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Les témoignages des camps de concentration présentent un double caractère, puisqu’ils assurent aussi bien la reconstruction de l’identité personnelle du déporté que la restitution et la transmission d’une mémoire[1]. Nous nous proposons d’analyser les formes de négociation langagière au moyen desquelles cette double mission est accomplie. Les témoins « pèsent » en effet leurs mots : étant donné que l’assemblage des deux objectifs lie le récit testimonial à la fois au monde des camps, à celui du lectorat et à la condition de l’auteur, il nécessite un compromis entre la parole du « je » et les conventions langagières caractéristiques de l’univers concentrationnaire, d’une part, et celles de l’espace public, d’autre part. C’est donc dire que le récit constitue un point d’intersection entre différentes communautés linguistiques, marquées chacune par leur propre « idiolecte[2]  ».

Dans un premier temps, il s’agira d’examiner les relations entre l’idiolecte des témoins et celui des camps : nous analyserons en particulier dans quelle mesure l’auteur-témoin prend en compte l’idiolecte du camp pour porter témoignage de celui-là ou, au contraire, pour le mettre à distance. Ensuite, nous verrons comment les témoins aménagent également un décalage par rapport à l’idiolecte de leur lectorat, ce qui nous permettra de poser de nouveau la fameuse question de la communicabilité de l’expérience. Finalement, nous proposerons quelques points de repère pour penser la mise en récit du témoignage comme une autre façon de cheminer entre les différents univers langagiers et conceptuels. Les textes qui feront l’objet de l’analyse sont principalement L’univers concentrationnaire de David Rousset (1946) et L’espèce humaine de Robert Antelme (1947)[3].

L’idiolecte des camps

L’idiolecte des camps est le premier langage qui interfère avec celui du témoin. Il se distingue du parler d’origine des déportés par deux types de déformations linguistiques. L’une consiste en l’intrusion de termes étrangers dans la langue maternelle des prisonniers au contact forcé avec d’autres langues, à savoir celles parlées par les codétenus et l’allemand nazi[4]. Il s’agit de mots comme « Lagerältester », « Rollwagen », « Kapo », « Block » et ainsi de suite[5]. D’autre part, on le sait, l’idiolecte concentrationnaire se caractérise par des détournements de sens, qui résident dans l’emploi de figures de substitution telles que l’euphémisme (« sport » pour torture) ou la métaphore animalisante, impliquée dans le processus de déshumanisation des détenus (« Schwein »). Ce genre de détournements révèle l’existence d’une conception de la réalité propre aux camps[6]. Selon David Rousset,

la structure des camps comme Neue-Bremm, près de Sarrebrück, de répression contre Aryens, est commandée par deux orientations fondamentales : pas de travail, du « sport », une dérision de nourriture. La majorité des détenus ne travaillent pas, et cela veut dire que le travail, même le plus dur, est considéré comme une « planque » […] Le sport consiste en tout : faire tourner très vite les hommes pendant des heures sans arrêt, avec le fouet ; organiser la marche du crapaud, et les plus lents seront jetés dans le bassin d’eau sous le rire homérique des S.S. ; répéter sans fin le mouvement qui consiste à se plier très vite sur les talons, les mains perpendiculaires […][7].

- Dégueulasse, il y en a un qui chie ici !
Le type ne répond pas, il continue.
- Kapo ! Il chie ici !
Une lampe électrique s’allume : le type est accroupi dans le faisceau de la lampe.
- Scheisse, Scheisse ! gueule le kapo.
Le kapo cogne, le type tombe.
- Scheisserei, Scheisserei (diarrhée), gémit le type.
- Was Scheisserei, Schwein[8]  !

