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Histoire et poétique de la « poésie-journal »

Afin de qualifier les évolutions de la littérature désormais étroitement dépendante de la librairie et de sa logique commerciale, Victor Hugo forge, dans Les misérables, le néologisme « littérature-librairie[1] ». Sur le même modèle et pour la même époque, je propose d’appeler « poésie-journal » la production poétique qui trouve un lieu de publication dans la presse périodique sous toutes ses variantes (revues, journaux politiques, petits journaux artistiques et littéraires) : non pas, comme le fait Hugo, pour stigmatiser les nouvelles contraintes éditoriales et économiques qui pèsent sur l’activité littéraire, mais au contraire pour souligner la nouveauté et l’originalité littéraires d’une production poétique qui prend ainsi le risque de se mêler à la prose du quotidien.

D’abord, la chose est en effet nouvelle. Jusque-là, la poésie connaissait deux types de diffusion par l’imprimé[2] : soit l’impression et la mise en vente de recueils individuels (presque toujours, hier comme aujourd’hui, du fait de l’auto-édition de minces recueils au tirage confidentiel), soit la publication dans des revues littéraires qui, nombreuses sous la Restauration, rassemblaient des articles de critique au style académique ou professoral et des poèmes perpétuant les genres traditionnels[3], plus ou moins mâtinés de sensibilité romantique. Dans les deux cas, le poète et son oeuvre apparaissent soit isolés, soit intégrés à un ensemble textuel très homogène. Or, on sait que les premières années de la Monarchie de Juillet sont marquées par une crise profonde de l’édition poétique. Non seulement les livres ne se vendent plus — ce qui, somme toute, ne serait pas si grave économiquement, s’il reste des auteurs pour payer —, mais surtout, cette production versifiée apparaît en déphasage avec les nouveaux désirs de lecture, qui portent sur le divertissement, l’information ou la polémique et que la presse, jouissant d’un régime relativement libéral (même après les restrictions apportées par les lois de 1835), peut satisfaire beaucoup plus commodément que le livre.

Cette crise culturelle et économique de l’édition poétique est une donnée fondamentale de l’histoire littéraire du XIXe siècle. Elle a été abondamment commentée, illustrée et fictionnalisée par les premiers intéressés, qui ont popularisé le destin malheureux d’un Chatterton pour Vigny (Stello, Chatterton) ou d’un Lucien de Rubempré pour Balzac (Illusions perdues). Mais, au-delà des stéréotypes, vrais ou faux, sur la souffrance des poètes inconnus, miséreux ou méprisés, l’essentiel est la brutale disqualification culturelle de la poésie, dont témoigne notamment, au cours des années 1840, la prudente retraite des grands noms du romantisme (Hugo, Lamartine, Vigny). Cela ne signifie pas qu’on cesse de faire des vers : la versification, enracinée par les usages scolaires, reste une pratique très partagée, davantage même depuis la vague romantique, qui a fait du vers le moyen d’expression légitime des états d’âme (et des frustrations) intimes. On versifie donc, mais cette métromanie persistante, comme le montre très bien Balzac dans Illusions perdues, à la fois se provincialise et se féminise : deux signes inquiétants de sa marginalisation littéraire, dans le contexte de l’époque.

Dès la fin des années 1820 — mais plus encore à partir de la décennie suivante, où, d’une part, va s’imposer le nouveau modèle journalistique inventé par Émile de Girardin et où, d’autre part, les débats politiques laisseront une place grandissante aux questions culturelles —, il est donc clair que le sort de la littérature se joue dans la presse : plus exactement dans la presse parisienne, une presse ironique, malicieuse, joyeusement bavarde, bien plus tournée vers la réalité sociale que ne l’était le journalisme sentencieux et oratoire de la Restauration[4]. Pour que la poésie reste visible et reçue par cette nouvelle culture médiatique issue de la révolution libérale de 1830, il lui faut, à son tour, prendre pied dans le monde du journal et s’y faire accepter. C’est dans ce contexte qu’il convient de comprendre et d’interpréter le phénomène des « petits romantiques » : si ces « petits romantiques » sont restés « petits », c’est précisément parce qu’ils ont développé leur oeuvre à l’ombre, protectrice mais compromettante, de la presse parisienne, qu’ils lui ont emprunté la pratique systématique de l’ironie et de l’autodérision et que, enfin, cette oeuvre, n’ayant de sens et d’intérêt que comme production collective, perturbe les orientations fondamentalement monographiques et singularisantes de l’histoire littéraire traditionnelle.

Il n’empêche. Ce n’est évidemment pas un hasard si les poètes qui, ayant débuté sous la Monarchie de Juillet, sont parvenus à se faire une place dans le panthéon littéraire, ont tous été, sans exception, des poètes-journalistes : c’est le cas, en particulier, de Nerval, de Gautier, de Leconte de Lisle, de Banville, de Baudelaire. Ce lien historiquement indiscutable entre la poésie et le journal ne doit pas intéresser que les sociologues ou les spécialistes de l’édition et des médias. En effet, la presse ne constitue pas seulement un support nouveau, qui offre aux poètes un mode de diffusion plus conforme aux habitudes culturelles modernes, mais elle exerce une influence décisive dans leurs orientations formelles et thématiques, et c’est à ce titre que, dans la perspective d’une poétique historique des formes et des genres, elle concerne l’historien de la littérature. Telle est du moins l’hypothèse que cet article visera à préciser et à étayer : que le média journalistique a marqué de son empreinte particulière et reconnaissable l’esthétique de la littérature post-romantique, l’infléchissant dans une direction qui aurait été inimaginable si, pendant une vingtaine d’années, la poésie, déplacée de son lieu habituel et institutionnel qu’est le recueil, n’avait été obligée d’accepter l’asile précaire et hétéroclite du journal[5].

