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Ce numéro d’Études Littéraires se propose de réfléchir aux relations entre la presse et la littérature, de la fin du XVIIIe au XXe siècle. Si naguère la recherche distinguait soigneusement les territoires médiatiques et littéraires, le renouveau de l’histoire culturelle et de l’histoire littéraire, ainsi que la vague de fond sociocritique nous ont appris à revisiter ces frontières trop communément acceptées. Certes, nulle discipline scientifique ne peut penser et se penser sans frontières : ici, le territoire de la littérature, les rapports d’un texte avec son « co-texte », l’établissement des limites d’un corpus, ou encore toute la question des effets du texte sur le social, qui supposent à la fois des passages et des blocages entre le texte et le monde. Pour les historiens comme pour les littéraires, il n’y a sans doute pas de pensée possible sans frontière, sans limites et sans articulation fines de ces frontières et limites.

Or, les études actuelles de la presse, qu’elles soient celles de l’histoire culturelle, de l’histoire littéraire, de la sociocritique ou de la sociologie de la littérature et de l’imprimé, sont emportées dans un grand mouvement de redéploiement. La raison essentielle en est sans doute la prise de conscience de l’immense valeur qui gît dans ce continent englouti — émergeant lentement mais sûrement grâce à la recherche récente — qu’est la presse et les phénomènes médiatiques de la modernité. En revisitant les hiérarchisations des corpus et les collaborations d’à peu près tous les écrivains à la presse ; en explorant et en analysant les genres médiatiques qui constituent le corpus journalistique ; en mettant en relation directe les poétiques médiatiques et les poétiques littéraires pour voir comment elles interagissent ; en réévaluant à la hausse la qualité sémiotique accordée aux diverses représentations issues du journal, susceptibles, peut-être aussi bien que le roman, de dire le monde qui les a vues naître : en tout cela les études littéraires confèrent une valeur irremplaçable à l’objet journal et y trouvent une source de leur renouvellement. La presse a donc définitivement franchi la frontière qui lui permet d’intégrer les études littéraires de plein droit, et ce n’est que justice.

Pour autant la chose n’est pas aisée à manipuler, ne serait-ce que lorsqu’on se replonge dans un imaginaire qui remonte au moins jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Car si la recherche actuelle vise à redonner toute sa valeur à la presse d’alors, elle doit aussi composer avec un imaginaire anti-médiatique très prégnant : dès l’origine les écrivains-journalistes ne cessent en effet de ruminer un discours de la condamnation, de la déploration, de la dépréciation, lorsqu’ils évoquent leur propre participation à la presse et toutes les compromissions de la littérature avec le journal. À les entendre, la presse serait un lieu où l’esprit et l’intelligence se prostituent ; précisément, la frontière qu’ils imaginent idéalement très étanche entre la Littérature et le journal leur paraît en voie d’effritement. Double corollaire de ce discours crépusculaire : en amont l’invention rétrospectif d’un âge d’or de la littérature, moment idéal mais évidemment perdu, souvent associé aux réseaux lettrés de l’Ancien Régime et toujours évoqué avec nostalgie ; en aval une forme d’institutionnalisation de cette coupure fantasmée entre journalisme et littérature, menant à un cloisonnement disciplinaire largement artificiel (aux historiens l’histoire de la presse, aux littéraires celle de la littérature). En fait, la conscience même d’une frontière qui délimiterait clairement ce qui est littéraire et ce qui ne l’est pas est sans doute la conséquence d’une présence de plus en plus forte du texte imprimé dans la société et dans l’histoire. Dès lors, cette conscience aiguë et douloureuse d’une littérature menacée, cernée de toute part, est beaucoup plus un discours inaugural que funèbre.

Perceptible dès la fin du XVIIIe siècle — notamment chez Louis-Sébastien Mercier qui, dans Le tableau de Paris, accable d’épigrammes « feuillistes » et « folliculaires[1] » — cet imaginaire crépusculaire se fige rapidement en topos. Les textes sont innombrables à exposer les effets, jugés néfastes, de la presse. Le débat sur le roman-feuilleton sous la Monarchie de Juillet, tel que l’a retracé Lise Dumasy, en est un exemple probant et célèbre[2]. Il y en a bien d’autres, jusqu’aux préoccupations typiquement fin-de-siècle qui s’interrogent sur la presse et le grand détraquement des esprits, tel cet ouvrage d’Ignace Druhen, De l’influence du journalisme sur la santé du corps et de l’esprit[3], ou encore ce rapprochement qu’effectue Gabriel Tarde entre la loi de 1880 sur la liberté des débits de boisson et celle de 1881 sur la liberté de la presse, pour leur reprocher d’avoir « rompu les derniers obstacles au déchaînement du journalisme et de l’alcoolisme[4] ». La frontière implicite que posent ces textes se fonde sur les effets présumés de la presse ; la presse n’est pas qu’une représentation distante des choses et du monde : elle est aussi une forme d’action qui contribue à modeler le social et à impressionner — le mot s’impose — les esprits. Il y a donc des moments où la presse sort du territoire éducatif, moral et civique que l’on voudrait lui voir occuper, transgression que les contemporains sont nombreux à réprouver.

