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Je voudrais profiter de la discussion ouverte par Luc Bonenfant pour commencer par préciser le sens du titre de mon livre et plus particulièrement, dans ce titre, du mot « intériorité ». Le terme est équivoque puisqu’il renvoie à la fois à un certain nombre de « mythes de l’intériorité[1] » propres à la période que j’étudie, et à une notion beaucoup plus vague de la vie mentale, notion communément reçue jusqu’à aujourd’hui dans le langage commun. Il ne s’agissait évidemment pas pour moi d’annoncer, à travers l’étude d’un demi-siècle d’avant-garde littéraire, une fin historique de tel ou tel aspect de la vie psychique ou spirituelle. Mon livre s’efforce de décrire les métamorphoses d’une représentation de l’intériorité au sein d’une idéologie de l’« expression[2] » qui m’a semblé culminer en France avec l’émergence des avant-gardes, dans les années 1885-1935 et qui me paraît prendre fin à la Libération. Comme toute périodisation historique, celle-ci peut être discutée dans ses contours exacts (il serait par exemple aisé de montrer que l’idéologie esthétique de l’expression plonge ses racines dans le premier romantisme) et dans la cohérence qu’elle construit inévitablement en rassemblant une poussière d’idées et d’oeuvres disparates. Il va de soi que tout schème d’intelligibilité historique relève de la fiction heuristique. La seule question importante est celle de la pertinence relative du modèle : jusqu’à quel point peut-il rendre compte de la cohérence de l’apparemment divers ? Cela ne va pas sans présupposition simultanée de constances et de mutations au sein d’une permanence relative (le « principe d’écart » invoqué par Luc Bonenfant). En l’occurrence, ce qui fait la constance de l’époque esthétique circonscrite par La fin de l’intériorité, c’est l’idée esthétique d’« expression ». On peut se fier, sur un plan quasi philologique, à l’insistance du mot dans le discours critique, même si on doit aussitôt admettre qu’un même mot peut servir à désigner des idées sensiblement différentes. L’enquête contextuelle établit que la récurrence d’un mot ne recouvre pas toujours l’identité d’une notion et qu’inversement un changement de vocabulaire n’implique pas nécessairement une mutation conceptuelle. Dans le cas qui nous intéresse, la cohérence de l’idée d’expression, par-delà ses métamorphoses, tient à la présupposition que la parole s’inscrit dans un jeu de relations entre « intériorité » et « extériorité ». Ce qui se modifie d’avant-garde en avant-garde, c’est l’importance respective de l’intériorité et de l’extériorité, et l’imaginaire de leurs rapports et de leurs transformations. Comme ces rapports ne sont pas définis par une construction philosophique ou théorique rigoureuse, pour en juger, on doit en reconstituer la logique à partir de documents hétérogènes, tels que manifestes, discours critique, métaphores, implications formelles des oeuvres.
Ceci étant posé, je peux essayer de répondre à une double objection de Luc Bonenfant.
D’une part, il trouve un certain arbitraire à baliser le projet de « figuration de la pensée » d’une limite historique après la guerre, et d’autre part il y voit la marque d’une paradoxale linéarité dans la reconstruction historique que je tente.
