Résumés
Résumé
Envisagées jusqu’ici comme discours sur la dualité de l’horizon d’attente en 1830 (roman de moeurs vs roman frénétique), ou comme digressions d’auteur dans le style de Jacques le fataliste, les suppressions que fit George Sand dans l’édition originale d’Indiana (1832) pour une réédition du roman en 1833 (éd. Gosselin) résolvent a priori un paradoxe que cherche à repousser le travail de réécriture : l’ambivalence générique de tout roman sur le Réel, où la mimesis vise à gommer la fabula. Ni l’édition Gosselin d’Indiana ni les rééditions ultérieures ne font par contre l’économie d’autres discours surcodés où les topoi et les clichés romanesques trahissent la fictionnalité du roman, fragilisant ipso facto l’illusion référentielle mise en oeuvre dans le récit.
Abstract
Seen until now as a reflexive discourse on the duality of literary expectations in 1830 (novel of manners vsroman frénétique), or as an author’s digressions in the style of Jacques le fataliste, the passages present in the original edition of Indiana (1832), but eliminated from the subsequent edition (Gosselin, 1833), were apparently written out of the text in order to resolve a paradox : the generic ambivalence of all the novels on Reality, in which mimesis seeks to obliterate fabula. However, neither the Gosselin edition of Indiana nor later editions delete any of the other excessively coded discourses in which novelistic topoï and clichés betray the fictionality of the novel and, by the same gesture, weaken the illusion of referentiality fashioned in the story.
Corps de l’article
De tous les romans de George Sand, Indiana demeure, depuis sa parution en 1832, non seulement l’un des plus étudiés, mais aussi l’un de ceux qui, sous maints aspects, fait l’objet des interprétations les plus variées. Son organisation textuelle (quatre parties, suivies d’une conclusion où le narrateur, après avoir raconté les déboires d’Indiana et de son cousin Ralph en société, évoque leur isolement heureux sur l’île de leur enfance) reste néanmoins la principale modalité que reconstruisent — ou déconstruisent — la majeure partie des études existantes. Si les tout premiers commentateurs jugent les quatre parties, nonobstant quelques épisodes, conformes à la réalité historique (l’époque du ministère Martignac, sous la Restauration), mais taxent la conclusion idyllique d’invraisemblance[1], la critique actuelle tend au contraire à permuter les valeurs critiques dans la dichotomie traditionnelle parties réalistes recevables / conclusion idyllique irrecevable. Suivant cette approche, la conclusion et, par extension, le dernier chapitre de la quatrième partie, où Ralph sort de son mutisme pour déclarer son amour à Indiana, métaphorisent l’émergence de la véritable écriture sandienne, par essence idéaliste[2], au terme d’un parcours génésique aux prises avec un intertexte balzacien (les parties réalistes)[3]. Pourtant, l’idylle conclusive du roman ne laisse pas de soulever des enjeux qui problématisent son exemplarité apparente en regard des parties précédentes : en particulier, les rapports de Ralph avec sa nouvelle épouse, qui, de rebelle à la tyrannie masculine représentée par le colonel Delmare, son premier mari, et à l’objet de son premier amour, Raymon, devient silencieuse et passive en présence de son nouvel époux. Sur ce point, deux interprétations s’affrontent : une explication justificative, mais contestée[4], qui rattache le silence d’Indiana à une sémiotique du désir féminin en opposition avec la symbolique patriarcale du logos[5] ; et une relecture critique qui, à l’inverse, met au jour la prégnance des schèmes paternalistes dans la relation Ralph-Indiana[6].