Mais les jugements que les commentateurs portent sur le journal ne sont pas unanimement dépréciatifs. On oublie trop souvent en effet que la topique de la déploration a son envers, porté par un enthousiasme que l’on trouve généralement en dehors ou aux marges du champ littéraire. Ainsi de l’entreprise du Magasin pittoresque qu’Édouard Charton lance en 1833. Marie-Laure Aurenche a montré comment les engagements humanitaires et saint-simoniens de Charton l’avaient poussé à concevoir une publication à vocation pédagogique et morale, visant la familiarisation du lecteur à un savoir vulgarisé[5]. On sait également quelles conceptions très modernes de l’espace public se fait Émile de Girardin lorsqu’il lance La Presse en 1836, qu’il imagine comme une forme de « synthèse entre le discours et l’action[6] » grâce aux vertus prédémocratiques des médiations par la presse. Ainsi, les attaques dirigées contre le journal et ses effets présumés néfastes ne doivent pas faire oublier que l’ère médiatique se caractérise aussi par son obstination à faire du journal l’instrument d’une société meilleure.

Par ailleurs, tout porte à croire que l’une des frontières les plus fuyantes que sont amenés à étudier ceux qui s’intéressent à l’imaginaire de la presse et aux phénomènes médiatiques est celle de la représentation et de la pratique, ou celle de la fiction et de l’histoire événementielle, celle-ci pouvant parfois être considérée, de manière mystérieuse et difficilement modélisable, comme à la remorque de celle-là. On sait que le XIXe siècle croit au pouvoir effectif des représentations sur les pratiques, c’est-à-dire au pouvoir du livre sur l’histoire et sur les institutions sociales. On se rappellera qu’Alfred Nettement percevait dans Les mystères de Paris « […] un bruit lointain de menaces qui arrive aux oreilles », et déplorait craintivement le fait « qu’une édition à bon marché [allait] faire pénétrer son succès plus avant encore dans les masses[7] ». Judith Lyon-Caen a montré que, aux lendemains de la révolution de Février 1848, l’Académie des sciences morales et politiques et certaines institutions savantes de province sollicitaient des réquisitoires contre la pernicieuse influence du roman-feuilleton. Par exemple, en 1850 et 1851, la Société d’agriculture, commerce, sciences et arts de la Marne choisit comme thème de son concours annuel : « Quelle a été l’influence de la littérature sur l’esprit public et dans les moeurs au cours des vingt dernières années ? » Deux des mémoires offerts en guise de réponse ont fait l’objet de publication à Paris. Tous les concurrents s’entendaient pour voir dans le roman-feuilleton un dangereux agent de « corruption ». Dans l’un de ces mémoires, anonyme, on trouve la formule suivante : « La littérature est un miroir qui non seulement reflète l’image de la société, mais qui crée de nouvelles images sur lesquelles la société vient se former à son tour[8] ».

À la fin des années 1880, Oscar Wilde donne pour sa part une nouvelle impulsion à cette idée reçue en l’affranchissant de sa dimension catastrophiste. Pour Wilde, il est absurde de s’insurger contre l’école populaire que constitue le champ des représentations. Pour lui, il s’agit tout simplement de réfléchir posément à partir de l’axiome La vie imite l’art bien plus que l’art n’imite la vie, et d’en tirer les conséquences qui s’imposeront. C’est dans une telle perspective que le cinéaste D. W. Griffith pourra dire, au siècle suivant, qu’« une caméra peut changer la réalité », que Kafka écrira : « L’art est un miroir qui avance, comme une montre parfois », ou qu’Alain Roger, le brillant philosophe de la perception artistique, lancera la formule synthétique : « L’artiste n’augure pas l’avenir, il l’inaugure[9] ». L’imaginaire de la presse se caractériserait ainsi par un aller-retour constant entre la fiction et l’histoire événementielle, entre les représentations et les pratiques, entre le premier-Paris et le roman-feuilleton du rez-de-chaussée de la une.

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C’est donc à la vaste problématique des rapports entre littérature, journalisme et imaginaire que le présent numéro est consacré. La perspective adoptée est volontairement large : de Louis-Sébastien Mercier à Claude Simon, en passant par Delphine de Girardin, Baudelaire, Aragon et bien d’autres, les diverses contributions du présent numéro font la démonstration d’une persistance des relations que la littérature, depuis le XVIIIe siècle, entretient avec la presse. Alors que notre civilisation est définitivement entrée en régime numérique, il peut être bon de faire ainsi le point — de manière partielle il va de soi tant le phénomène est d’ampleur considérable — sur les deux siècles d’une littérature qui s’est épanouie sur le terreau du premier média de masse.