Dans le discours testimonial, la place occupée par les déformations langagières est ambiguë. D’un côté, l’idiolecte concentrationnaire est utile au témoignage à des fins de description et de transmission de l’expérience vécue. Parallèlement, dans la mesure où ils visent à réinstaurer leur identité personnelle, les témoins mettent à distance les indices de déshumanisation et de l’idéologie concentrationnaire, faisant appel à des stratégies de « marquage » pour isoler les altérations linguistiques du reste de leur discours[9]. Le marquage se réalise par des moyens typographiques tels que les italiques ou les guillemets, par des formules méta-énonciatives comme « je dirais plutôt » ou « ce qu’on appelle[10]  », ou par des définitions et des traductions explicatives : « Leur propre défaite vue à travers la victoire de ceux qu’ils appellent alles scheisse[11]  » ; « J’ai les mains dans les poches […] [Le kapo] se précipite vers moi : — Hände !… (Les mains !)[12]  ».

Quant aux premières formes d’altération, issues de la situation multilinguale, les stratégies de marquage aboutissent à deux cas de figure. En cas d’absence de précisions explicatives, les mots concernés, « souvent les pires, les insultes, les ordres répétitifs », tel que los, figurent comme des signifiants purs, aux limites du langage humain proprement dit[13]. Pareille déshumanisation de la langue montre que le traitement abaissant infligé aux détenus se retourne aussi contre les oppresseurs. D’autre part, l’emploi d’explications ou de traductions transforme les mots en éléments connaissables, les privant ainsi de la puissance enchanteresse de l’incompréhensible :

Précisément parce qu’elle dit la volonté de réduire l’autre au non humain, écrit Alain Parrau, l’injure affirme encore, malgré elle, l’humanité de ce qui est injurié : elle n’est pas un signal mais un mot qui veut être compris. L’injure voudrait, par la seule puissance de la nomination, métamorphoser celui qu’elle vise, mais elle ne peut que se répéter, s’épuiser dans la poursuite de ce mirage[14].

Nomen non est omen : des noms comme Scheisse ou Schwein ne peuvent créer le pendant réel souhaité. L’écart entre nom et réalité nous ramène à la deuxième forme d’altération de la langue, la perversion des significations. Ce type d’altération, révélateur de la conception nazie du monde, est signalé par des formules méta-énonciatives qui modulent ou corrigent l’interprétation à l’aide d’auxiliaires comme « falloir » ou « devoir[15]  » :

Les politiques (et faut-il encore entendre ce mot dans sa plus grande extension, englobant les condamnés pour action militaire, les espions, les passeurs de frontière) ne sont qu’une poignée dans la horde des autres[16].

Le Lagerältester, l’ancien du camp. […] Le caractère « ancien du camp » ne doit être considéré que comme un titre. Le Lagerältester est un des plus puissants aristocrates[17].

De manière générale, les termes altérés surgissent « à la fois en usage et en mention[18]  ». D’une part, on l’a dit, les détenus utilisent les concepts concentrationnaires pour décrire la réalité des camps. De l’autre, ils « marquent » les mêmes termes afin de les dénoncer comme des indices de l’idéologie nazie sous-jacente. Dans le deuxième cas, les termes figurent comme un écho critique, visant à charger les usagers d’origine. Le discours testimonial s’apparente ainsi à l’ironie, qui opère également par une combinaison d’usage et de mention critique[19]. Le recours aux stratégies de marquage « récuse » donc indirectement l’idiolecte des camps et instaure finalement une stratégie de résistance ou de « pouvoir[20]  » :

La révélation de la fureur SS […] ne soulevait peut-être pas autant de haine que le mensonge de cette bourgeoisie nazie qui entretenait cette fureur, la calfeutrait, la nourrissait de son sang, de ses « valeurs »[21].

Ils rendaient la justice. Et on ne cessait pas d’être sous le coup de cette justice en cours. Là où était le kapo, elle était. Si on le croisait, simplement, on l’encourait[22].

Devant le parler concentrationnaire, le témoin accomplit en somme une réappropriation et une revendication de la langue[23]. Dans ce qui suit, nous examinerons comment ce travail sur la langue est combiné à la dimension publique du témoignage, laquelle signifie que le récit est censé compter également avec l’idiolecte de son lectorat.