L’idée est d’ailleurs déjà bien établie et prouvée en ce qui concerne le poème en prose. On sait que l’esthétique de ces textes brefs, faits de courts paragraphes descriptifs ou narratifs, mais toujours visant à condenser une impression où l’imagination se conjugue à la volonté de saisie réaliste du monde, est directement liée à l’écriture journalistique du XIXe siècle[6]. Mais le phénomène serait somme toute secondaire s’il se limitait au poème en prose, malgré la vogue dont jouit rétrospectivement ce genre dans la critique universitaire contemporaine. Le corpus des poèmes en prose stricto sensu du XIXe siècle est en effet très limité, infiniment inférieur à celui des poèmes versifiés. C’est donc bien de l’influence du journalisme sur la littérature en vers qu’il sera question ici. Cette influence, dont les liens avec la modernité baudelairienne sont par ailleurs patents, se manifeste selon trois modalités distinctes mais complémentaires, qui renvoient toutes trois aux caractéristiques culturelles et communicationnelles du média périodique.

Grâce au journal, la poésie fait tout d’abord l’épreuve de l’actualité, dans laquelle elle est concrètement immergée selon le hasard plus ou moins concerté de la mise en page. Alors que le poème était jusque là pensé comme la quintessence de la plus secrète intériorité ou de la plus pure idéalité, il doit désormais accepter de voisiner avec la polémique politicienne évoquée dans le premier-Paris, les faits divers des pages intérieures, le Salon de peinture du feuilleton. La poésie accompagne donc le fil des événements et leur mise en récit médiatique. Le cas échéant, elle peut aussi s’y substituer. On sait ainsi comment, sous l’Empire autoritaire, la poésie a servi, grâce à ses pouvoirs propres de figuration et d’allégorisation qui la rapprochent alors de la caricature, à dire indirectement le politique, obéissant alors à une stratégie de contournement et à une rhétorique de l’allusionnisme qui sont celles de l’ensemble de la presse. En second lieu, la poésie fait encore, par le journal, l’expérience de la banalité, de cette quotidienneté triviale ou insignifiante dont, là encore, la presse est obligée de prendre la mesure et dont Champfleury, autre écrivain-journaliste, va tirer son esthétique du réalisme : à longueur de colonnes imprimées, le monde moderne envahit ainsi l’imaginaire collectif et déborde sur l’espace poétique. Enfin — et c’est peut-être là l’essentiel — le poète fait par la presse l’expérience de l’altérité. Sa parole n’est pas unique, elle n’est pas non plus en harmonieuse correspondance avec celle d’autres poètes, mais elle se mêle au brouhaha confus et dissonant du texte journalistique. La vraie polyphonie n’est pas celle du roman, où il reste toujours un narrateur ultime pour mener le jeu, mais celle du journal où le poète-journaliste doit insérer sa voix sans la fondre dans le concert du groupe. Il est trop facile, à ce propos, de rappeler l’affirmation exacerbée de la singularité, le mépris affiché du bourgeois, l’aristocratisme provocateur qui sont les moments attendus de la scénographie poétique du XIXe siècle ; mais peut-être sont-ils les effets obligés, et somme toute négligeables, de cette situation exceptionnelle où, pour la première et la seule fois de l’histoire littéraire, les poètes ont été contraints de se confronter directement à la prose cacophonique du monde.

Telles sont, du moins, les convictions historiques qu’une longue fréquentation à la fois des journaux et des poètes du XIXe siècle m’ont conduit à me forger. Pour en administrer les preuves, il faudrait procéder au dépouillement systématique de la presse de la Monarchie de Juillet et du Second Empire — en totalité ou plus raisonnablement par échantillonnage, — faire le relevé de tous les poèmes publiés, analyser non seulement les poèmes eux-mêmes, mais aussi la totalité des numéros de journaux ou de revues qui les contiennent. Par défaut et à titre de contribution monographique à cette vaste enquête historique, j’ai choisi, afin de ne pas me contenter d’illustrer mes hypothèses par des exemples arbitrairement choisis dont la représentativité serait très sujette à caution, de mener dans le cadre de cet article l’étude exhaustive de toutes les prépublications en périodiques des futurs poèmes des Fleurs du mal de Baudelaire, soit de 54 poèmes sur les 100 qui composent le recueil de 1857, auxquels 32 s’ajouteront dans le recueil de 1861, également prépubliés dans des périodiques entre 1857 et 1861. Cette étude permettra de tirer un double enseignement. Sur le plan diachronique, elle changera sensiblement la physionomie et le sens de l’oeuvre baudelairienne, l’inscrivant dans une dynamique historique et collective qui fait évidemment défaut aux recueils de 1857 et de 1861, qui en sont les deux terminus post quem successifs. Synchroniquement, elle montrera que chaque poème fait système avec la totalité du périodique qui le contient — que ce système résulte d’une stratégie élaborée par Baudelaire lui-même ou qu’il découle de la perception globale qui s’impose au lecteur de journal ou de revue[7].

Ou plutôt, qui devrait s’imposer. Car il ne faut jamais perdre de vue que la plupart des effets de sens qui seront pointés dans les pages suivantes sont à l’époque passés inaperçus, tout simplement parce que les poèmes sont des textes accessoires, glissés dans les colonnes des journaux ou des revues souvent par simple esprit de camaraderie envers les auteurs, surtout lorsqu’ils sont eux-mêmes des journalistes. Baudelaire, comme la plupart de ses confrères en versification, a été critique artistique, littéraire, voire théâtral, journaliste politique (en 1848), traducteur, auteur d’articles de fond, autant et davantage même que poète : il a d’abord été un polygraphe, écrivant dans le cadre globalement polygraphique du périodique. À moins de commettre le pire des anachronismes, on ne doit surtout pas oublier que cette poésie-journal du milieu du XIXe siècle a été a posteriori panthéonisée par la tradition scolaire, et que cette panthéonisation en a radicalement changé le visage et la signification historique. Le poète de 1840 ou de 1850 est poète parce qu’il a accepté de se mêler à l’espace littéralement banal du journal, et cette banalité assumée en constitue peut-être la principale singularité et la première dignité.