À ce stade-ci du débat, il importe de réévaluer le découpage du texte en deux phases distinctes — le pastiche de Balzac, d’une part, la conclusion de Sand, de l’autre. S’il s’avère commode à des fins taxinomiques, il ne rend pas compte d’une ambivalence textuelle qui caractérise, non seulement la fin du roman, moins idéaliste qu’elle ne le paraît, mais aussi ses parties en apparence balzaciennes. Certes, la Correspondance[7], la préface de l’édition originale[8] (1832) et, à plus grande échelle, les modifications faites par George Sand au texte primitif[9] pour une réédition en 1833 (édition Gosselin)[10] témoignent d’une démarche scripturale qui, dans un contexte où l’institution critique reconnaît au genre romanesque, jusque-là jugé frivole, la capacité d’exprimer sérieusement la réalité sociale[11], met en oeuvre une stratégie de légitimisation générique : délester le roman de ce qui le définit comme fiction, ou jeu — gratuity — de l’imagination (fictionnalité), pour mieux le conformer au réel à des fins mimétiques (illusion référentielle). Comparée au texte primitif, la version de 1833 (édition Gosselin) fait l’économie de digressions qui, dans l’édition originale, instruisent le procès de l’illusion référentielle, à l’instar du métadiscours diderotien (ceci est un conte / ceci n’est pas un conte)[12] ou sternien (Vie et opinions de Tristram Shandy)[13]. À cet effet, la plupart d’entre elles épiloguent sur le personnel du roman (l’intendant Lelièvre, Raymon, Noun, soeur de lait d’Indiana, le colonel Delmare) au point de constituer une poétique du personnage vraisemblable au bénéfice des lecteurs. Un exemple de captatio benevolentiae, parmi d’autres :
Entendez-vous ? Raymon offrit sa miséricorde à Indiana, et elle se trouva heureuse de l’accepter. Avis à vous, cerveaux faibles, esprits étroits, qui perdez courage après un revers […]. Raymon est le modèle des héros de roman ; c’est en vain que la justice céleste poursuit un tel homme […]. C’est qu’il sait vivre, c’est que pour lui la vie est une science exacte ; c’est qu’il a analysé, étudié, résumé l’art d’être heureux […]. Aussi c’est l’homme de la société actuelle […][14].
En vertu d’un rapport analogique entre roman et Histoire, le narrateur déplie ici l’ambivalence textuelle de Raymon, prototype romanesque (« Raymon est le modèle des héros de roman […] ») qui, de par ses traits typiques mêmes, s’avère représentatif d’un monde contemporain (« Aussi c’est l’homme de la société actuelle […] »). Dès lors s’offre à la lecture un double « effet-Raymon » : « effet-personnage[15] » et « effet-personne[16] » à la fois, marquant la fictionnalité intrinsèque du roman au lieu de l’occulter à des fins mimétiques.
Dans l’édition Gosselin d’Indiana, l’absence du métadiscours originel contribue au contraire à la mimésis, mais dans une certaine mesure seulement. Sous cet angle, la disparition des digressions sur le personnel romanesque s’avère, dans quelques cas, fonctionnelle. Par exemple, le retranchement du passage suivant :
Il est de mode pour le moment de vous peindre un héros de roman tellement idéal […] qu’il ne fasse que bâiller là où les autres s’amusent […]. Ces héros-là vous ennuient, j’en suis sûr, parce qu’ils ne vous ressemblent pas […]. Je vous place le mien terre à terre et vivant de la même vie que vous[17],
qui, dans la version originale, dévoile le paradoxe de l’illusion référentielle (ceci est un personnage de fiction / ceci n’est pas un personnage de fiction), maximalise celle du chapitre précédent, où le récit cumule les effets mimétiques : inscription d’un personnage, Mme de Ramière, mère de Raymon, dans la socialité historique (« C’était une de ces femmes qui[18] ont traversé des époques si différentes […][19] ») ; annexion polyphonique du discours social (« — M. de Ramière, si je ne me trompe, dit une jolie femme à sa voisine. — C’est une comète qui paraît à intervalles inégaux, répondit celle-ci[20] »), etc. Tous les effets-personnes créés ici concourent à un « effet de vie[21] » qui, en l’absence d’intrusions métafictionnelles dans le récit, oblitère la fictionnalité du roman au profit de son illusion référentielle. Dès lors, le récit, non seulement remplit le pacte auctorial de vraisemblance (préface de 1832), mais aussi travaille à élever la forme romanesque, jusqu’alors discréditée, au rang de document social à l’usage des lecteurs. À cet effet, la coupure de la digression par laquelle s’ouvre la deuxième partie du roman dans l’édition originale s’avère déterminante. Après avoir raconté les circonstances où Indiana découvre le corps noyé de Noun, et ce, avec une économie de pathos (première partie, chapitre VIII), le narrateur interrompt son récit pour ouvrir une parenthèse qui, certes, vise à déjouer l’horizon d’attente prêté au lecteur virtuel (« S’il y a eu par hasard drame ou roman dans les faits que je viens de vous rapporter, c’est bien malgré moi, car avec vous je ne vise point à l’effet[22] »), mais lui offre par prétérition ce qu’il lui refuse[23] : le topos du cadavre découvert déployé dans le roman frénétique de l’époque.