L’idiolecte du lecteur

La négociation langagière entre témoin et lecteur fera l’objet d’une analyse en trois temps. Nous examinerons d’abord l’effet exercé sur la lecture par la présence de l’idiolecte concentrationnaire dans le récit. Ensuite, nous analyserons la question plus générale de la communicabilité de l’expérience à un lectorat extérieur. Le dernier point portera sur l’attitude des témoins à l’endroit de l’idiolecte du lectorat.

L’idiolecte des camps, on l’a dit, se retrouve dans les témoignages sous une forme marquée et médiée. Ces médiations ont un effet pluriel sur la lecture. D’une part, elles rehaussent la lisibilité du récit, puisqu’elles identifient et délimitent clairement les altérations langagières. Cela étant, elles ne se réduisent pas à de simples techniques d’assimilation, puisque ces mêmes stratégies ont aussi un effet déroutant pour le lecteur, en ce sens que les marquages constituent aussi des « rappels du langage », c’est-à-dire des lieux où la transparence apparente et trompeuse de la langue est suspendue, où les mots « font ressentir leur opacité[24]  ». Or, à la suite de ces rappels, le lecteur éprouve un sentiment de désarroi et d’aliénation face à sa propre langue, que l’on peut qualifier comme un « Wehen des eigenen », la souffrance de ce que l’on croit à soi[25]. Dans la mesure où pareil traumatisme langagier répète celui qu’ont vécu les détenus, les stratégies de marquage permettent à la fois d’éclairer et de transmettre l’expérience du témoin.

La question se pose cependant de savoir jusqu’à quel point le témoin arrive à concilier son idiolecte avec celui du public. La désignation des déformations langagières suffit-elle à combler les écarts langagiers et idéels entre témoin et lecteur, ou l’idiolecte du témoin se distingue-t-il encore sur d’autres points de celui du public ? S’interroger sur la compatibilité des idiolectes revient à poser la question dite de l’ « indicible », sujet controversé que nous aborderons en conséquence par une mise au point conceptuelle et lexicale. La base de celle-ci a été procurée par Michael Rinn, qui a reconstitué le réseau significatif du lexème « indicible » à partir des ressemblances de famille avec huit « synonymes ». Il démontre que, dans le contexte sémantique des camps, quatre d’entre eux — à savoir « incompréhensible », « indicible », « inexprimable » et « inimaginable » — représentent les sèmes saillants d’ « indicible », tandis que les autres — « inadmissible », « incommensurable », « ineffable » et « innommable » — ne pourraient faire office de synonymes[26]. Les liens entre les quatre lexèmes retenus sont analysés comme suit : « indicible » et « inexprimable » se rapportent à la « communication du monde intérieur », là où « inimaginable » et « incompréhensible » définissent des modalités de « réception du monde extérieur[27]  ». Le problème de l’indicible possède donc un côté énonciatif (la communication) et un côté cognitif (la réception). Pour autant que les chercheurs aient pris en compte cette bipolarité, ils ont privilégié tour à tour l’un des deux versants de l’indicible, soit l’incapacité des témoins à s’exprimer, soit l’incapacité du public à apréhender le témoignage[28]. Or, d’après les rescapés, les deux pôles se conditionnent mutuellement :

Les mots n’ont pas le même sens. […] Ils disent : j’ai peur, j’ai faim, j’ai froid, j’ai soif, j’ai sommeil, j’ai mal, comme si ces mots-là n’avaient pas le moindre poids […]. Ils sont d’un autre monde et rien ne les fera pénétrer dans le nôtre[29].