La première remarque de Luc Bonenfant appelle une réponse nuancée. Il me semble peu contestable qu’on assiste à la Libération à un changement de paradigme, sensible dans les nouvelles théories littéraires qui se mettent alors en place. Blanchot et Sartre, pour des raisons opposées, liquident ensemble la conception expressive de la littérature. Le nihilisme de Blanchot désincarne et désubjective toute pensée, réinterprétant même l’écriture automatique surréaliste comme la voix neutre et impersonnelle de l’oeuvre. Quant à Sartre, il prône une littérature de l’action et du projet ; plus globalement, à travers la notion d’intentionnalité, la phénoménologie triomphante installe la pensée d’emblée dans un dehors qui ne laisse plus guère de place à un « mouvement expressif ». Certes, pour s’en tenir à l’insistance des mots, on pourrait objecter que la phénoménologie va pourtant relancer une « rage de l’expression » chez un poète comme Ponge. Mais le terme « expression » chez Ponge est vidé de toute référence à l’« intériorité ». Il désigne un mouvement de variation discursive qui trouve son ressort dans les tâtonnements de la perception. En outre, après-guerre, « l’expression de la pensée » n’est plus un projet d’« avant-garde ». Je veux dire par là qu’elle n’est plus présentée comme une tâche collective, soutenue par des manifestes et des oeuvres supposées les illustrer. Or c’est précisément ce jeu de tensions, dans l’avant-gardisme, entre idées, métaphores et formes, qui a fait l’objet particulier de mon enquête. Pour autant, cela ne signifie pas que toute oeuvre d’inspiration « expressive » ait disparu du champ littéraire. Tout d’abord parce qu’un certain nombre d’écrivains dont les années de formation sont contemporaines du surréalisme continuent d’écrire et parfois de déployer l’essentiel de leur oeuvre après la guerre. C’est par exemple le cas de Michaux qui, jusqu’à la fin du XXe siècle, mène une aventure solitaire amorcée avant-guerre. Il y a certes chez lui bien des préoccupations caractéristiques de l’âge de l’expression. Ainsi son attention à saisir presque sismographiquement des états psychiques. De ce point de vue, on trouverait une indiscutable continuité entre des textes comme les poèmes « Pensées » ou « Mouvements de l’être intérieur » publiés dans Plume dans les années 30 et des textes d’après-guerre comme « Paix dans les brisements » (1959) ou « Vers la complétude » (1973). Mais si Michaux échappe à l’avant-garde, c’est surtout qu’il élabore son oeuvre en dehors de toute idéologie littéraire. Son oeuvre est constamment empreinte d’un esprit expérimental qui la distingue du « volontarisme » avant-gardiste, toujours enchaîné à la justification et à la réalisation d’un projet ou d’une théorie préalables. Quant à la « résurgence du lyrisme », évoquée par Luc Bonenfant, je ne suis pas tout à fait sûr de savoir à quels écrits elle réfère, mais si lyrisme contemporain il y a, il me semble se déployer à l’écart de toute préoccupation avant-gardiste[3] et dans des termes bien éloignés de ceux de l’« expression de la pensée ». Qu’il adopte en outre la forme du « vers libre », cela a cessé de nos jours d’être un enjeu formel ou idéologique significatif, depuis que le vers libre est devenu une forme standard partagée , extensible à presque toute poésie, qu’elle se veuille lyrique ou anti-lyrique. Ceci posé, il est vrai qu’une tâche intéressante serait de situer les relations plus générales entre lyrisme et « expression ». Ces deux notions ne sont manifestement pas co-extensives. Il y a en effet eu une poésie lyrique bien avant l’« âge de l’expression », à la Renaissance par exemple. Rien n’interdit de penser qu’il puisse y avoir aujourd’hui un lyrisme d’après l’« âge de l’expression ». Resterait à définir ce qu’il est[4].
La seconde remarque de Luc Bonenfant consiste à suggérer qu’il y a quelque contradiction dans une démarche qui simultanément affirme les discrépances de la temporalité historique et donne une cohérence globale à un demi-siècle d’histoire littéraire au point de pouvoir en définir aussi strictement les limites. Je me demande cependant si le terme de « linéarité » employé par Luc Bonenfant convient bien au reproche qu’il entend m’adresser. Affirmer comme je le fais que l’après-guerre abandonne franchement la problématique de la « figuration de la pensée », n’est-ce pas plutôt plaider pour une conception discontinue de l’histoire littéraire, une histoire où l’on assiste à de brusques changements de paradigmes qui laissent définitivement en suspens des questions pourtant longuement débattues. Mais je vois bien que c’est autre chose que vise Luc Bonenfant : si chaque époque, comme je le plaide, est marquée par des contre-temps historiques (une forme peut « ne pas être de son temps » en ce qu’elle n’est pas reconnue dans ses virtualités, une idéologie littéraire peut à l’inverse être rétrograde en habillant de vêtements anciens des formes neuves), comment marquer la « fin » d’une époque ? comment caractériser l’unité d’un moment (tel que « symbolisme », « modernisme », etc.) ? J’ai essayé de montrer que l’unité de chaque phase esthétique que j’identifiais était tensionnelle et, au fond, assez semblable