Je pourrais, pour peu que je fusse à la hauteur de mon siècle, exploiter avec fruit la catastrophe qui se trouve si agréablement sous ma main, vous faire assister aux funérailles, vous exposer le cadavre d’une femme noyée, avec ses taches livides, ses lèvres bleues, et tous ces menus détails de l’horrible et du dégoûtant qui sont en possession de vous récréer par le temps qui court. Mais chacun sa manière, et moi je conçois la terreur autrement[24].
Ici comme ailleurs[25], les dénégations narratoriales écartent moins le récit du romanesque qu’elles ne l’y annexent. Aussi, leur absence dans les rééditions du roman contribue-t-elle à renforcer l’illusion référentielle du récit.
Néanmoins, d’autres passages du roman qui, d’une édition à l’autre, subsistent, ne vont pas sans contrebalancer la suppression des digressions narratoriales, comme en témoigne, par exemple, la présentation de l’intendant Lelièvre, dans le chapitre liminaire du roman. Même débarrassée de la parenthèse originelle, où l’instance narrative sursignifie la fictionnalité du personnage comme topos et emploi (« […] le compagnon de gloire, ou, si vous l’aimez mieux, l’éternel grognard dont tout personnage militaire est désormais flanqué dans les romans et sur les théâtres […][26] »), la mention conservée dans toutes les éditions présente une valeur métafictionnelle (« En ce moment, un quatrième personnage entra : c’était le factotum de la maison, ancien sergent du régiment de M. Delmare[27] »).
Le colonel Delmare fait aussi l’objet d’un récit qui, dans chaque édition, surmordalise la dualité effet-personnage / effet-personne au détriment de la mimésis. Son portrait en honnête homme, tel que le brosse ironiquement le narrateur (deuxième partie, chapitre X), ressortit à une narration qui, dans l’édition originale, sursignifie autant sa fictionnalité (« […] j’aime mieux, puisque je suis en train de vous révéler les traits des personnages de cette histoire, vous esquisser vite ceux du colonel[28] ») que ses techniques d’illusion référentielle (« Peintre fidèle, mais sans génie, je ne sais rien poétiser, et loin de m’éprendre de mon modèle, je le reflète sur la toile avec toutes ses taches, toutes ses incorrections de nature[29] »). Les éditions ultérieures font quant à elles l’économie de la digression (« Peintre fidèle, mais sans génie […] »), mais gardent toutes le métadiscours liminaire (« […] j’aime mieux […] »).
Les interventions métafictionnelles du narrateur contenues dans toutes les éditions du roman se limiteraient à des détails résiduels si, dans l’ensemble, le récit ne fragilisait autrement l’illusion référentielle qu’il vise. Dès l’incipit, le récit suit d’abord une finalité mimétique pour en dévier par la suite. En effet, les portraits successifs du colonel Delmare, d’Indiana et de Ralph constituent autant d’effets-personnes, nonobstant l’appellation « personnage[s][30] » employée par le narrateur ; ils cumulent des traits caractéristiques qui confèrent aux personnages une vraisemblance, comme en témoigne, par exemple, la description du colonel Delmare :
Ce personnage, beaucoup plus âgé que les deux autres [âge], était le maître de la maison, […] vieille bravoure en demi-solde [statut], homme jadis beau, maintenant épais, au front chauve, à la moustache grise [physique], à l’oeil terrible [physionomie] ; excellent maître devant qui tout tremblait […] [conduite][31].
Par contre, une description ultérieure produit à l’inverse des effets-personnages qui compromettent l’illusion référentielle du récit :
Il y avait peut-être le sujet d’un tableau à la Rembrandt dans cette scène d’intérieur à demi éclairée par la flamme du foyer. Des lueurs blanches et fugitives inondaient par intervalles l’appartement et les figures […]. À chaque tour de sa promenade, M. Delmare, en passant devant le feu, apparaissait comme une ombre et se perdait aussitôt dans les mystérieuses profondeurs du salon. […] On eût dit, à voir l’immobilité des deux personnages en relief devant le foyer, qu’ils craignaient de déranger l’immobilité de la scène ; fixes et pétrifiés comme les héros d’un conte de fées […][32].