Comme le montre l’extrait, l’indicible s’identifie alors à un écart, présumé infranchissable, entre deux cultures, c’est-à-dire à un problème de traduction. D’une part, en effet, les témoins s’estiment dépositaires du sens véritable des mots ; de l’autre, ils n’arrivent pas à résoudre les différences entre la « langue vraie » et la « parole vaine » des hommes normaux[30]. Cet intraduisible se rapporte en particulier aux expériences physiques, telles que la faim ou le sommeil[31]. Pour les témoins, d’abord, ces concepts ne relèvent pas de la catégorie des simples « besoins » corporels. Au camp, le « besoin » fusionne avec le « désir » car la nécessité de vivre y devient « l’exigence impersonnelle qui porte à elle seule l’avenir, et le sens, de toutes les valeurs » : le besoin est donc radical et sans satisfaction[32]. Pour les lecteurs, par contre, le besoin et le désir restent deux logiques distinctes, si bien qu’ils n’accordent pas le même « poids » aux lexèmes du besoin que les témoins. L’écart entre les deux logiques langagières provoque chez les témoins une réticence plus générale à l’endroit de la vision du monde des lecteurs. À leurs yeux, les locuteurs de la « langue vaine » se trompent aussi sur la véritable finalité de la vie. Par exemple, si les non-déportés associent le salut de l’homme au dévouement religieux, voire au martyre, bon nombre de témoins prennent leurs distances par rapport à de telles conceptions spirituelles de la souffrance. Antelme, pour sa part, y substitue un attachement terrestre, où la « libération de l’humanité dans son ensemble[33]  » dépend de la solidarité de chacun dans le besoin et le désir de vivre. Dans le fragment ci-dessous, en l’occurrence, il oppose son interprétation du concept de « saint » à celle soutenue par les croyants[34]. Au moyen d’échos ironiques, signalés par une formule méta-énonciative (« Jacques est ce que dans la religion on appelle un saint ») ou par la typographie (« pour-ce-qu’il-a souffert[35]  »), il marque une distance entre son idiolecte et celui du monde commun. Ainsi, il défend l’expérience des camps contre la « récupération » par un idiolecte extérieur. En somme, les différences idiolectales remontent de nouveau à des divergences idéologiques. Les stratégies discursives de marquage servent à mettre en relief ces oppositions, afin de mieux préserver la vision spécifique des témoins sur les événements vécus :

Jacques, qui est arrêté depuis 1940 et dont le corps se pourrit de furoncles, et qui n’a jamais dit et ne dira jamais « j’en ai mare », et qui sait que s’il ne se démerde pas pour manger un peu plus, il va mourir avant la fin et qui marche déjà comme un fantôme d’os et qui effraie même les copains (parce qu’ils voient l’image de ce qu’on sera bientôt) et qui n’a jamais voulu et ne voudra jamais faire le moindre trafic avec un kapo pour bouffer, et que les kapos et les toubibs haïront de plus en plus parce qu’il est de plus en plus maigre et que son sang pourrit, Jacques est ce que dans la religion on appelle un saint. Personne n’avait jamais pensé, chez lui, qu’il pouvait être un saint. Ce n’est pas un saint qu’on attend, c’est Jacques, le fils et le fiancé. Ils sont innocents. S’il revient, ils auront du respect pour lui, pour-ce-qu’il-a-souffert, pour ce que tous ont souffert. Ils vont essayer de le récupérer, d’en faire un mari[36].

Parallèlement, Antelme excuse les « innocents » : « Ils ne peuvent pas savoir[37]  ». Il confirme par là que le « savoir » ou l’ « ignorance » d’une culture dépendent des expériences vécues. Ce point de vue a son importance pour la communication, car il dénote, en bonne logique, le caractère historique de tout idiolecte, et dès lors de toute « traduction ». Malgré les écarts entre le vécu de deux « cultures » différentes, une communauté (partielle) d’expérience n’est pas exclue a priori. Ainsi, Jorge Semprun affirme avoir retrouvé l’odeur des fours crématoires plus de cinquante ans après la libération des camps, au ground zero à New York, après l’attentat du 11 septembre 2001. « Les Américains ne savent pas que c’était l’odeur des fours », précisera Semprun dans un séminaire[38]. L’exemple atteste cependant que rien n’empêche d’éventuelles brèches dans la langue « vaine » susceptibles d’accueillir les expériences du besoin radical. L’idiolecte se définit par rapport à un contexte en mouvement, de sorte que la distinction entre « traduisible » et « intraduisible » n’est jamais donnée une fois pour toutes.