Baudelaire (1) : l’apprentissage d’un poète bohémien

La stratégie de publication de la première pièce des Fleurs du mal, « À une créole » (intitulée « À une dame créole » dans le recueil final) est à l’image d’un poète débutant, parfaitement représentatif de cette génération d’écrivains journalistes qui s’est résolue à fournir en textes le système médiatique, tout en le maintenant à distance par une stratégie multiforme d’ironie et de fantaisie littéraires. Le poème lui-même aurait été inspiré à Baudelaire par la femme de M. Autard de Bragard, qui l’a accueilli à l’île de la Réunion pendant son voyage de 1841. Il s’agit donc d’un éloge anodin, sur le mode de la poésie ronsardisante, dont le ton et le décor sont visiblement imités dans les deux tercets :

Si vous alliez, madame, au vrai pays de gloire,

Sur les bords de la Seine, ou de la verte Loire,

— Belle digne d’orner nos antiques manoirs. —

Vous feriez, à l’abri des profondes retraites,

Germer mille sonnets dans le coeur des poètes,

Que vos beaux yeux rendraient plus rampants que vos Noirs.

Resituons maintenant le poème dans le numéro de L’Artiste où il paraît, le 25 mai 1845. La livraison commence par un compte rendu des tableaux de paysage présentés au Salon, puis par une présentation des nouvelles sculptures de la barrière du Trône, à Paris. Vient alors un premier article polémique sur la vie littéraire de l’époque, présentant sur un ton vif de « Nouvelles doléances sur le grand format » : en fait, sur le tout récent agrandissement du format des journaux politiques quotidiens, qui risque d’avoir pour conséquences également fâcheuses un nouvel envahissement de la presse périodique par les romans-feuilletons et une concurrence déloyale faite à la vraie presse littéraire. L’auteur de l’article, qui signe A. D., conclut à la double décadence de la politique et de la littérature, reprenant un lieu commun anti-gouvernemental qui parcourt toute la Monarchie de Juillet :

Un fait à constater d’abord, c’est que la politique, dans tous les partis, est à cette heure impuissante à faire seule prospérer un journal. Le Constitutionnel, qui, comme la Presse, annonce un format gigantesque, celui du Times, laisse à entendre que le développement nouveau de ses colonnes tournera surtout au profit des choses littéraires (si toutefois les romans que vous savez sont bien de la littérature) ; ce qui est évidemment confesser l’impuissance du levier politique pour émouvoir à cette heure les masses.

Suivent deux récits dont les auteurs sont deux figures de la bohème romantique, Henri Murger (« Les amours d’un grillon et d’une étincelle ») et Petrus Borel (« Le général Marceau et Clémence Isaure »). Curieusement, ces récits sont à leur tour escortés d’une charge virulente d’Amédée Achard contre « Les Gens de Lettres depuis 1830 », qui auraient abandonné les manières « honnêtes, laborieuses, croyantes » de la Restauration pour les « moeurs décousues, débraillées, sans pudeur » de l’époque actuelle, où les écrivains de la bohème seraient voués à la stérilité pour gaspiller dans les cafés le « feu d’artifice éblouissant » de leur esprit. La condamnation finale est sans appel (et ne manque pas de pertinence) :

Chose invraisemblable et pourtant vraie, ils se sont égarés, — nous pourrions presque dire perdus, — parce qu’ils ont fait entrer dans la vie une chose qui est du domaine littéraire, la fantaisie. Ceci a bien l’air d’un paradoxe, et rien n’est plus réel. Tous ont voulu suivre la bannière de l’imprévu, et faire du caprice la boussole de leur voyage parisien.

De fait, le trio de poèmes qui succède à cet éreintage de la littérature de Juillet semble choisi tout exprès pour lui apporter une confirmation versifiée. Le premier (« Sur un pastel fait d’après le portrait de van Dyck » d’Eugène Tourneux) oppose nostalgiquement à la gloire du peintre flamand les « chétives fleurs » et les « fruits avortés » du poète. Quant au poème de Baudelaire, on a vu qu’il était tourné à la fois vers l’ailleurs exotique de l’océan Indien et le jadis idéalisé de la Renaissance française. En troisième position, Louis Ulbach, sous un titre à l’allure étrangement baudelairienne (« Nonchaloir »), termine par l’éloge du rêve et de la nonchalance poétiques (« Tout poëte est un roi couronné de brouillard ») qui préfigure la célèbre procrastination. Enfin la livraison se termine par des explications techniques sur « la galvanoplastie appliquée aux arts » et notamment à la gravure, puis par la chronique de la vie culturelle (« République des arts et des lettres »).

À défaut de l’analyse minutieuse qu’il est impossible de mener ici, il faut noter brièvement quelques traits saillants, qui intéressent l’interprétation historique de la littérature journalistique en général, de la poésie-journal de Baudelaire en particulier : 1) la majeure partie des articles contiennent ou supposent un jugement, politique et social, sur l’époque. Cette communauté de préoccupations n’empêche d’ailleurs pas les divergences : Achard est un conservateur, qui s’engagera dans la lutte politique après 1848 et combattra l’insurrection en juin de la même année ; Baudelaire sera un témoin passionné de la révolution de février et soutiendra les idées socialistes de Proudhon avant les journées de juin ; Ulbach sera l’un des acteurs de l’opposition républicaine à la fin de l’Empire, avant de s’en prendre à la Commune dans son journal La cloche. 2) Cependant, dans le contexte des années 1840, ce malaise idéologique diffus se manifeste indirectement par une interrogation collective sur la vie culturelle et sur le métier d’écrivain. Il est très frappant de constater que plusieurs textes portent sur la littérature elle-même et sur sa situation : donc non pas tant sur des questions esthétiques générales que sur les conditions très concrètes de la pratique littéraire. 3) Dans cette perspective, chaque article[8] apparaît comme l’élément d’une mosaïque où, malgré les différences, voire les contradictions, un dessin (ainsi qu’un dessein) global finit par transparaître, ainsi que la secrète connivence qui réunit les auteurs malgré les différences apparentes : car le romancier Achard pouvait se sentir viser par la charge de « A. D. », et Murger, Borel et Baudelaire, par les vitupérations du même Achard contre les brillants bavardages de la bohème. Les trois pièces en vers, à l’allure si sage et à l’éloquence si pesamment alanguie, apparaissent alors pour ce qu’ils sont aussi, sans doute à leur insu : des allégories figurant sous trois formes distinctes ce que disaient polémiquement les « Nouvelles doléances sur le grand format », à savoir l’incongruité, culturelle tout autant qu’artistique, de la vraie littérature.