Certes, la référence à Rembrandt travaille ici à décupler l’« effet de réel », au sens strict qu’en donne Barthes[33] : instruisant le procès de la représentation, selon les modalités de l’ut pictura poesis, l’écriture ne pose l’enjeu mimétique de la peinture figurative (« Il y avait peut-être le sujet d’un tableau à la Rembrandt […] ») que pour rivaliser de représentativité avec elle, sous une forme linguistique équivalente, sinon substitutive (« Des lueurs blanches et fugitives inondaient par intervalles l’appartement et les figures […] » ). Néanmoins, le récit ne peut objectiver le non représentable, en l’occurrence, ce qui se situe au-delà du visible (« […] M. Delmare […] apparaissait comme une ombre et se perdait aussitôt dans les mystérieuses profondeurs du salon ») : d’où un problème de lisibilité à maints niveaux, dont le rapport mimétique du roman au réel[34]. En revanche, il met en abyme sa fictionnalité intrinsèque : il inscrit les personnages dans un rapport analogique avec un topos qui sursignifie leurs effets-personnages au détriment de leur vraisemblance (« […] fixes et pétrifiés comme les héros d’un conte de fées […] »)[35]. Au reste, des descriptions ultérieures définissent aussi les personnages d’Indiana et de Ralph par des traits typiques qui les posent moins en effets-personnes qu’en topoï. Sous cet angle, la symétrie des portraits féminins, que la critique n’a pas manqué d’analyser comme un clivageidentitaire caractéristique du personnel sandien (Indiana, femme-esprit / Noun, femme-corps[36]), accuse le contraste entre l’effet-personnage d’Indiana et l’effet-personne de Noun — quoiqu’en apparence seulement, comme nous l’analyserons plus loin. À l’effet de vie relié à la sensualité de Noun dans sa liaison avec Raymon : « […] elle était belle comme une femme et non comme une fée ; elle appelait le plaisir et ne promettait pas la volupté[37] », s’oppose le topos de la sylphide romantique associé, non sans ironie toutefois, à Indiana : « En dansant, elle était si légère, qu’un souffle eût suffi pour l’enlever […]. — Dépêchez-vous, disait à un de ses amis un dandy romantique ; le coq va chanter, et déjà les pieds de votre danseuse ne touchent plus le parquet[38] ».
L’effet textuel de Ralph s’avère, quant à lui, plus ambivalent à la lecture. Maints commentateurs d’Indiana, dont Sainte-Beuve[39], ont jugé invraisemblable, sinon maladroite, l’évolution de Ralph qui, de personnage dévalué d’entrée de jeu par l’instance narrative (« Je vous fais grâce d’une foule d’autres lieux communs que débita le bon sir Ralph d’un ton monotone et lourd comme ses pensées[40] »), devient le héros du roman dès lors qu’il confie ses sentiments à Indiana (quatrième partie, chapitre XXX). En fait, la présentation de Ralph exemplifie on ne peut mieux le « code herméneutique », selon les modalités desquelles le discours réaliste, par essence « lisible », pose d’abord en énigme ce qu’il déchiffre par la suite[41]. Dans l’économie du récit, les marques d’attachement que Ralph témoigne à Indiana, et particulièrement celles que Raymon observe jalousement[42], constituent autant de signes indiciels qui anticipent la transparence textuelle de Ralph au terme de la quatrième partie. Dans sa finalité herméneutique, le récit s’articule en outre autour d’une dialectique surface / profondeur qui, sous son aspect métaphorique (la pierre vive[43]), recoupe de prime abord la division binaire du roman : les quatre parties, où Ralph garde « [son] masque immobile […], sa contenance pétrifiée […][44] » ; le dernier chapitre de la quatrième partie et la conclusion, où, seul avec Indiana sur l’île de leur enfance, il se révèle tel qu’en lui-même, sans le « masque de pierre[45] » qui le faisait passer pour un égoïste en société[46]. Pourtant, l’expression de cette « vérité romanesque », pour reprendre la terminologie girardienne[47], ne laisse pas de poser problème. D’une part, le récit de Ralph rapporté par le narrateur démasque moins une vérité existentielle qu’il ne trahit ses artifices narratifs. De par son intertexte romantique, qu’il met en abyme à l’instar du récit premier (cf. la lecture de Paul et Virginie à Indiana enfant[48] ; les gravures illustrant Paul et Virginie dans la chambre d’Indiana[49]), il redistribue des topoï et des clichés (« Déjà fermentaient dans mon sein des passions […] ; mes quinze ans ravageaient mon imagination […][50] », etc.) qui le définissent intrinsèquement comme montage de discours romanesques (voir Paul et Virginie, René), et non comme « parole singulière », pour appliquer la notion poétique de Laurent Jenny[51] à un cas de prose romanesque.
