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Il n’y a qu’une chance sur mille qu’une pièce

dépasse l’époque où elle a été créée.

(Jean Anouilh)

En dépit de cette épigraphe, plusieurs signes font penser qu’Anouilh (1910-1987) et son oeuvre sortent aujourd’hui du relatif oubli où ils semblaient être tombés après les hommages appuyés de 1987 où s’entendaient parfois les accents des années 1930 ; les pièces commencent à échapper à l’éclipse qui les a marquées, au moins sur les scènes françaises, appelées à ne pas s’engloutir dans l’éphémère de la société qu’elles reflètent. Plus de dix ans après le plaidoyer bien inspiré de Christophe Mercier (Pour saluer Jean Anouilh[1]), Jacqueline Blancart-Cassou vient de publier une pénétrante monographie (Jean Anouilh. Les jeux d’un pessimiste[2]). Le service des Célébrations nationales a inclus une notice dans sa brochure de 2010[3]. Enfin, outre la présente livraison d’Études littéraires, la Revue d’histoire littéraire de la France a programmé pour 2010 un numéro spécial que coordonne Jeanyves Guérin.

L’initiative, courageuse et au départ risquée de la maison Gallimard, de consacrer Anouilh par un Théâtre en deux volumes dans la Bibliothèque de la Pléiade pour laquelle les droits furent acquis à l’aube du nouveau siècle[4], n’est sans doute pas étrangère à ce réveil, qu’elle le stimule ou simplement l’accompagne. L’accueil de la critique, hormis des réserves défendables sur le principe et le contenu d’une édition anthologique, témoigne de la présence d’Anouilh dans la mémoire culturelle et dramatique. Bon spectre, la quarantaine de recensions, globalement favorables, émane en effet d’horizons sociaux et politiques très divers, et de plumes qui n’appartiennent pas seulement à la génération nostalgique des années 1950 ou 1960. Les épithètes qui rappellent une défaveur (le mal-aimé, le réprouvé) ou une inspiration (l’anticonformiste) invitent le public à une relecture, les directeurs de théâtre à un retour sur la scène. Même les courtes notices, reprises par des manuels d’histoire littéraire, lot de lieux communs, contribuent à entretenir ou réveiller une présence mémorielle. Plus pertinentes et décisives, d’heureuses formules rafraîchissent le regard comme si la relecture distanciée effaçait la patine ou l’usure : théâtre poétique ; ample autobiographie morale ; cruauté à la Daumier ; laboratoire de formes nouvelles ; mélodie faite de mélancolie, de tendresse et de colère parfois ; poésie du souvenir, des fantômes du passé. On redécouvre que, si ce théâtre ne trouve que sur la scène sa dimension authentique et sa force, il ne se refuse pas au plaisir d’une lecture dans un fauteuil.

Reste que, ces dernières années, se manifeste un goût pour de nouvelles mises en scène. Qu’il suffise d’évoquer quelques exemples récents : Becket ou L’honneur de Dieu, mis en scène par Didier Long avec Bernard Giraudeau et Didier Sandre (Théâtre de Paris, 2000) ; Léocadia (Wild Orchid) au festival de Chichester en 2002 ; Antigone, mis en scène par Nicolas Briançon avec Barbara Schulz et Robert Hossein (Théâtre Marigny, 2003) ; Le voyageur sans bagage, réalisé à la télévision par Pierre Boutron avec Danielle Lebrun et Jacques Gamblin (France 3, septembre 2004) ; un spectacle intitulé Anouilh le réprouvé au Studio Raspail (11 février 2008, avec Patrice Rostain et Jean Bouquin) ; Eurydice, mise en scène par Pacöme Rupin (grand amphithéâtre de l’ESSEC, 9 et 10 avril 2008) ; Médée au Vingtième théâtre, mise en scène de Ladislas Chollt, avec Elodie Navarre dans le rôle-titre, 2009 ; Le bal des voleurs, mis en scène par Thierry Harcourt (Sofia, 2009). Colombe va être à l’affiche de la Comédie des Champs-Élysées au début de février 2010. Divers autres projets, dramatiques ou culturels, sont en cours d’élaboration tant à Bordeaux, ville natale d’Anouilh, qu’en Belgique ou en Tunisie.

