Débat

Réponse à Anne Martine Parent[Notice]

  • Marie Bornand

Tout d’abord, merci à Anne Martine Parent et à la revue Études littéraires de m’offrir l’occasion de débattre. Témoignage et fiction est le fruit d’une thèse soutenue en 2002 à l’Université de Neuchâtel, en Suisse, et je considère cet essai comme un travail en devenir. La validité d’une étude croisée entre témoignages et récits fictifs repose tout d’abord sur le fait que les témoins eux-mêmes s’interrogent sur le rôle de la fiction au coeur de leur témoignage. On sait que la Première Guerre mondiale, puis la Seconde, ont généré une infinité de témoignages, dont très peu sont encore lus. Dans les deux cas, l’expérience a tant dépassé l’imaginable que les formes pour la dire ont manqué. Quelles formes inventer, comment dire pour que cela soit lu ? Ces questions se posent aujourd’hui encore, au moment de la publication des premiers témoignages et récits fictifs sur le génocide rwandais. Établir une distinction entre témoignage et écriture testimoniale, comme le propose Anne Martine Parent, me semble ainsi très pertinent pour le projet : en effet, cette précision terminologique favorise la comparaison tout en relevant les particularités. Elle fonde d’une part la spécificité de la parole des témoins, leur statut unique de sujet revenant d’une expérience traumatique et, de l’autre, elle reconnaît une prise de parole dans laquelle auteur, narrateur et lecteur peuvent tisser ensemble, selon des formes libres et des degrés d’invention très divers, la figure du témoin second, du témoin indirect. L’écriture du survivant a un statut spécifique qui, sur certains points, la rend incomparable : elle s’adresse autant aux morts qu’aux vivants, comme le dit Carine Trevisan à propos des textes de survivants de la Grande Guerre. Et le survivant lui-même est entre deux mondes, mort avec les vivants, vivant avec les morts. Ce déchirement est particulièrement à vif dans les récits de Delbo et de Wiesel. Témoignage et fiction analyse en profondeur cette tension douloureuse du témoignage mais ne la retient pas comme ligne de conduite de l’essai. Focaliser le regard sur le sujet-témoin, sur le je réellement traumatisé et souffrant, source de la parole testimoniale, entrave en effet la comparaison entre textes de catégories différentes. Les auteurs que j’ai regroupés dans la catégorie des témoins indirects, ont, quant à eux, des motivations variées à produire une écriture testimoniale. Chaque auteur est en effet diversement affecté par les événements dont il s’inspire pour son récit. Ainsi, Perec, Duras mais aussi Kristof sont touchés de près par la guerre, par la déportation : ils sont affectivement concernés par les événements, frappés dans leur vie par la violence. La guerre et les déportations ont fauché le père et la mère de Perec. Duras est épouse d’un résistant déporté et son récit La douleur restitue cette souffrance. Kristof, elle, a personnellement subi la guerre puis l’arrachement de l’exil. Tous ces auteurs sont donc, à des degrés divers, des témoins affectés par les événements, leur écriture dit une part de leur vie et de leur souffrance. Ce sont toutefois des témoins indirects, car ils ne sont pas eux-mêmes survivants des camps. D’autres auteurs sont un relais testimonial par leur connaissance plus que par leur douleur. Camus est contemporain de la Seconde Guerre, certes engagé dans la Résistance, mais son expérience ne relève pas du traumatisme. En revanche, on peut imaginer que la perte de son père lors de la Grande Guerre n’est pas étrangère à son engagement. Anne-Lise Grobéty, elle, n’est en rien touchée par les événements, elle en est éloignée temporellement et géographiquement (née en Suisse après la guerre). Dans ses nouvelles très variées, elle démontre toutefois un intérêt manifeste …

Parties annexes