D’autre part, les récits respectifs du narrateur premier et de Ralph délimitent leur lisibilité sous l’angle de la mimésis. Autant le narrateur premier se refuse d’abord à rapporter les discours de Ralph qu’il juge étranges[52] et, par la suite, met en doute sa capacité de restituer son récit avec une éloquence égale à la sienne[53], autant le Ralph de la conclusion prévient le narrateur premier, devenu narrateur homodiégétique[54] et narrataire, qu’il ne lui racontera pas toutes les circonstances de son établissement sur l’île Bourbon en compagnie d’Indiana. « — Mon jeune ami, […] il est des souvenirs qu’on déflore en les racontant[55] ». Si elle vise à restreindre l’étendue des aveux, cette circonspection initiale ne gomme pas pour autant l’implicite. Comparé au précédent, où il évoque ses premiers désirs d’adolescent pour Indiana enfant (quatrième partie, chapitre XXX), le dernier récit de Ralph relance plutôt un jeu de connotations qui, en creux, posent Indiana en objet sexuel. Sur la métaphore florale (« […] il est des souvenirs qu’on déflore en les racontant ») se greffe en effet le topos — et cliché — de la fille-fleur déployé antérieurement : « Pour moi, Indiana, […] vous étiez la jeune plante que je cultivais, le bouton que j’étais impatient de voir fleurir[56] ». Ce que le récit de Ralph perd en lisibilité narrative (les mots couverts sur le premier rapport sexuel d’Indiana[57], en l’occurrence), il le gagne dès lors en connotativité métaphorique (la vierge déflorée), mais au prix de sa finalité mimétique : à défaut de déplier l’« énigme » sexuelle d’Indiana, selon un code herméneutique susceptible de créer un effet de vie, il réactive un topos et un cliché qui, certes, travaillent à produire du sens sur leur axe paradigmatique (voir « jeune plante », « bouton », « fleurir », « déflore »), mais à l’encontre de l’effet-personne (Indiana : enfant devenue femme).
Un autre paradigme à connotation sexuelle dévie également le roman de sa finalité mimétique : le corps ou l’esprit enfeu qui, suivant Bachelard, renvoie à l’humanité trouvant originellement un plaisir sexuel à frotter des matières inflammables[58]. S’il donne une figurabilité archétypale à la libido, ce paradigme ne peut équivaloir à une représentation objective de l’humain, ni à une explication scientifique de sa psychophysiologie. Aussi ne peut-il contribuer à un effet-personne s’il s’applique au personnage d’un roman. Dans Indiana, le « climat de feu[59] » sur l’île Bourbon, où naissent les deux personnages créoles du roman, s’inscrit dans un rapport de causalité avec leur état nerveux (Indiana) ou sexuel (Noun), de là le syllogisme on ne peut plus stéréotypé qui tient lieu d’axe herméneutique dans le portrait de Noun : fille née sous le soleil des tropiques / connotation sexuelle du feu _> maîtresse ardente. À cet égard, le récit évoquant le rapport sexuel de Raymon avec Noun, qu’il prend pour Indiana, et rapportant par la suite son remords d’avoir profané le lit d’Indiana, s’avère des plus effectifs : au topos stéréotypé de la Créole lascive renvoient, par métonymie, celui du punch allumé, emblème de l’orgie romantique (voir La peau de chagrin), et un comparant mythologique (la tunique inflammable offerte par Déjanire à Héraclès).