Hors du circonstanciel, Anouilh et son théâtre sont loin d’avoir épuisé les recherches possibles, d’ordre tant documentaire qu’interprétatif. Les archives privées commencent seulement à s’ouvrir et à être exploitées ; elles recèlent bien des inédits, tels que celui publié ici par Jean-Louis Barsacq qui daterait des années 1964-1965 ; même s’il ne faut pas en attendre la révélation de grandes pièces inconnues, elles illustrent au moins la constante fécondité et la diversité des talents d’Anouilh, polémiste, nouvelliste, observateur de son temps, critique occasionnel. Ne serait-il pas temps de mettre en chantier une correspondance générale ? Bien des lettres sortent des cabinets, comme celles adressées à Anca Visdei ou à l’historien Pierre Gaxotte dont Études littéraires livre la primeur. En novembre 2006 s’est vendu un lot de lettres, dont une, envoyée à Lucien Dubech, critique à l’Action française et à Candide, évoquait le travail avec Barsacq pour Le bal des voleurs. On sait tout ce que contiennent déjà les fonds publics : Bibliothèque des arts du spectacle (A. Barsacq, J.-L. Barrault, P. Fresnay) et Bibliothèque littéraire Jacques Doucet (L. de Vilmorin entre autres), Académie française (Francis Ambrière), Université d’Austin (soixante-dix lettres à Léopold Marchand). Le texte de Mandarine, montée en janvier 1933 par Pierre Fresnay, est aujourd’hui inaccessible ; pourtant il existe sous forme de deux sections manuscrites, l’une à la Beinecke Library de l’Université Yale, l’autre à la SACD (quatre-vingt-six pages qui restent à ordonner). Il faut multiplier les éditions critiques, en particulier pour les pièces qui ne figurent pas dans la Pléiade[5].

Le temps paraît aussi venu pour une biographie d’Anouilh qui pourrait se sous-titrer Une vie de théâtre. Vaste entreprise qui suppose, à partir d’une grande familiarité avec l’histoire du théâtre au XXe siècle, de fouiller les fonds d’archives, d’exploiter les correspondances, de réunir pour mieux connaître l’homme de scène les témoignages d’acteur qui existent épars. Ce serait conjoindre une meilleure intelligence de la personnalité morale et intellectuelle d’Anouilh, complexe, secrète, attachante et l’ancrage de son oeuvre dans la culture étendue du lecteur acharné qu’il était et dans les courants dramatiques dont il fut un spectateur à la fois lucide et attentif.

L’oeuvre oxymorique de ce « janséniste sous un petit chapeau d’Arlequin », qui place en son centre la vision de l’homme « inconsolable et gai », n’a pas donc livré tous ses secrets, tout ce que Roland Barthes appelait la « rumeur des signifiés seconds » qui court derrière les sourires grinçants de ses personnages et son « désespoir étincelant » (Laurent Dandrieu).

Pour ce numéro d’Études littéraires, nulle thématique préalable n’avait été définie ; mais, au gré des collaborations, se révèlent ou s’approfondissent des aspects peu ou mal connus de l’oeuvre : entrée dans l’atelier du dramaturge par l’invention des noms propres, la figure prégnante de Cyrano, les travestissements du choeur antique et le frémissement discret de l’actualité ; activité cinématographique ; éclairages renouvelés sur des pièces aussi commentées qu’Antigone et Le bal des voleurs. Les inédits et le petit dossier iconographique[6] montrent tout ce qu’il reste à découvrir pour mieux connaître l’homme que fut Anouilh et ses rapports avec le texte comme avec la scène de théâtre. En ce centenaire de sa naissance, Anouilh demeure fascinant et apte à séduire les jeunes générations, quand bien même elles ne trouveraient pas à sa lecture la « mer de délices » (Madame Figaro) dans laquelle le coffret de la Pléiade plonge Éric Neuhoff.

(Automne 2009)