Comme L’Artiste reste une revue culturelle sérieuse, il faut néanmoins admettre que le dessin de la mosaïque n’y apparaît que comme en filigrane, ainsi que les effets de sens qui lui sont associés. Il en va tout autrement avec la parution de la deuxième pièce des Fleurs du mal, publié le 14 novembre 1847 dans un quotidien de la petite presse parisienne, Le corsaire : cette fois, les complices de la bohème littéraire peuvent s’en donner à coeur joie. Pourtant, le texte de Baudelaire paraît encore plus inoffensif et insignifiant : c’est le célèbre sonnet des « Chats » (« Les amoureux fervents et les savants austères […] »), qui ne semble à première vue qu’un exercice de style poétique. Mais il faut y regarder de plus près. Le poème est publié à l’intérieur d’un feuilleton narratif de Champfleury, consacré à son chat Trott et s’achevant sur le récit très émouvant de sa mort : « Le lendemain matin, je fus réveillé par deux cris. — J’ai tort de dire ainsi. — Deux notes telles que je n’en entendrai jamais de pareilles. C’est comme deux douces notes de flûte, qui passeraient dans un crêpe noir. » Or le premier-Paris de ce même numéro du Corsaire est précisément intitulé « De profundis », proclamant joyeusement et prématurément la fin des hommes de Juillet, condamnés pour leurs moeurs corrompues et égoïstes, semblables à des « millionnaires naufragés qui, en vue d’un pays pauvre et désert, aiment mieux se noyer que de commencer une nouvelle vie ». Le contraste est clair et instructif : alors que les politiciens ne méritent que sarcasmes et dérision, l’émotion vraie va aux souffrances du chat.

Le chat, tel qu’il est blasonné par Baudelaire, symbolise ainsi la superbe indifférence que le poète doit manifester à l’égard du cours politique de la France louis-philipparde. Également, d’ailleurs, à l’encontre des nostalgiques réactionnaires de la Restauration : dans son récit même, Champfleury précise, à propos du 21 janvier 1840, les goûts culinaires de son chat, qui se contente de mou, à l’exception des jours de fête, où il exige du foie. Or le carillonage de l’église Saint-Germain-des-Prés, le 21 janvier (jour anniversaire de la mort de Louis XVI…) lui fait croire à une fête : car « pour un mariage ou un enterrement de première classe, les sonneurs mettent tout en branle ». Morale de l’histoire, ouvertement moqueuse et méprisante à l’égard du culte monarchique : « Trott ne comprend pas ou ne veut pas comprendre que les joies et les douleurs particulières ne me regardent pas ; il veut du foie, il refuse du mou. Inconvénient de demeurer près d’une église et d’avoir un chat doué d’une telle perfectibilité de l’oreille. Je suis obligé de déménager. » Concluons sur ces deux premières publications baudelairiennes. Elles permettent de vérifier que, d’une part, la contestation politique est omniprésente dans ces milieux de la presse artistique et littéraire et que, d’autre part, l’esthétisme distancié et impassible de Baudelaire est systématiquement instrumentalisé dans une stratégie globale d’ironisation journalistique.

L’ironie tourne à la franche blague dans la livraison de juin 1850 du Magasin des familles, où paraissent deux poèmes pour le moins ambigus, « Châtiment de l’orgueil » et « Le vin des honnêtes gens ». Dans le premier, un théologien pris d’un prétendu coup de folie apostrophe « Jésus, petit Jésus » pour le traiter d’ « objet dérisoire » : la chute, qui le présente devenu lui-même « des enfants la joie et la risée », ne suffit évidemment pas à effacer le sacrilège. Quant au deuxième, il propose un éloge du vin qui s’achève par une moralité et deux comparaisons aussi incongrues l’une que l’autre :

En toi [l’homme] je tomberai, végétale ambroisie,

Comme le grain fécond tombe dans le sillon.

Et de notre union naîtra la poésie

Qui montera vers Dieu comme un grand papillon !

On sait bien que les papillons ne montent ni très haut ni très droit… Pour mesurer la dose de malicieuse ironie ici distillée, il n’est pas inutile de relire ces quelques lignes du prospectus du Magasin des familles, lancé en septembre 1849 :

Le magasin des familles contiendra […] les parties les plus diverses qui forment les joies intérieures ; on y retrouvera, à côté de l’article sérieux qui rend les pères pensifs, le conte des fées aux doux miracles, qui séduisent les petits et les grands enfants. […] On parlera au vieillard des grandeurs du temps passé : au chef de maison, des nécessités de l’époque actuelle ; aux enfants, des légitimes espérances de l’avenir ; aux artistes, du génie ; aux âme pieuses, du salut ; à tous, de ce qui est dangereux à faire et glorieux à imiter. 

Ou, encore, cet avertissement publié en août 1850 par le directeur Léo Lespès, deux mois après les textes de Baudelaire :

La rédaction du Magasin des familles restera d’une irréprochable moralité […] La jeune fille, l’enfant naïf, le chrétien le plus fervent, pourront lire les pages de ce gentil Journal, sans qu’il reste dans son esprit d’autre impression que celle d’une vive admiration pour les grands caractères et les grandes vertus ; d’une foi vive dans les vérités si consolantes de la religion. 

De fait, les deux poèmes perfidement vénéneux des futures Fleurs du mal sont publiés, sous le titre improbable de rubrique « Poésies de la famille », entre l’histoire de la célèbre madame Tallien (rubrique « Femmes de l’Empire ») et la traduction d’un conte d’Andersen, « Le Soldat de plomb, tendre et constant », (rubrique « Contes des veillées de famille »). Le disparate de l’ensemble, précédé d’ailleurs d’une érudite « Histoire de la dentelle » (rubrique « Arts usuels de la famille »…) se passe de commentaires.