[…] ses grands yeux noirs lui jetaient une langueur brûlante, et cette ardeur du sang, cette volupté tout orientale qui sait triompher de tous les efforts de la volonté, de toutes les délicatesses de la pensée. […] Il rendit à Noun ses caresses délirantes. […] C’était Indiana qu’il voyait dans le nuage du punch que la main de Noun venait d’allumer […]. — Ô Indiana ! s’écria-t-il […]. N’ai-je pas ouvert au démon de la luxure l’entrée de ton alcôve ? […] et l’ardeur insensée qui consume les flancs de cette créole lascive ne viendra-t-elle pas, comme la robe de Déjanire, s’attacher aux tiens pour les ronger ?[60]
S’il rompt ici avec l’illusion référentielle, le texte reste en revanche, comme tout discours réaliste, perméable au discours social sur le réel, dont il redéploie les stéréotypes (« ardeur du sang », « volupté tout orientale », « créole lascive ») et les clichés[61] (« langueur brûlante », « caresses délirantes », « démon de la luxure »).
Dans ce croisement discursif entre déjà dit et dire littéraire, réside sans doute l’une des « vérités » — mais non la seule — de l’écriture sandienne, frayant ses axes de lisibilité moins dans une mimésis stricte que dans une discursivité propre à reconfigurer les représentations sociales et littéraires du réel : d’où l’interdiscursivité de son personnel romanesque, qui, à la lecture d’Indiana, en l’occurrence, produit moins des effets-personnes à des fins mimétiques que des effets discursifs (stéréotypes, topoï, clichés) où le texte manifeste son ambivalence — discours sur le réel et roman à la fois.
Parties annexes
Note biographique
Dominique Laporte
Professeur de français et de littéraire française à l’Université du Manitoba, Dominique Laporte a centré son mémoire de maîtrise, Un roman épistolaire méconnu, Jacques (1834). Étude sur l’art romanesque et la pensée de George Sand (Université Laval, 1995), et sa thèse de doctorat, George Sand et le roman. Une poétique de la réflexivité et de la théâtralisation (Université Laval, 1999), sur quelques propriétés formelles, thématiques et structurelles de l’écriture sandienne. Outre ses contributions aux études sandiennes et à des colloques internationaux, il a publié jusqu’ici des articles sur la littérature réaliste-naturaliste (Balzac, Zola) et le roman de la décadence (Mendès, Rachilde) dans Cahiers naturalistes, Excavatio et la collection « À la Recherche du XIXe siècle » (Centre d’études du XIXe siècle français Joseph Sablé). Il codirigera la publication des actes du colloque international L’altérité dans les littératures francophones, tenu à l’Université du Manitoba et au Collège Universitaire de Saint-Boniface en novembre 2003. Il prépare actuellement une édition critique de Malgrétout.
Notes
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[1]
Françoise van Rossum-Guyon, « Les enjeux d’Indiana 1. Métadiscours et réception critique », 1983, p. 1-35.
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[2]
Naomi Schor, George Sand and Idealism, 1993, p. 23-54.
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[3]
Isabelle Hoog Naginski, George Sand, 1991, p. 53-76 ; Nathalie Buchet Rogers, « Indiana et Ferragus. Fondements de l’autorité narrative et esthétique chez Balzac et Sand », 1999, p. 47-64.
-
[4]
Nathalie Buchet Rogers, « Indiana et Ferragus… », art. cit., p. 64, note 10.
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[5]
Nigel Harkness, « Writing Under the Sign of Difference. The Conclusion of Indiana », 1997, p. 115-128.
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[6]
Françoise Massardier-Kenney, Gender in the Fiction of George Sand, 2000, p. 15 et suivantes.
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[7]
« Il [le sujet de mon livre] est aussi simple, aussi naturel, aussi positif que vous le désiriez. Il n’est ni romantique, ni mosaïque, ni frénétique. C’est de la vie ordinaire, c’est de la vraisemblance bourgeoise », écrit George Sand à Émile Regnault, le 27 février 1832 (George Sand, Correspondance, 1966, vol. II, p. 46).
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[8]
« Si, dans le cours de sa tâche, il [l’écrivain] lui est arrivé d’exprimer des plaintes arrachées à ses personnages par le malaise social dont ils sont atteints […] ; qu’on s’en prenne à la société pour ses inégalités […] ! L’écrivain n’est qu’un miroir qui les reflète, une machine qui les décalque, et qui n’a rien à se faire pardonner si ses empreintes sont exactes, si son reflet est fidèle » (George Sand, Indiana, 1962, p. 6). Comme l’a déjà noté la critique sandienne, George Sand reprend ici l’idée stendhalienne d’un roman spéculaire : « […] un roman est un miroir qui se promène sur une grande route » (Stendhal, Le rouge et le noir, 1963, p. 357). Voir la préface de la première édition de La peau de chagrin (1831) : « […] l’écrivain doit être familiarisé avec tous les effets, toutes les natures. Il est obligé d’avoir en lui je ne sais quel miroir concentrique où, suivant sa fantaisie, l’univers vient se réfléchir […] » (Honoré de Balzac, La comédie humaine, 1979, vol. X, p. 51).
