La pratique de l’essai littéraire a suscité dans les dernières décennies une variété de propositions théoriques et d’avenues de lecture, lesquelles tentent ainsi de baliser un corpus important mais fuyant. Devant le malaise causé par la saisie du genre de l’essai, plusieurs ont proposé des définitions, des typologies et des paramètres permettant de mieux le comprendre et d’envisager quelle voie Michel de Montaigne a pu ouvrir avec ses Essais. Cette voie, incidemment, n’est pas aussi définie que ne nous le laisserait croire l’idée d’une tradition issue d’un modèle unique. On retrouve en effet une variété étonnante d’ouvrages sous l’étiquette d’essai (qui a désigné des corpus bien différents selon les époques) — c’est d’ailleurs l’une des interrogations à laquelle se butent tous ceux qui tentent de cerner la pratique, même s’ils se limitent à une époque spécifique. À cette hétérogénéité des oeuvres s’ajoute l’hétérogénéité même du texte essayistique, deuxième observation consensuelle sur l’essai. Outre l’appartenance à des types discursifs distincts (argumentatif, narratif, descriptif, lyrique, etc.), il faut ajouter l’ambiguïté créée par certaines postures énonciatives: l’indétermination entre un discours objectif (un discours de véridiction) et un propos subjectif, ancré dans une expérience singulière; le conflit entre un «je» référentiel et le «je» d’un personnage fictionnel; l’appartenance obscure de la prose, émanant d’un narrateur, d’un poète ou d’un philosophe… Cette imprécision, résolue par un constat d’hybridité, conduit souvent les chercheurs à évaluer l’essai à l’aune d’une hypothétique pureté discursive: à défaut de pouvoir l’associer à un type précis de discours, ils l’entrevoient comme fondamentalement hétérogène, sinon impur. Ne sachant trop à quelle enseigne loge l’essai, le lecteur le perçoit en fonction de son indétermination. C’est sous le paradigme de la complexité et du déplacement que nous proposons ici de revenir à la question de la poétique de l’essai. Plutôt que de nous cantonner dans une définition négative, nous souhaitons évaluer cette pratique complexe selon les mouvements qui caractérisent son évolution, en particulier au XXe siècle, en France et au Québec. Pour prendre acte des hésitations tant lecturales que génériques qui marquent l’appréhension de l’essai, nous recourons à la notion de dérive, qui nous apparaît une voie stimulante pour actualiser et systématiser des propositions théoriques existantes et encadrer de nouvelles voies d’analyse de la poétique essayistique. Cette métaphore peut en effet faire écho à divers aspects de la pratique de l’essai. Pouvant rappeler sa mise à distance par rapport à d’autres pratiques génériques, la dérive décrit la façon dont se constitue l’idée de l’essai: par exemple, saisir le genre par une définition a contrario (l’essai portant sur la science n’étant pas de la vulgarisation scientifique, comme l’illustre Jean-François Chassay). C’est plus largement dans une réflexion sur les mouvements génériques internes que se situent la majorité des articles. Si l’essaimage de l’essai vers d’autres pratiques s’observe parfois (pensons à l’essai-roman chez Marcel Proust, tel qu’évoqué par Jérôme Roger), l’idée de contamination générique est néanmoins plus présente, l’essai étant le point de chute d’une dérive extérieure à lui-même. Ainsi la causerie chez Erik Satie accueille-t-elle des modèles qui lui sont a priori étrangers, comme la lettre et l’écriture musicale (David Christoffel), de même que la méthode de la littérature est convoquée pour examiner les enjeux sociologiques d’une génération (Thomas Vauterin). Le texte essayistique devient parfois le point de rencontre de différents genres ou de traits qui ne lui sont pas propres: la fusion de l’argumentatif et du subjectif (Pascal Riendeau) ou encore l’intégration des paradigmes spatial et temporel, sous la forme du lieu et du récit (René Audet). La dérive décrit par ailleurs la dynamique souterraine de l’essai, où l’on peut considérer les mouvements propres au …
Parties annexes
Références
- Genette, Gérard, Fiction et diction, Paris, Éditions du Seuil (Poétique), 1991.
- Langlet, Irène, «Le recueil comme condition, ou déclaration, de littérarité: Paul Valéry et Robert Musil», Études littéraires, vol. XXX, n° 2 (hiver 1998), p. 23-35.
- Larroux, Guy, «L’essai aujourd’hui», dans Pierre Glaudes (dir.), L’essai: métamorphoses d’un genre, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2002, p. 459-472.
- Macé, Marielle, «Le nom du genre. Quelques usages de l’essai», Poétique, n° 132 (2002), p. 401-414.