à un moment dialectique. Encore faudrait-il distinguer entre deux dialectiques, celle que revendiquent les avant-gardes elles-mêmes, et celle que je propose comme schème d’intelligibilité historique. Les avant-gardes s’inscrivent explicitement dans une logique de la négation du moment esthétique précédent et de son « dépassement » en vue d’un accomplissement final de l’art, mais, selon moi cette dialectique est essentiellement une dialectique d’idées et elle n’explique que les transformations de l’idéologie littéraire. Elle demeure le plus souvent souvent inopérante pour rendre compte de l’événementialité véritable de l’art. La dialectique que je propose — et qui n’a rien de marxiste mais s’inspire parodiquement de sa forme extérieure — joue des contradictions entre représentations (idéologie) et implications des formes découvertes ou inventées (le monologue intérieure, le vers libre, etc.). Les formes, auxquelles j’attribue volontiers une logique propre, c’est-à-dire un ensemble d’implications formelles et sémantiques incontournables, y tiendraient donc la place (mais non le rôle) d’« infrastructures », celle que le marxisme assigne aux rapports de production. Chaque moment esthétique serait caractérisé par le jeu de tensions (ou parfois d’accord, par exemple chez Mallarmé) entre idéologie et forme. Il serait donc caractérisable comme une cohérence complexe, voire contradictoire. Je m’empresse d’ajouter qu’il ne s’agit pourtant en rien d’une véritable dialectique, même si elle peut être motrice de certains changements. D’abord parce que, de mon point de vue, ne s’exerce aucun « dépassement » d’un moment à un autre, aucune réalisation de l’essence de l’art. Il peut certes y avoir des moments de plus grande lucidité théorique que d’autres, mais aucun n’est un progrès par rapport à un autre. Ensuite, parce que cette pseudo-dialectique qui caractérise les avant-gardes ne me paraît nullement un principe général d’explication pour rendre compte du mouvement en histoire littéraire. Le « mouvement » procède aussi de changements d’epistémè qui dépassent largement la sphère de l’art[5]. Dans la « dialectique » que je décris, je verrais plutôt une sorte de « grumeau » historique qui marque le demi-siècle auquel je me suis intéressé, puis s’exténue de lui-même. Ce qui en revanche demeure comme un principe général dans l’histoire littéraire et esthétique, c’est la virtualité de tensions entre idée explicite de l’art et significations implicites des formes. C’est là le défi et la chance de l’histoire littéraire.
Parties annexes
Notes
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[1]
Pour reprendre le titre du livre de Jacques Bouveresse, Paris, Éditions de minuit, 1976, auquel j’ai évidemment songé.
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[2]
Dans son livre, La parole muette, 1998, Jacques Rancière oppose « âge de l’expression » et « âge de la représentation ».
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[3]
Pour la simple raison que nous sommes sortis de l’ère des avant-gardes littéraires avec Tel Quel et le slogan de Denis Roche : « La poésie est inadmissible, d’ailleurs elle n’existe pas. » Bien sûr pour autant nous ne sommes sortis ni de la littérature, ni de la poésie.
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[4]
Luc Bonenfant suggère aussi qu’on pourrait revoir la périodisation trop stricte que je propose si l’on admet que la spatialisation du texte n’est pas une découverte de Mallarmé ou du modernisme mais remonte à Aloysius Bertrand et à sa conception du poème en prose. Je manque un peu de place pour lui répondre dans le détail. En bref, il me semble que la reconnaissance implicite de la spatialité poétique est bien antérieure (ainsi dès que Malherbe pose le principe de « rimes pour l’oeil ») on qu’on pourrait aussi bien invoquer un poème comme « Les Djinns » dans Les orientales de Victor Hugo. Il n’en reste pas moins que l’importance de Mallarmé pour moi est dans la conjonction entre spatialisation du texte et mise à plat des opérations de pensée. Il y a là un nouvel espace dont on ne trouve pas l’équivalent chez Bertrand. La fenêtre de Bertrand, est encore une fenêtre-tableau à travers laquelle on regarde (comme l’indique la métaphore de « l’optique » dans son poème liminaire en exergue), alors que chez Mallarmé c’est la vitre même qui fait l’objet du regard et où peuvent se contempler les formations de l’imaginaire et de la pensée.
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[5]
Dans une revue de La fin de l’intériorité (2002, p. 1117-1151), Gina Fisch et Oleg Gelikman ont identifié dans ma démarche, sur un mode assez critique, ce double principe de causalité : pseudo dialectique et changement sous-jacent de paradigme. Leur analyse m’a aidé à mieux reconnaître mes présupposés. Qu’ils en soient ici remerciés, tout comme Luc Bonenfant pour ses remarques et objections.
Références
- Bouveresse, Jacques, Le mythe de l’intériorité : expérience, signification et langage privé chez Wittgenstein, Paris, Éditions de minuit, 1976.
- Fisch, Gina et Oleg Gelikman, « Revue », MLN, vol. CXVII, no 5 (2002), p. 1117-1151.
- rancière, Jacques, La parole muette, Paris, Hachette, 1998.