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[9]
Nous entendons par texte primitif la version originale d’Indiana, parue en 1832, et non l’avant-texte. Sur la genèse du roman, voir l’introduction de Pierre Salomon, dans George Sand, Indiana, op. cit.
-
[10]
Nous nous référons ici à l’édition critique de Pierre Salomon, qui donne les variantes de l’édition originale Roret et Dupuy (1832), de l’édition Gosselin (1833), de l’édition Perrotin des Oeuvres complètes (1842) et de l’édition Hetzel des Oeuvres illustrées (1853).
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[11]
Marguerite Iknayan, The Idea of the Novel in France, 1961, p. 52 et suivantes.
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[12]
Sur l’influence de Diderot dans la première version d’Indiana, voir Béatrice Didier, George Sand écrivain, 1998, p. 35-44. Pour une étude générale de la digression métafictionnelle au XIXe siècle, voir Daniel Sangsue, Le récit excentrique, 1987.
-
[13]
Avant de publier Indiana, George Sand avait écrit, entre autres, un texte inédit, Histoire du rêveur, où Sterne sert d’intertexte au discours métafictionnel (George Sand, Histoire du rêveur, 1983, p. 9-39).
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[14]
George Sand, Indiana, op. cit., p. 387-388.
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[15]
Vincent Jouve, L’effet personnage dans le roman, 1992. À noter que Philippe Hamon avait déjà posé ce concept : « […] cette notion de personnage […] est autant une reconstruction du lecteur qu’une construction du texte (l’effet-personnage n’est peut-être qu’un cas particulier de l’activité de la lecture). […] On peut prévoir qu’il faudra sans doute distinguer […] plusieurs niveaux d’analyse de ce qu’il faudrait peut-être appeler, pour éviter de trop substantifier une hypothétique « unité », « l’effet-personnage du texte » (plutôt que : « le personnage ») » (Philippe Hamon, « Pour un statut sémiologique du personnage », 1977, p. 118-120).
-
[16]
Vincent Jouve, L’effet personnage dans le roman, op. cit., p. 108 et suivantes.
-
[17]
George Sand, Indiana, op. cit., p. 371.
-
[18]
L’emploi dans Indiana du syntagme « un[e] de ces […] », dont la récurrence chez Balzac se pose en balzacisme (Éric Bordas, Balzac, discours et détours. Pour une stylistique de l’énonciation romanesque, 1997, p. 206), corroborerait-il la thèse du pastiche avancée originellement par le mentor de George Sand et premier lecteur d’Indiana, Gustave Planche (George Sand, Correspondance, op. cit., vol. II, p. 88, note 1), et défendue aujourd’hui par la critique sandienne ? D’après sa Correspondance, George Sand avait lu, entre autres, La peau de chagrin avant d’écrire Indiana (George Sand, Correspondance, op. cit., vol. I, p. 934). Comme le révèle le répertoire informatisé FRANTEXT, le syntagme « une de ces […] » apparaît dix fois dans La peau de chagrin, et « un de ces […] », seize fois. Faut-il en déduire que George Sand a sciemment pastiché ce balzacisme ? Le repérage de tous les balzacismes employés dans le roman confirmerait ou non l’hypothèse d’un pastiche systématique.
-
[19]
George Sand, Indiana, op. cit., p. 55.
-
[20]
Ibid., p. 56.
-
[21]
Vincent Jouve, L’effet personnage dans le roman, op. cit., p. 108 et suivantes.
-
[22]
George Sand, Indiana, op. cit., p. 376.
-
[23]
Nous nous référons ici à Béatrice Didier, George Sand écrivain. « Un grand fleuve d’Amérique », 1998, p. 39-40.
-
[24]
George Sand, Indiana, op. cit., p. 376.
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[25]
Voir ibid., p. 394-395, 397 et 401.
-
[26]
Ibid., p. 368.
-
[27]
Ibid., p. 31.
-
[28]
Ibid., p. 119.
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[29]
Ibid., p. 379.
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[30]
Ibid., p. 23, 28.