Enfin, dans cette veine ironique où le politique et le poétique se rejoignent le plus souvent, un sommet est incontestablement atteint avec la publication du premier vaste ensemble de poèmes de Baudelaire : « Les Limbes », dans Le Messager de l’Assemblée du 9 avril 1851. Le contraste est saisissant et prend une coloration presque tragique entre les deux parties de la première page. Dans la partie supérieure, le premier-Paris de ce journal conservateur, signé Félix Solar, s’oppose solennellement aux projets de révision constitutionnelle qui permettraient à Louis-Napoléon Bonaparte de se représenter à la présidence de la République et invite les partisans de l’ordre à reporter leur énergie sur les futures élections législatives. Dans le feuilleton du rez-de-chaussée, les poèmes de Baudelaire ne font que concentrer dans des vers à la perfection glaciale les images de mort (« Pluviôse irrité contre la ville entière », « Le Mauvais Moine », « Dans une terre grasse et pleine d’escargots », « La Mort des artistes », « La Mort des amants », « Il est amer et doux pendant les nuits d’hiver ») ou de ténèbres (« L’Idéal », « Le Tonneau de la Haine », « La Béatrix », « Les Hiboux »). Seul fait apparemment exception le sonnet « Les Chats » qui, placé au milieu de cet ensemble lugubre, confirme sa valeur emblématique et symbolique. Le contraste n’est pas seulement saisissant, il est aussi et surtout extraordinairement significatif. C’est d’abord la première fois que Baudelaire publie des vers dans un journal politique sérieux et confronte directement sa poésie à la grande presse. Ensuite, il n’est plus un simple versificateur ironiste mais, après l’illusion de la Révolution et la déception des journées de juin 1848 et avec la menace grandissante du coup d’État, il se représente désormais comme un fantôme échappé du royaume des morts, un mort-vivant enfermé dans son ennui et sa haine du monde. En fait, ce feuilleton du Messager de l’Assemblée marque l’acte de naissance pour ainsi dire public du Baudelaire des Fleurs du mal, de cette âme spectrale exilée parmi les hommes et condamnée à errer aux marges de l’Enfer, selon la conception théologique des limbes[9].

Baudelaire (2) : du journal à la revue, de la revue au livre

De publication en publication, Baudelaire accomplira donc imperturbablement le même geste, renvoyant au monde faussement brillant du Second Empire l’image à la fois caricaturale et esthétiquement quintessenciée de son envers hideux ou misérable, de l’enfer enténébré de ses crimes ou de ses plaies. Aussi les pièces parues le plus près du coup d’État sont elles aussi les plus violemment engagées. Mais le ton a changé et celles-ci n’ont plus rien de la fantaisie railleuse des premières publications. Bien sûr, Baudelaire a lui-même évolué, a figé et enveloppé d’amertume son rire satirique de petit romantique. Mais le contexte éditorial s’est aussi modifié. Sous une administration impériale très efficacement répressive, il n’est plus possible de se moquer ou d’attaquer à visage découvert, seul ou grâce aux plaisanteries par ricochets qu’autorise la polyphonie journalistique. Il faut donc condenser, masquer, transfigurer, impliciter toujours davantage : les jeux ironiques de la surface versifiée laissent de plus en plus la place à une stratégie raisonnée et systématique d’opacification poétique. La presse quotidienne — même celle des petits journaux — est d’ailleurs moins accueillante et, par nécessité, plus méfiante : c’est désormais dans les revues que les poèmes de Baudelaire trouveront souvent asile, et ce repli de la poésie qui s’amorce alors vers des périodiques plus spécialisés annonce déjà la pratique parnassienne et, surtout, les revues fin-de-siècle. À cette circonstance s’ajoute enfin pour Baudelaire une préoccupation plus personnelle. Maintenant qu’il en est définitivement venu à désespérer et de son époque et de la politique, l’obsession du livre à faire vient au premier plan, et les parutions de poèmes dans les journaux ou les revues jouent beaucoup plus nettement qu’avant un rôle véritable de prépublication, déterminant le choix et le rythme des sorties.

Ces principes généraux posés, reprenons la chronologie. Presque jour pour jour deux mois après le coup d’État, Baudelaire commence très fort, en publiant dans la Semaine théâtrale du 2 février 1852 « Les deux crépuscules » : les évocations successives des crépuscules du matin puis du soir effacent littéralement le Paris diurne, laborieux et honorable, pour lui substituer la double image de ses miasmes nocturnes — le crime, la prostitution et tous les cortèges des désirs inassouvis — dont la dénonciation avait suffi à faire d’Eugène Sue un dangereux socialiste et dont Hugo agitera à nouveau bientôt la menace dans Les misérables : sous le Second Empire soucieux d’exhiber, particulièrement à Paris, les signes de sa prospérité et de sa respectabilité, la représentation des bas fonds est en soi un acte de dissidence. Nouveau diptyque en novembre 1852, cette fois dans la Revue de Paris. Baudelaire y renouvelle la profession de foi de pessimisme et de désespérance absolue qui caractérisait « Les Limbes ». Dans un premier texte (« Le Reniement de saint Pierre »), il condamne non seulement l’indifférence de Dieu, comparé à « un tyran gonflé de viande et de vins », mais encore l’esprit d’amour et de bonté de Jésus, qui a eu le tort encore plus monstrueux d’inculquer aux hommes la folle espérance d’un au-delà meilleur et consolateur. Dans le deuxième (« L’Homme et la mer »), on peut croire, jusqu’à la dernière strophe, que l’homme, cette fois face à la mer et sa puissance toute naturelle, fait cette fois l’épreuve de la liberté ; hélas, la chute nous apprend que ce plaisir de la liberté commun à l’homme et à la mer n’est rien d’autre que leur passion partagée pour « le carnage et la mort ». On est d’ailleurs tenté de soupçonner, derrière cette double moralité, religieuse et humaine, un article indirect de critique littéraire et une réponse voilée à Napoléon le Petit qui venait de paraître à l’été 1852 en connaissant un succès prodigieux et qui, justement, avait obligé son auteur à quitter Bruxelles et à s’exiler une nouvelle fois, par-delà l’océan et face à lui, sur l’île de Jersey. Or Napoléon le Petit s’achevait, malgré tout, par une déclaration de confiance envers la providence divine : Hugo, aux yeux de Baudelaire, était sans aucun doute aussi fautif que Jésus pour persister à entretenir l’illusion dans le devenir de l’Humanité.

