Comment faire un récit de ce qui est inénarrable ou, comme le dit un personnage de Boris Diop, de ce qui « est au-dessus de mes forces » ? Comment parler lorsque « même les mots n’en peuvent plus », qu’ils « ne savent plus quoi dire » ? Autrement dit, « comment parler de ce devant quoi cesse toute possibilité de parler » (Sarah Kofman) ? Enfin, comment écrire, puisqu’on est dans l’impossibilité de ne pas le faire — par devoir de mémoire —, pour montrer que, malgré la nuit infinie de l’horreur qui nous hante encore, un jour nouveau est encore possible ? Tel est le défi que Boubacar Boris Diop a eu à relever en écrivant ce récit sur le génocide rwandais. Il l’a relevé en optant pour une stratégie narrative de déprise, de non-maîtrise, témoignant à la fois de son impuissance face à ce qui est arrivé et de son refus de laisser le langage, qui a perdu toute innocence, et plus spécifiquement la loi du récit, s’emparer de la situation la plus aporétique en étouffant les multiples interrogations (contradictoires) qui en émergent. Murambi est ainsi traversé par un questionnement constant sur la possibilité d’écrire un récit du génocide. Ce que Boris Diop attribue à Cornelius, un de ses personnages, semble traduire ses sentiments d’écrivain réfléchissant sur les choix esthétiques et éthiques à assumer après avoir séjourné deux mois au Rwanda pour recueillir des témoignages : À l’exemple des « ossements éparpillés sur le sol nu » de Murambe, Boubacar Boris Diop donne à lire un récit dépouillé et fragmentaire. En effet, Murambi. Le livre des ossements est une suite de récits de plusieurs personnages acteurs ou témoins du conflit qui a plongé le Rwanda dans la nuit. Il y a entre autres, Faustin Gasana, chef d’un groupe de miliciens qui prépare avec un calme foudroyant, ce qu’il appelle « le travail », c’est-à-dire le massacre des Tutsi. Faustin Gasana, dont le témoignage nous est livré de manière directe, est l’homme d’une seule conviction : l’impossibilité, pour les Rwandais, Hutu et Tutsi, de vivre ensemble. Ainsi déclare-t-il, avec son calme diabolique : Il y a aussi Jessica Kamanzi, une jeune femme qui a décidé d’« interrompre ses études à dix-huit ans pour rejoindre la guérilla ». Jessica, autrement dit, est membre du Front Patriotique Rwandais. Pendant le génocide, elle était un des agents de liaison de la guérilla à Kigali. Sa décision de rejoindre la guérilla est la réponse à la prise de conscience d’une urgence historique à laquelle, dit-elle, chaque jeune Rwandais est confronté : Un avenir digne, humain, pour le Rwandais, tel est le maître mot qui semble orienter toute l’action de Jessica Kamanzi et qui l’empêchera sans doute de sombrer dans les horreurs dont elle est témoin. « Il ne faut pas se laisser abattre », confie-t-elle à une autre jeune femme qui est au bord du précipice. Jessica est attentive aux signes d’espoir. C’est en effet elle qui donne le témoignage bouleversant de cette religieuse Hutu de Gisenyi, Félicité Niyitegeka, qui a choisi, au prix de sa vie, d’aider les Tutsi pourchassés par les assassins à passer la frontière du Zaïre. À son sujet, elle dit : « Je suis bouleversée. Des jours comme ceux que nous vivons enfantent aussi des êtres sublimes. » C’est sans doute cette force d’âme, cette générosité, qui lui permettront d’aider Cornelius Uwimana à assumer l’incroyable. En effet, Cornelius Uwimana, un personnage important du roman, revient au pays natal après plusieurs années d’exil. À son arrivée, il apprend le pire, ce à quoi il ne pouvait s’attendre …
Diop, Boubacar Boris, Murambi. Le livre des ossements, Paris, Stock, 2000.[Notice]
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Kasereka Kavwahirehi
Université d’Ottawa