Bourgois Éditeur, 2001.
- Faure, Sébastien (dir.), « Littérature », Encyclopédie anarchiste, Paris, La librairie internationale, 1934, vol. 2, p. 1301.
- Frigerio, Vittorio, « La vérité par la fiction : anarchisme et narration populaire », Belphégor, vol. IX, no 1 (février 2010), p. 7. Article disponible en ligne : http://etc.dal.ca/belphegor/vol9_no1/articles/09_01_vittor_verite_fr.html
- Habermas, Jürgen, « La modernité, un projet inachevé », Critique, n° 413 (oct. 1981), p. 951-996.
- Mallarmé, Stéphane, Oeuvres complètes, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 2003 (éd. Bertrand Marchal).
- Read, Herbert, Poetry and Anarchism, Londres, Faber and Faber, 1938.