Rien de tel, par contre, dans le numéro du 8 janvier 1854, où Baudelaire publie une paire de sonnets intitulée « Les Chats », dans le Journal d’Alençon, dont son ami et futur éditeur Poulet-Malassis vient de prendre la direction et qu’il n’a évidemment pas l’intention de compromettre, du moins si tôt, d’autant qu’un journal de département est étroitement soumis à la vigilance de la Préfecture. Les deux sonnets réunissent, mais sans leurs titres respectifs, le poème « Les Chats », déjà publié deux fois — ce qui prouve à nouveau son caractère personnel et semble une sorte de signature baudelairienne —, et « Le Chat », à l’inspiration plus érotique : c’est en somme le Baudelaire privé et intime que le poète choisit de présenter dans ce cadre. Une telle prudence n’est pas de mise dans Jean Raisin, revue joyeuse et vinicole. Non seulement sa diffusion est très limitée, mais elle est un repaire de contestataires : on sait que l’éloge du vin et de l’ivresse a dans la deuxième moitié du XIXe siècle une très forte connotation républicaine, qui ne sera d’ailleurs pas sans conséquence sur les progrès de l’alcoolisme populaire. Outre quelques articles plus documentaires ou anecdotiques sur le vin et la viticulture, le numéro du 15 novembre 1854 où paraît « Le Vin des chiffonniers » comprend ainsi un éreintage de la critique parisienne par Gustave Mathieu — notamment, quoique de façon allusive, du très conservateur Gustave Planche, « ce critique bouffi et impuissant, cette masse de suif qui ne se meut qu’à l’aide de poudre d’iris » —, l’évocation du culte bachique et dionysiaque par Pierre Dupont, le poète-chansonnier de 1848, l’éloge par Pierre Bry, le directeur de la revue, du jinglard, « l’ancien vin à 4 sous », « le vin du pauvre », « le vin de tous les imprimeurs réunis, des chiffonniers et des croque-morts, des soldats et des flâneurs, des artistes et des grisettes ». Quant au poème de Baudelaire, qui chante les louanges des chiffonniers, qui, « sans prendre souci des mouchards ténébreux […] jurent qu’ils rendront toujours leur peuple heureux », sa portée politique est évidente.

Passons ensuite sur l’insertion, à l’intérieur d’une partie de L’assassinat du Pont-Rouge de Charles Barbara publiée dans la Revue de Paris du 15 janvier 1855, du sonnet « Que diras-tu ce soir, pauvre âme solitaire […] », pour nous attarder sur la première apparition publique du titre Les Fleurs du mal. Dans sa livraison du 1er juin 1855, la Revue des deux mondes publie en effet sous cet intitulé dix-huit poèmes du recueil éponyme, et rien ne montre mieux la maîtrise que Baudelaire a alors acquise des médias périodiques. La Revue des deux mondes est à cette date une revue vénérable, ayant pignon sur rue et exerçant un magistère intellectuel évidemment détestable aux yeux du poète ironiste. Le titre est d’ailleurs accompagné d’une note où la rédaction semble devoir s’excuser tout en manifestant à l’égard du poète dévoyé une désapprobation indulgente :

En publiant les vers qu’on va lire, nous croyons montrer une fois de plus combien l’esprit qui nous anime est favorable aux essais, aux tentatives dans les sens les plus divers. Ce qui nous paraît ici mériter l’intérêt, c’est l’expression vive et curieuse même dans sa violence de quelques défaillances, de quelques douleurs morales que, sans les partager ni les discuter, on doit tenir à connaître comme les signes de notre temps. Il nous semble d’ailleurs qu’il est des cas où la publicité n’est pas seulement un encouragement, où elle peut avoir l’influence d’un conseil utile, et appeler le vrai talent à se dégager, à se fortifier, en élargissant ses voies, en étendant son horizon. 

Et Baudelaire lui-même, par une épigraphe d’Agrippa d’Aubigné, s’estime obligé de se justifier, invoquant, exactement comme le faisait les romanciers libertins du XVIIIe siècle, l’utilité morale qu’il y a à dévoiler les vices :

On dit qu’il faut couler les exécrables choses

Dans le puits de l’oubli et au sépulchre encloses,

Et que par les escrits le mal ressuscité

Infectera les moeurs de la postérité ;

Mais le vice n’a point pour mère la science,

Et la vertu n’est pas fille de l’ignorance[10].

Car l’enjeu est de taille, et l’adoubement par la Revue des deux mondes est d’une étape capitale dans la reconnaissance que Baudelaire espère pour son oeuvre, pour l’instant marquée du sceau de la petite presse et de la bohème. Il compose donc avec soin cet ensemble de dix-huit vers, en excluant à peu près toute référence à l’univers de Paris, à ses misères ou à ses ambiances méphitiques — qui constituent pourtant le décor le plus authentiquement baudelairien — et en privilégiant les textes mettant l’accent sur les aspects purement métaphysiques, religieux ou moraux, hors de tout contexte historique. Le Baudelaire de la Revue des deux mondes[11]est en somme celui que retiendront finalement l’histoire littéraire et la tradition scolaire, ce qui prouve a posteriori que le poète a parfaitement réussi son opération de communication de 1855. Elle se poursuit le 20 avril 1857 dans la Revue de Paris, avec la publication de neuf nouveaux poèmes[12], à la tonalité plus profane, puis, le 17 mai — soit trois jours avant la sortie annoncée du recueil —, avec celle de huit autres (mais dont seulement trois inédits[13]) dans le Journal d’Alençon de son éditeur Poulet-Malassis.

