Il ne savait plus si c’était l’aube ou le crépuscule. Une lumière indécise, d’un gris opaque, avait remplacé le bleu liquide et l’air transparent de la montagne. Il avança jusqu’au bord de la falaise, regarda, hébété, l’étendue de l’eau, cette nouvelle mer couleur de plomb, sans mouvement, sans le cri d’un oiseau. Les premiers jours, d’énormes bulles d’air en avaient crevé la surface, projetant des débris, des troncs d’arbres calcinés qui sombraient aussitôt comme s’ils avaient été en pierre. Maintenant, plus rien. Le sentier qu’il avait emprunté deux fois par cycle lunaire pour se rendre à la ville, au pied de la montagne, avait disparu dans des crevasses. Les cyprès lui servant autrefois de repères, plantés à chaque courbe du chemin sinueux et taillés à leur cime en forme de trident, avaient péri dans cette interminable nuit de pluie bouillante mêlée de cailloux chauffés à blanc. Son rocher, un immense cône de granit entre le bleu et le vert, autrefois lisse comme un cristal poli, avait été secoué dans un grondement sourd montant de la vallée, brisant les murs de sa maison, les terrasses. Ce bruit avait été son dernier souvenir avant qu’il ne perde connaissance. Un éclat avait dû se détacher du rocher et l’assommer ; à son réveil, il s’était dégagé de la poutre qui lui avait sauvé la vie. Il avait trouvé refuge sous les colonnes du portique de sa maison, tombées pêle-mêle, formant un abri de fortune. Il s’était protégé la bouche et le nez pour ne pas étouffer dans l’air poisseux, chargé d’une insupportable odeur de soufre, de bois et de chair brûlés. L’événement s’était produit il y avait quelques jours, une semaine peut-être. Depuis, plus de soleil, plus d’astres, plus de bruits annonçant un réveil après la nuit. Il regarda à nouveau le rocher, comme s’il pouvait y trouver un signe envoyé par le dieu de la mer. Mais rien ; le sommet du bloc, autrefois étincelant au soleil, couvert de neige dès l’automne, se perdait dans la brume. C’était justement l’emplacement de la propriété qui l’avait séduit, loin au-dessus de la vie grouillante dans la vallée, avec les rayons du soleil qui baignaient la vaste maison une heure avant de toucher la ville au pied du sentier. Le général de l’armée orientale, le plus important contingent militaire de l’empire, lui en avait vanté les avantages et raconté, avec des clins d’oeil vulgaires, combien de fêtes inoubliables y avaient eu lieu. À l’époque, le petit palais lui avait semblé une forteresse ; maintenant, les ruines étaient tout ce qui restait de son existence antérieure. Rien de ce qu’il avait fait pour se rendre autonome ne subsistait. À plus de deux mille pas au-dessus du niveau de la mer, seules certaines plantes résistaient au froid. Il avait consulté des spécialistes afin de composer des jardins en terrasses, arrachées au roc par le labeur de centaines d’esclaves, pour choisir leur orientation, pour agencer des vergers aux arbres fruitiers nains. Il avait fallu transporter la terre grasse de la vallée, seau par seau, à dos d’âne. À la fin, ses jardins accrochés aux flancs du cône en épousaient harmonieusement la forme. Leur création lui avait coûté une fortune. Les ouvriers, pour la plupart des prisonniers capturés lors d’expéditions dans des contrées rebelles au-delà du détroit, à l’est, avaient créé l’illusion d’une oasis en plein désert de granit. Un système complexe de gouttières recueillait la rosée du matin, abondante à cause des vents d’ouest, suffisante pour les cuisines et ses bains rituels. Depuis qu’il avait abandonné la carrière militaire, il suivait strictement les lois du culte, voué au …
Narratif
Le nouveau règne[Notice]
- Hans-Jürgen Greif
Diffusion numérique : 6 juillet 2009
Un article de la revue Études littéraires
Volume 39, numéro 3, automne 2008, p. 117–125
Les voix intérieures
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