La mise en récit testimoniale

La revendication de sa propre langue par le témoin correspond bien à la double mission du témoignage, la réaffirmation du « je » et la défense de la mémoire. Il va de soi cependant que la réalisation des deux objectifs testimoniaux ne s’accomplit pas uniquement sur le plan de l’idiolecte. Une autre composante majeure intervient, qui est celle de la mise en récit. D’abord, la narrativisation de l’expérience contient une recherche d’ordre et de sens, selon Philippe Lejeune, le principe de base de la quête autobiographique[39]. Elle contribue ainsi à la recomposition du « je », même si, à cause du caractère absolu de la destruction, il s’agit souvent d’une quête sans résolution totale ou définitive[40]. Pour ce qui est de la transmission, ensuite, le récit a précisément été considéré comme un moyen d’améliorer la communication entre témoin et public. Tant les chercheurs — comme Roger Chemain et Michèle Rosellini[41]  — que les témoins — Jorge Semprun, par exemple — ont affirmé que le récit constitue, parfois grâce à des stratégies littéraires, une possibilité de rendre l’expérience « inimaginable » des camps imaginable pour le lecteur. La narration est donc supposée traduire l’intraduisible et transcender les différences idiolectales :

Mais ils ne peuvent pas comprendre. Ils ont saisi le sens des mots, probablement. Fumée : on sait ce que c’est, on croit savoir. Dans toutes les mémoires d’homme, il y a des cheminées qui fument. Rurales à l’occasion, domestiques : fumées des lieux-lares.

Cette fumée-ci, pourtant, ils ne savent pas. Et ils ne sauront jamais vraiment. Ni ceux-ci, ce jour-là. Ni tous les autres, depuis. Ils ne sauront jamais, ils ne peuvent pas imaginer, quelles que soient leurs bonnes intentions.

Fumée toujours présente, en panaches ou volutes, sur la cheminée trapue du crématoire de Buchenwald […]

Il faudrait leur raconter la fumée : dense parfois, d’un noir de suie dans le ciel variable. Ou bien légère et grise, presque vaporeuse, voguant au gré des vents sur les vivants rassemblées [sic], comme un présage, un au revoir.

Fumée pour un linceul aussi vaste que le ciel, dernière trace du passage, corps et âmes, des copains.

Il y faudrait des heures, des saisons entières, l’éternité du récit, pour à peu près en rendre compte[42].

Seule « l’éternité du récit » pourrait représenter une fumée « autre » que celle dont les interlocuteurs ont l’habitude : tout comme la « traduction » entre idiolectes, la « traduction » par le récit est susceptible de contribuer à une bonne compréhension de l’expérience, ainsi que de provoquer une aliénation à l’égard de ce qui est considéré comme « commun » ou « propre ». Seulement, sur le plan du récit, ces deux effets de la « traduction » ne sont pas toujours considérés comme compatibles par la critique. À en croire certains chercheurs, les récits concentrationnaires se diviseraient en deux catégories presque antithétiques, l’une centrée sur la compréhension du lectorat et l’autre sur sa mise à distance.

Dans la première catégorie se rangeraient les récits orientés vers le monde commun et l’implication du lecteur. D’où le recours soit à une écriture romanesque, soit à une écriture qui vise à situer l’expérience racontée dans un contexte ou une problématique plus vaste[43]. Pour certains critiques, en revanche, cette option contient le risque de trahir le caractère « intraduisible » des camps au profit d’une assimilation trop facile, voire d’une domestication non légitime. Ainsi, certains rescapés, tels Primo Levi, Robert Antelme ou Piotr Rawicz, sont accusés de « noyer » la spécificité historique des camps dans un récit sur la condition humaine en général, apparemment plus digeste[44].