Dans ces ultimes semaines qui précèdent la sortie des Fleurs du mal, est-ce pour se moquer une dernière fois des bien pensants que Baudelaire commet la pire des ses impertinences journalistiques ? Toujours est-il que, dans L’Artiste du 10 mai 1857, qui rend un hommage ému à deux disparitions du monde littéraire, Delphine de Girardin et Alfred de Musset, le poète parvient à placer un groupe de trois poèmes sulfureux et scandaleux. Le premier — « L’Héautontimoroumenos », soit l’homme qui se châtie lui-même — est une transfiguration poétique de la masturbation. Le troisième, « Franciscae meae laudes », prétendument adressé à « une modiste érudite et dévote », est tellement obscène qu’il est écrit en latin. Cette plaisanterie de potache, où Baudelaire semble retrouver la veine drolatique des années bohémiennes, accumule les suggestions mystico-érotiques, jusqu’aux franches obscénités des vers 21-24 : « Quod debile, confirmasti. / In fame mea taberna, / In nocte mea lucerna, / Recte me semper guberna ». Ce qu’on peut à peu près traduire de la manière suivante : « Ce qui était faible, tu l’as affermi. Toi qui alors que j’avais faim as été mon auberge, dans la nuit ma lumière, dirige toujours tout droit mon gouvernail ». Au milieu de ces deux pièces comme Jésus parmi les deux larrons, « L’Irrémédiable », consacré aux tourments de l’homme dans les griffes du Diable, paraît beaucoup plus grave, jusqu’à la chute finale, suprêmement ironique :

Un phare ironique, infernal,

Flambeau des grâces sataniques,

Soulagement et gloire uniques,

— La conscience dans le Mal !

Voilà que, contre toutes les convenances religieuses, la pire invention du Démon n’est ni le Mal ni aucun des péchés, mais la conscience morale elle-même, qu’on aurait cru venue de Dieu : trois mois après cette publication, l’auteur de ces vers sera condamné par la sixième Chambre correctionnelle pour « offense à la morale publique et aux bonnes moeurs »…

Baudelaire (3) : la consécration d’un poète-journaliste

Cette condamnation a un double effet immédiat. D’une part, elle le confirme dans son statut d’opposant au pouvoir impérial ; d’autre part, elle lui assure un prestige incontestable, quoique d’une sorte particulière et ambiguë, auprès des milieux littéraires. Les nouvelles insertions de poèmes dans la presse, entre les deux éditions des Fleurs du mal, reflètent cette double réputation de Baudelaire.

Le 15 novembre 1857, la revue Le présent publie ainsi un ensemble apparemment hétéroclite de cinq textes, dont deux seulement[14] figureront dans le recueil de 1861. Mais le poème d’ouverture, « Paysage parisien » est comme une réponse narquoise, à la fois méprisante et résignée, à la condamnation judiciaire et à Napoléon III. Dès le premier vers (« Je veux, pour composer chastement mes églogues […] »), la référence totalement déplacée aux « églogues », c’est-à-dire aux très innocentes et respectées Bucoliques de Virgile, et l’insistance mise sur la chasteté (certes contestée !) du poète sont des signaux ironiques et moqueurs qui ne doivent pas tromper : toute la suite du poème, jusqu’à sa chute, est faite de défis lancés aux autorités religieuses et politiques et illustre la « dépolitiquation » résignée et amère de Baudelaire. On y lit en effet que, malgré une émeute hivernale — on ne peut songer ici qu’aux jours de troubles qui ont suivi le coup d’État du 2 décembre — il décide de se claquemurer chez lui et choisit, à la différence de Hugo, l’exil intérieur, s’absentant en imagination d’un monde qu’il désapprouve définitivement :

L’Émeute, tempêtant vainement à ma vitre,

Ne fera pas lever mon front de mon pupitre ;

Car je serai plongé dans cette volupté

D’évoquer le Printemps avec ma volonté,

De tirer un soleil de mon coeur, et de faire

De mes pensers brûlants une tiède atmosphère.

On est alors tenté, même si le contexte renvoie en réalité au Juge de l’Apocalypse, de voir aussi une allusion provocatrice au juge de 1857 dans la chute du dernier des cinq poèmes, « La Rançon », et dans ces « fleurs » angéliques, si différentes des Fleurs du mal, qu’il faudrait pour amadouer la justice :

— Pour rendre le juge propice,

Lorsque de la stricte justice

Paraîtra le terrible jour,

 

Il faudra lui montrer des granges

Pleines de moissons et des fleurs

Dont les formes et les couleurs

Gagnent le suffrage des Anges.

La notoriété acquise permet aussi au poète de « placer » ses pièces dans diverses revues, sans signification politique apparente : un dans L’Artiste du 19 septembre 1858 (« Duellum »), deux dans la Revue française du 20 janvier 1859 (« Le Goût du néant », « Le Possédé »), un dans la Revue contemporaine du 15 mars 1859 (« Danse macabre »), trois dans la Revue française du 10 avril (« Sisina », « Le Voyage », « L’Albatros ») et un dans celle du 20 mai 1859 (« La Chevelure »). Chacune de ces parutions donne l’occasion à Baudelaire de s’auto-représenter une nouvelle fois, d’une façon presque lancinante et lassante, comme s’il s’agissait désormais, par petites touches successives, de fixer son portait pour l’éternité, en insistant plus que jamais sur l’ennui, l’obsession de la mort, la fascination de la violence et du sexe, la solitude et l’incompréhension : pourquoi s’en priver d’ailleurs, puisque ces idées fixes lui ont valu d’être déjà condamné ? Les détours métaphysiques nécessités par la Revue des deux mondes sont bien loin : on peut bien parler, dans ces mois qui suivent l’édition du recueil, d’une véritable pulsion autobiographique, transmuée en poèmes de plus en plus sombres et opaques.

