Débat

[Sans titre][Notice]

  • Laurent Jenny

Je voudrais profiter de la discussion ouverte par Luc Bonenfant pour commencer par préciser le sens du titre de mon livre et plus particulièrement, dans ce titre, du mot « intériorité ». Le terme est équivoque puisqu’il renvoie à la fois à un certain nombre de « mythes de l’intériorité » propres à la période que j’étudie, et à une notion beaucoup plus vague de la vie mentale, notion communément reçue jusqu’à aujourd’hui dans le langage commun. Il ne s’agissait évidemment pas pour moi d’annoncer, à travers l’étude d’un demi-siècle d’avant-garde littéraire, une fin historique de tel ou tel aspect de la vie psychique ou spirituelle. Mon livre s’efforce de décrire les métamorphoses d’une représentation de l’intériorité au sein d’une idéologie de l’« expression » qui m’a semblé culminer en France avec l’émergence des avant-gardes, dans les années 1885-1935 et qui me paraît prendre fin à la Libération. Comme toute périodisation historique, celle-ci peut être discutée dans ses contours exacts (il serait par exemple aisé de montrer que l’idéologie esthétique de l’expression plonge ses racines dans le premier romantisme) et dans la cohérence qu’elle construit inévitablement en rassemblant une poussière d’idées et d’oeuvres disparates. Il va de soi que tout schème d’intelligibilité historique relève de la fiction heuristique. La seule question importante est celle de la pertinence relative du modèle : jusqu’à quel point peut-il rendre compte de la cohérence de l’apparemment divers ? Cela ne va pas sans présupposition simultanée de constances et de mutations au sein d’une permanence relative (le « principe d’écart » invoqué par Luc Bonenfant). En l’occurrence, ce qui fait la constance de l’époque esthétique circonscrite par La fin de l’intériorité, c’est l’idée esthétique d’« expression ». On peut se fier, sur un plan quasi philologique, à l’insistance du mot dans le discours critique, même si on doit aussitôt admettre qu’un même mot peut servir à désigner des idées sensiblement différentes. L’enquête contextuelle établit que la récurrence d’un mot ne recouvre pas toujours l’identité d’une notion et qu’inversement un changement de vocabulaire n’implique pas nécessairement une mutation conceptuelle. Dans le cas qui nous intéresse, la cohérence de l’idée d’expression, par-delà ses métamorphoses, tient à la présupposition que la parole s’inscrit dans un jeu de relations entre « intériorité » et « extériorité ». Ce qui se modifie d’avant-garde en avant-garde, c’est l’importance respective de l’intériorité et de l’extériorité, et l’imaginaire de leurs rapports et de leurs transformations. Comme ces rapports ne sont pas définis par une construction philosophique ou théorique rigoureuse, pour en juger, on doit en reconstituer la logique à partir de documents hétérogènes, tels que manifestes, discours critique, métaphores, implications formelles des oeuvres. Ceci étant posé, je peux essayer de répondre à une double objection de Luc Bonenfant. D’une part, il trouve un certain arbitraire à baliser le projet de « figuration de la pensée » d’une limite historique après la guerre, et d’autre part il y voit la marque d’une paradoxale linéarité dans la reconstruction historique que je tente. La première remarque de Luc Bonenfant appelle une réponse nuancée. Il me semble peu contestable qu’on assiste à la Libération à un changement de paradigme, sensible dans les nouvelles théories littéraires qui se mettent alors en place. Blanchot et Sartre, pour des raisons opposées, liquident ensemble la conception expressive de la littérature. Le nihilisme de Blanchot désincarne et désubjective toute pensée, réinterprétant même l’écriture automatique surréaliste comme la voix neutre et impersonnelle de l’oeuvre. Quant à Sartre, il prône une littérature de l’action et du projet ; plus globalement, à travers la notion d’intentionnalité, la phénoménologie triomphante installe la pensée d’emblée dans …

Parties annexes