Le deuxième groupe entendrait résister à la domestication ou à la « naturalisation » de l’expérience : son écriture est souvent « autocritique » et il est associé à des stratégies d’aliénation, qui consistent à dérouter les attentes du lecteur, de manière à « répéter » l’expérience d’aliénation vécue par le déporté[45]. À ce propos, certains critiques font état d’une véritable « violence » cognitive infligée au lecteur[46]. De plus en plus, la deuxième option est considérée comme « politiquement correcte », parce qu’elle respecte le caractère radicalement différent du monde des camps. Elle devient donc synonyme de la transmission « authentique ». Cependant, le témoin y étant pris dans un jeu simultané de dénonciation et de répétition de l’agression, plusieurs critiques ont accusé le « flou » éthique entourant cette écriture[47]. Les tenants de la deuxième option oublient d’ailleurs que l’exigence d’une écriture de part en part « aliénante » peut mener à un nouveau conventionnalisme de la représentation, tout autant que la première option, orientée vers les attentes du lectorat[48].

Pareil dualisme, infructueux, se retrouve également dans l’étude de la traduction proprement dite. Gillian Lane-Mercier a tenté de le dépasser en affirmant que la traduction est par définition une question d’identité et de différence. Au lieu d’un discours normatif braqué sur « l’authenticité » ou « l’équivalence », elle propose une approche descriptive et historique des objectifs spécifiques du traducteur et de ses stratégies[49]. La mise en perspective éthique dépend alors des démarches effectuées pour avouer, dissimuler ou démentir les motivations du traducteur. Les propos de Lane-Mercier peuvent être appliqués au témoignage : à l’instar de l’idiolecte testimonial, le récit constitue un cheminement tactique. Suivant ses dispositions, le témoin sera capable tantôt d’apporter au public une nouvelle compréhension de « l’autre », tantôt de susciter des « Wehen des eigenen ». De cette manière, le témoin peut revendiquer sa singularité, tout en saisissant « l’éternité » pour traduire « à peu près » l’intraduisible.

Conclusion

Comme l’ont montré nos analyses, le discours testimonial manifeste une ambiguïté fondamentale à l’endroit de l’idiolecte et de la vision du monde caractéristiques respectivement du monde des camps et de celui des lecteurs. Il s’est avéré que cette ambiguïté a partie liée avec les objectifs spécifiques du témoignage. La quête identitaire des rescapés, première fonction testimoniale, donne notamment lieu à une tension entre la représentation de l’expérience et sa mise à distance. Tant les aspects langagier que narratif s’inscrivent dans cette double dynamique. L’idiolecte des camps suscite une attitude de résistance fondée sur un rejet idéologique ; le récit est marqué par une quête de sens, opposée au non-sens de l’univers concentrationnaire.

En ce qui concerne le deuxième objectif du témoignage, c’est-à-dire la restitution et la transmission de la mémoire des camps, les témoins hésitent également entre deux pôles : d’une part, faciliter la compréhension du récit ; de l’autre, empêcher une compréhension trop facile. La compréhension peut être favorisée par des techniques d’assimilation linguistique ou par l’association du récit à des éléments ou valeurs transhistoriques. La résistance à la récupération de l’expérience par des étrangers est au contraire liée à une mise en question de la langue ou de la vision du monde du lectorat. Or, comme nous avons pu le constater dans l’oeuvre de Robert Antelme ou de Jorge Semprun, plutôt que d’occuper l’un ou l’autre pôle, les témoins engagent des négociations délicates entre les différentes options du discours testimonial, équilibrant leurs projets de réparation et de transmission avec les rapports de résistance que ces deux objectifs requièrent.