Mais Baudelaire peut et veut aussi se penser à l’égal du monstre sacré de la poésie française, Hugo, et il faut faire un sort particulier aux chefs-d’oeuvre poético-politiques inspirés par le grand exilé. D’abord au diptyque des « Fantômes parisiens », dans la Revue contemporaine du 15 septembre : d’un côté « Les Sept Vieillards » présentent la transfiguration fantastique de Napoléon III en avatar méprisable et haïssable du Juif errant, à la manière des Châtiments ; de l’autre « Les Petites Vieilles » allégorisent, misérable et pitoyable, le peuple parisien souffrant. Puis au magnifique poème d’hommage à Hugo, « Le Cygne », publié dans La causerie du 22 janvier 1860 avec « Le Squelette laboureur » et « À une Madone ». À ce point de la carrière littéraire de Baudelaire, ces trois grands textes ont déjà une valeur testamentaire et il faut prendre au sérieux l’avertissement de l’auteur à Jean Morel, le directeur de la Revue contemporaine : « […] je crains bien d’avoir simplement réussi à dépasser les limites assignées à la Poésie[15] ». Ces mots sont écrits à propos des « Sept Vieillards », où la fascination proprement esthétique pour la mystification politico-poétique, héritée de la poésie-journalisme mais dotée ici d’une puissance expressive d’une force inouïe, aboutit à un texte que sa densité allégorique rend, par une ultime ironie, parfaitement opaque à son lecteur :

[…]

Tout à coup, un vieillard dont les guenilles jaunes

Imitaient la couleur de ce ciel pluvieux,

Et dont l’aspect aurait fait pleuvoir les aumônes,

Sans la méchanceté qui luisait dans ses yeux,

 

M’apparut. On eût dit sa prunelle trempée

Dans le fiel ; son regard aiguisait les frimas,

Et sa barbe à longs poils, roide comme une épée,

Se projetait, pareille à celle de Judas.

[…]

Son pareil le suivait : barbe, oeil, dos, bâton, loques,

Nul trait ne distinguait, du même enfer venu,

Ce jumeau centenaire, et ces spectres baroques

Marchaient du même pas vers un but inconnu.

 

À quel complot infâme étais-je donc en butte,

Ou quel méchant hasard ainsi m’humiliait ?

Car je comptai sept fois, de minute en minute,

Ce sinistre vieillard qui se multipliait !

 

Que celui-là qui rit de mon inquiétude,

Et qui n’est pas saisi d’un frisson fraternel,

Songe bien que malgré tant de décrépitude

Ces sept monstres hideux avaient l’air éternel !

 

Aurais-je, sans mourir, contemplé le huitième,

Sosie inexorable, ironique et fatal,

Dégoûtant Phénix, fils et père de lui-même ?

— Mais je tournai le dos au cortège infernal.

 

Exaspéré comme un ivrogne qui voit double,

Je rentrai, je fermai ma porte, épouvanté,

Malade et morfondu, l’esprit fiévreux et trouble,

Blessé par le mystère et par l’absurdité[16] !

Malgré leur maîtrise des codes allusionnistes du journalisme contestataire, quels lecteurs de 1859 pouvaient reconnaître, derrière les sept avatars de ce vieillard méprisable et fielleux, l’allégorie des sept années révolues du pouvoir autoritaire de Louis-Napoléon Bonaparte, depuis le 2 décembre 1851 ? Pourtant, comme dans « Paysage parisien », l’allusion au coup d’État hivernal est présente, derrière l’image du vieillard « Dans la neige et la boue […] s’empêtrant, / Comme s’il écrasait des morts sous ses savates » [v. 26-27] et, ici encore, le je du poème se résout à s’enfermer chez lui, « Blessé par le mystère et par l’absurdité ». Baudelaire a sans doute raison d’écrire qu’il a « réussi à dépasser les limites assignées à la Poésie », du moins de cette poésie du journal fondée sur l’ambiguïté constitutive de la communication médiatique, que l’alchimie baudelairienne est finalement parvenue à transformer en hermétisme littéraire totalement indécryptable. Les « Fantômes parisiens », continués par l’extraordinaire composition du « Cygne », marque à la fois un aboutissement indépassable et un point de non-retour.

Cependant, entre le 15 septembre 1859 et le 22 janvier 1860, il y avait encore eu trois autres textes, recueillis dans la Revue contemporaine du 30 novembre 1859 (« Sonnet d’automne », « Chant d’automne », « Le Masque »), avant deux autres séries respectivement de cinq[17] et huit[18] poèmes dans la Revue contemporaine du 15 mai et L’artiste du 15 novembre 1860, les dernières à précéder la sortie de la deuxième édition des Fleurs du mal, en février 1861. On sent bien, malgré le nombre et l’accélération des parutions qui prouvent la réputation désormais bien établie du poète, qu’une page est en train de se tourner. D’un côté l’Empire se libéralise et le débat politique commence à retrouver des tribunes et des lieux d’expression ; de l’autre le monde des écrivains, à la fois plus nombreux et moins politisés, se structure, s’autonomise et créera bientôt ses propres supports éditoriaux, tels que la Revue fantaisiste de Catulle Mendès ou la publication par livraisons du Parnasse contemporain, chez l’éditeur Alphonse Lemerre. Avec Banville et Gautier — mais le premier est de plus en plus un homme de théâtre autant que de presse, et le deuxième a été happé par la critique —, Baudelaire est l’un des derniers représentants de la poésie-journalisme qui fut, de part et d’autre 1848, un exceptionnel moment d’anomie littéraire et où, de façon anarchique, brouillonne et contestataire, l’art du vers s’est nourri de l’écume du quotidien. Quelles qu’en soient les raisons biographiques, voire médicales (le progrès de la syphilis), le départ puis l’installation en Belgique sans vraie perspective d’avenir trahissent la lassitude et, davantage encore, le sentiment de dépaysement et de solitude à l’intérieur d’un univers littéraire en pleine mutation et où, pourtant, Baudelaire venait à peine d’arriver à faire sa place. Baudelaire avait été un génie de l’hétéronomie poétique et tirait son génie de la conscience supérieure de cette hétéronomie : dans les dernières années du Second Empire, arrive le temps des poètes exclusifs, maudits ou consacrés.