Présentation[Notice]

  • Marie-Hélène Larochelle

Le titre du présent dossier a de quoi intriguer. Il fait résonner deux forces qui, dans leur nature, paraissent s’opposer, celle de l’harmonie et celle de la discorde. Effet de provocation ou effet de sens, postulat ou prise de position, cette association envisage la violence comme une dynamique fertile dont les rebondissements animent l’écriture et dont les affects – l’éthos et le pathos – passent aisément dans le discours littéraire. La littérature, mue par l’invective, s’emballe jusqu’à atteindre une vitesse qui offre un nouveau point de vue sur la réalité. Ainsi emportée (comme on l’est par un transport et par une humeur), l’écriture véhicule des images dont les contours ne correspondent plus aux attentes de la représentation. Nous entendons par là que la parole recouvre un dynamisme qui fait intervenir une grande intimité. Symboliquement, l’expulsion du dire violent offre une vue sur nos fluides intimes, l’essence de notre intériorité. Chargées d’histoire, les notions affectives – ainsi pensons-nous les affects et l’humeur des actants de la violence – qui entourent l’invective se réclament d’un désir dont la définition rhétorique repose sur une opposition. Nommé eris par Hésiode, le désir violent prend deux formes : l’une louable qui favorise la compétition, l’autre condamnable qui mène à la guerre. Pour Platon, il s’oppose à l’argumentation : c’est ainsi qu’est distinguée la « contestation […] qui est pratiquée avec art » par les sophistes de l’« espèce “disputeuse” » dépourvue de cette noble qualité. Ce qu’Aristote, condamnant l’éristique qu’il voit comme une « lutte déloyale », retourne contre les sophistes en montrant que ceux qui s’engagent dans une compétition en vue de la simple victoire passent pour des personnes querelleuses et amoureuses de la dispute, tandis que ceux qui agissent de même en vue de cette renommée qui débouche sur des gains pécuniaires passent pour des sophistes. Respectant cet historique, il apparaît que notre propos prend en charge le désir condamné, l’« espèce disputeuse », la « lutte déloyale », l’eris « méchante » et « funeste ». Dans l’histoire des débats, l’eris guerrière et cruelle implique divers procédés polémiques qui vont de l’injure à la médisance, ce que le terme moderne d’invective permet de circonscrire. Pour les théoriciens modernes, l’invective représente l’objet limite, celui qu’ils se gardent de traiter. De fait, la polémique se définit souvent à rebours de l’invective. Dans un récent ouvrage collectif consacré à l’exploration de la parole polémique, Jacques Brunschwig désigne les deux pôles historiques des débats selon les termes de « réfutation » et d’« invective » : la première est « aussi peu « guerrière » que possible » alors que la seconde « vise d’abord à déconsidérer les personnes, grâce à toute une variété de procédés qui vont de l’injure à la raillerie ». Selon ces définitions, les armes employées par « l’invectiveur » s’avèrent déterminantes : elles sont sournoises, viles et immorales. L’invective se révèle alors un procédé et un langage extrêmes qui ne supportent aucune limitation. Autrement dit, tout est bon pour attaquer l’autre. Et cette possibilité de la parole – ou cette liberté que prend la parole dans une situation belliqueuse – la rend unique. C’est dire que la violence verbale intervient comme le catalyseur d’une intention – entendue ici comme esthétique – que souhaite investir le sujet créateur pour rejoindre l’instance de réception. On comprend que l’esthétique est pensée comme une inclinaison du discours violent, l’angle d’un projet d’écriture que l’on postule comme variable selon la réalité spécifique de chaque production. Étonnamment, ce postulat a jusqu’ici peu inspiré la critique. On s’est, en effet, trop peu arrêté sur …

Parties annexes