-
[31]
Ibid., p. 23-24.
-
[32]
Ibid., p. 27-28.
-
[33]
Roland Barthes, « L’effet de réel », 1982, p. 81-90.
-
[34]
Nous nous référons ici à Philippe Hamon, « Un discours contraint », 1982, p. 119-181.
-
[35]
S’il compare l’immobilité des personnages à la féerie, le récit ne verse pas pour autant dans le fantastique, selon la définition du genre (Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, 1970). Dans chaque cas, le discours du narrateur ou la pensée d’un personnage rapportée en style indirect finit par rationaliser ce qui est d’abord considéré comme surnaturel : Noun en « châtelaine du moyen âge » (George Sand, Indiana, op. cit., p. 51) ou en double spectral d’Indiana (ibid., p. 83 et suivantes) ; Indiana, « […] compar[ée] […] à une ravissante apparition évoquée par la magie […] » (ibid., p. 59), ou évoquée comme le double spectral de Noun (ibid., p. 181 et suivantes) ; l’aspect fantomatique de Ralph dans le bois (ibid., p. 176).
-
[36]
Sur la distinction entre femme-corps et femme-esprit chez George Sand, voir Kristina Wingård Vareille, Jacques.Socialité, sexualité et les impasses de l’histoire. L’évolution de la thématique sandienne d’Indiana (1832) à Mauprat (1837), 1987.
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[37]
George Sand, Indiana, op. cit., p. 83.
-
[38]
Ibid., p. 59.
-
[39]
« […] le sir Ralph qui démasque, après des années de silence, son amour pour Indiana épuisée, […] le sir Ralph dont la langue se délie, dont l’enveloppe se subtilise et s’illumine […], peut bien être le sir Ralph de notre connaissance […], de même que l’Indiana, de plus en plus fraîche et rajeunie, à mesure qu’on avance, peut bien être notre Indiana retournée parmi les anges ; mais à coup sûr ce ne sont pas les mêmes et identiques personnages humains, tels qu’on peut les rencontrer sur cette terre […] » (Sainte-Beuve, Les grands écrivains français, 1927, p. 49).
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[40]
George Sand, Indiana, op. cit., p. 34.
-
[41]
Roland Barthes, S / Z, 1970.
-
[42]
George Sand, Indiana, op. cit., p. 142-143.
-
[43]
Sur la métaphore de la pierre vive dans la poétique romantique, voir Jacques Rancière, La parole muette. Essai sur les contradictions de la littérature, 1998, p. 18 et suivantes.
-
[44]
George Sand, Indiana, op. cit., p. 172.
-
[45]
Ibid., p. 321.
-
[46]
Id. Voir Indiana à Raymon : « — […] il faut dire le mot : Ralph est égoïste » (ibid., p. 149).
-
[47]
René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, 1961.
-
[48]
George Sand, Indiana, op. cit., p. 324.
-
[49]
Ibid., p. 82.
-
[50]
Ibid., p. 323.
-
[51]
Laurent Jenny, La parole singulière, 1990.
-
[52]
George Sand, Indiana, op. cit., p. 319.
-
[53]
Ibid., p. 337.
-
[54]
Nous reprenons ici la terminologie de Gérard Genette, Figures III, 1972.
-
[55]
George Sand, Indiana, op. cit., p. 349.
-
[56]
Ibid., p. 323.
-
[57]
Ibid., p. 350-351.
-
[58]
Gaston Bachelard, La psychanalyse du feu, 1949.
-
[59]
George Sand, Indiana, op. cit., p. 63.
-
[60]
Ibid., p. 85-86 et 88-89.
-
[61]
Nous distinguons ici le cliché du stéréotype, suivant la définition de Ruth Amossy et d’Elisheva Rosen : « La particularité du cliché par rapport au stéréotype […] tient au fait qu’il est à l’origine effet de style. Il est métaphore, comparaison, hyperbole […] » (Ruth Amossy et Elisheva Rosen, Les discours du cliché, 1982, p. 10).
Références
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- — — —, S / Z, Paris, Éditions du Seuil (Points), 1970.
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- Vareille, Kristina Wingård, Jacques.Socialité, sexualité et les impasses de l’histoire. L’évolution de la thématique sandienne d’Indiana (1832) à Mauprat (1837), Uppsala, Acta Universitatis Upsaliensis, 1987.